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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 10:37

Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale (1890-1920)

Chapitre 13

Le « système colonial »

Grande a été ma surprise, lorsque sur internet, j’ai trouvé une grande abondance de contributions d’enseignants, relatives à la préparation du bac, dont l’intitulé détaillé comportait l’étude du système colonial.

            Il est possible en effet de se poser des questions, à la fois sur l’anachronisme  éventuel de cette expression, telle qu’elle est utilisée dans le domaine historique, et sur sa pertinence scientifique, c'est-à-dire sa congruence avec le domaine analysé, et pour toute la période de la colonisation..

Dans les années 1940, l’historien géographe Richard-Molard a effectivement utilisé l’expression, et quelques dizaines d’années plus tard, le grand lettré Ahmadou Hampâté Bâ, a fait également appel à la même expression pour décrire la situation coloniale qu’il avait connue dans le bassin du Niger, pendant la première moitié du vingtième siècle.

            Nous reviendrons plus loin sur leur analyse.

            Je ne crois pas me tromper en indiquant que la plupart des acteurs de la première phase de conquête et de colonisation n’ont sans doute jamais eu conscience de faire fonctionner un système colonial, dans l’acception que lui a donnée la théorie économique, ou même toute autre théorie de système, à la rigueur une des formes du système français centralisé.

            Il parait d’ailleurs difficile de reconnaître l’existence d’un système colonial, avant les années 1920.

           Quelques définitions

            Et pour que les choses soient claires, proposons quelques définitions !

            Pour qu’il y ait système, la théorie est à peu près d’accord pour dire qu’il faut la conjonction de trois facteurs :

            - une pensée, un esprit commun, par exemple la recherche du profit, dans le système capitaliste,

            - une forme commune, un ensemble cohérent d’éléments (sociaux, juridiques, institutionnels…) constituant une structure, ou un ensemble de structures, par exemple la liberté d’entreprendre liée à la propriété privée, également dans le système capitaliste,

            -  un ensemble de techniques, de procédés, tels que le machinisme promu également par le système capitaliste.

            Les économistes ont étudié les différents types d’organisations, centralisées ou non, et le système colonial, tel qu’il a fonctionné dans la première phase, est sans doute plus proche de la définition d’un type d’organisation administrative, beaucoup moins ambitieuse, car le fameux système, s’il a existé, était plein de contradictions.

      Dans son livre « Oui ! Mon Commandant ! », Ahmadou Hampâté Bâ distingue deux périodes dans la mise en place du « système », celle d’avant 1904, alors que les officiers administraient encore la plus grande partie du territoire, et celle d’après 1904, date d’une réelle prise en mains par l’administration coloniale, c'est-à-dire civile.

            Personnellement, je pense que la première grande rupture coloniale, qui a vu la naissance et l’installation d’un système colonial à la française, a été celle de la première guerre mondiale, celle que le même auteur décrit d’ailleurs, avec toutes ses conséquences, et à plusieurs reprises, dans ses livres.

      Un système économique ?

            Jusqu’en 1914, les choses ont commencé à changer dans la situation économique de l’Afrique occidentale, mais ce sont avant tout les demandes de la métropole, pour ne pas dire souvent ses exigences ou ses contraintes,  pour soutenir un effort de guerre colossal, qui commencèrent à faire bouger le pays en profondeur.      

        Peu de gens connaissent l’aide, spontanée ou « stimulée » par les administrateurs coloniaux,  que l’Afrique a apportée à la France en fournissant des dizaines de milliers de tirailleurs, mais on connaît encore moins le concours qu’elle lui a apporté en lui fournissant ses produits tropicaux.

            Jusque-là, les économies locales fonctionnaient à l’ancienne, la traite continuant comme avant, les entreprises françaises s’abstenant d’y investir et d’y transformer les produits tropicaux : les économies locales étaient restées celles de la traite et de la cueillette.

            Les économies locales de l’Afrique de l’Ouest restèrent à la périphérie de l’économie métropolitaine, une sorte d’exutoire de productions françaises en crise, notamment les textiles en déclin du vosgien Jules Ferry, celles qui avaient motivé en partie les nouvelles conquêtes de la Troisième République.

            Pourquoi ne pas souligner que, jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, la France est restée un pays à dominante agricole et protectionniste, et que pour les Français, mis à part le cas peut-être de l’Algérie, les colonies en tant que telles, évoquaient beaucoup plus le concept de nouvelle puissance de la France, et avant tout le rêve exotique, qu’un nouveau champ d’exploitation économique.

            Il convient également de rappeler que la métropole, par la voie de ses députés avait fixé en 1900 la ligne de conduite que les colonies devaient respecter, non à la subvention, oui à l’emprunt, à la condition qu’il soit autorisé par la loi

            Il est vrai que dans cette phase d’appropriation, il existait un certain mélange des genres, pour ne pas dire certain, entre l’administration coloniale et des intérêts économiques encore bien modestes.

            Les premiers Français de Côte d’Ivoire avaient en effet pris la mesure du potentiel économique de la colonie, riche en produits tropicaux de toute nature, bois, huile de palme, ou caoutchouc, et c’est sans doute ce qui a pu inciter les premiers blancs à embarquer la métropole dans la conquête de ce territoire.

       Un embryon de système financier et économique de type étatique

            C’est la création de la Fédération d’Afrique Occidentale Française, l’AOF, en 1895, composée de huit colonies, dirigée par un véritable proconsul, le Gouverneur Général, habilité à légiférer par décret, qui a constitué la base de départ d’un système colonial à la française.

            Le régime général institutionnel des colonies était resté celui de la constitution de 1875, c'est-à-dire un régime qui donnait aux gouverneurs les pleins pouvoirs de légiférer.

            Il n’était donc pas question de lois républicaines, et encore moins de République.

            La fédération, ainsi que chaque colonie, furent dotées d’un budget, donc d’un puissant moyen d’action, mais celui de la toute nouvelle fédération primait évidemment les autres.

            L’innovation de l’emprunt

            Cette innovation n’a l’air de rien, mais elle rendit possible, dès la première période, le financement de grands travaux par emprunt, de grands équipements, sans lesquels l’AOF n’aurait eu aucune chance de se développer.

            Comme Richard-Molard le souligna plus tard, l’Afrique occidentale souffrait jusque- là de son « trop plein de continentalité ».

            Cette innovation était d’autant plus capitale qu’aucun emprunt n’aurait été possible pour l’une ou l’autre de ces colonies, sans la garantie de l’ensemble, mais surtout sans la garantie de l’Etat français.

            Qui aurait souscrit à ces emprunts sans la garantie de la métropole ?

            Le système colonial administratif

            C’est l’élément le plus caractéristique du nouveau système, une pyramide hiérarchique descendant du gouverneur général, aux gouverneurs, aux commandants de cercle, officiers et administrateurs coloniaux, aux chefs de canton, et aux chefs de village.

            Richard-Molard notait :

            « Or la Constitution de 1875, rien moins que démocratique dans l’esprit de ses auteurs, est muette sur les colonies. L’AOF naîtra donc et vivra un demi-siècle sous le même régime des décrets ; son législateur est le Président de la République dont le représentant local, le gouverneur général reste, en théorie pendant toute la Troisième République, proconsul de l’Empire autoritaire, à la tête d’une hiérarchie de commandement toute militaire : le villageois doit obéir à son chef de village ; le chef de village au chef de canton, le chef de canton au chef de subdivision, le chef de subdivision au commandant de cercle, les commandants de cercle au gouverneur, le gouverneur au gouverneur général et celui-ci au ministre. Législatif, exécutif et judiciaire sont continuellement mêlés, souvent confondus. «  (p.150)

            Il y avait alors 118 cercles, composés de 2.200 cantons, et d’une myriade de villages, 50.000 environ, ce qui très concrètement, et en termes d’autorité, voulait dire qu’il revenait à un peu plus d’une centaine d’hommes, les commandants de cercle, d’assurer la paix civile sur le territoire immense de l’AOF.

             Autant dire, une tâche impossible, sans pouvoirs exceptionnels !

        Les solutions standard

            Les Français savent que, depuis Napoléon, leurs gouvernements ont toujours adoré la solution standard, mêmes hôtels de ville, mêmes lycées, mêmes casernes ! Tous les Français sur le même modèle, normalisés, même ceux, les nouveaux colonisés, les indigènes, auxquels on promettait d’accéder un jour à ce fameux standard !

            Dans son livre « Service africain », Delavignette écrivait :

            « On ne conçoit l’Administration, aux colonies comme dans la métropole, que si elle s’exerce d’un centre aux extrémités. C’est le caporalisme de Napoléon. » (p.85)

            Une organisation à la fois très centralisée et décentralisée, étant donné que dans la vie pratique, le bon fonctionnement du système supposait que les commandants de cercle, loin de « Dieu »,  dépositaires également de pouvoirs régaliens, jouent le jeu de cette centralisation, mais surtout, en aient réellement la possibilité.

            Concrètement, il ne pouvait en être ainsi, et contrairement à certaines opinions, l’administration coloniale, sur le terrain, fut beaucoup plus décentralisée qu’on ne l’a dit et écrit, ne serait-ce qu’en raison d’une doctrine coloniale qui ne pouvait faire autrement que de respecter les coutumes locales, pour autant qu’elles ne contrariaient pas trop la volonté de standardisation coloniale.

            L’administration coloniale avait fort à faire pour essayer de comprendre comment fonctionnait, non pas la société africaine en général, comme on parle de la société française, mais la multitude de sociétés africaines qu’elle avait l’ambition d’administrer.

            L’administration coloniale disposait donc de tous les pouvoirs, judiciaires y compris. Il s’agissait donc d’une sorte de dictature, mais qui, concrètement, et très souvent, était alors très proche des coutumes du pouvoir africain.

            Mais naturellement, ce n’était pas notre république !

          Après 1945, Richard-Molard notait qu’avec la naissance de communes  mixtes :

            « Ainsi, peu à peu, en dépit d’une contradiction juridique interne, l’esprit démocratique tendait à pénétrer une construction dictatoriale à l’origine et qui, jusqu’en 1946, s’en est toujours ressenti. » (p.152)

            Le lecteur doit toutefois savoir que dans les sociétés indigènes, non ou peu islamisées, il en était de même pour la justice coutumière, c'est-à-dire que le chef était à la fois un chef civil, religieux, et judiciaire.

            Delavignette, bon connaisseur des choses africaines, qui fut administrateur colonial, gouverneur, conseiller du ministre des Colonies Moutet, sous le Front Populaire (gauche), exprimait, à sa façon, cette orientation du système colonial dans le livre « Service Africain » (1946) :

            « La nature même des pays indigènes exigeait que la colonie fût chose d’Etat. Il n’y a jamais eu en Afrique tropicale de bons sauvages, de naturels vertueux, qui vécussent dans une anarchie heureuse. Les peuplades que nous appelons primitives possédaient un Etat qui réglait, avec une stricte minutie, les rapports entre les individus et le Pouvoir. Rien de moins favorable à l’individualisme que la vie en tribu. La colonie n’a été que la substitution d’un Etat à un autre. Elle n’a pu s’imposer aux pays qu’à la condition de leur apporter un autre Etat à la place de l’ancien. Et sous sa forme coloniale l’Etat apparaît aux pays africains comme il est apparu jadis aux provinces françaises d’Europe. Il rassemble les terres, centralise l’administration et cherche l’unité.

            Par la colonie, des pays africains sont tirés vers la notion d’Etat moderne… (p.45) »

            Et plus loin encore :

            « Les indigènes ne peuvent plus faire deux parts de leur vie ; une pour lui, l’autre pour eux. Il leur faut tout livrer, les enfants à l’Ecole, les coutumes au Tribunal. La colonie devient une sorte de colonie totalitaire où les coloniaux, obligatoires adhérents, se surmènent à tirer toute la vie indigène à eux. Pour être une providence la colonie doit trouver de l’argent, et pour trouver de l’argent elle doit faire appel au travail indigène dans des conditions qui troublent le pays et renforcent l’empreinte de l’Etat sur la société coloniale. «  (p.46)

            Le Code de l’Indigénat

            Le code en question avait été inauguré en Algérie en 1881, et il fut étendu successivement à toutes les colonies, et le fut également, par décret, à l’AOF en 1904.

            Ce code créait deux catégories de citoyens, les citoyens qui jouissaient des mêmes droits que les citoyens français, et les indigènes, l’immense majorité de la population.

            En 1916, quatre communes du Sénégal obtinrent la reconnaissance d’un statut identique au statut français, -Dakar, Saint Louis, Rufisque, et    - grâce à la présence et à l’intervention du député Diagne, qui disposait alors d’une grande influence auprès du gouvernement français. Il s’employa très activement au recrutement de tirailleurs pour répondre aux demandes du gouvernement français pendant la première guerre mondiale.

            Les indigènes étaient soumis à un régime judiciaire répressif exceptionnel, avec peines individuelles ou collectives, emprisonnement ou internement, contrôle des déplacements… qui les soumettait à la toute-puissance des administrateurs coloniaux.

            Ce code ne fut supprimé qu’en 1946 ! (Décret du 30/04/46)

           Il est évident que l’institution d’un tel régime était en contradiction avec le décret qui venait d’abolir l’esclavage en AOF, (décret du 12/12/05), et bien sûr avec toute une philosophie française de la civilisation et de la colonisation.

            Mais la France n’en était pas à une contradiction près, et il faut reconnaître que sans l’institution de ce régime disciplinaire de maintien de l’ordre, jamais aussi peu d’hommes, les « rois de la brousse », n’auraient eu la possibilité effective de maintenir cet ordre colonial.

       Et pour être un brin iconoclaste, et non anachronique, il est douteux que les bons indigènes mossis, samos, bétés, gouros, ou même baoulés…, de cette époque, se soient beaucoup interrogés sur les subtilités de ce droit français nouveau, alors que de leur naissance à leur mort, leur culture les obligeait à obéir à leurs chefs de famille, de village, ou de tribu, à leurs sorciers et marabouts.

            Les vrais problèmes d’application de ce code commencèrent lorsque le système colonial commença à scolariser et à employer les fameux blancs noirs dont il a été abondamment question dans les chapitres précédents, blancs noirs, qui fort légitimement, n’acceptaient pas d’être soumis à ce régime d’exception.

            Le Code de l’Indigénat fut sans doute l’instrument principal de l’installation du système colonial à la française, beaucoup plus qu’une présence militaire qui fut généralement très légère, compte tenu de l’immensité des territoires qu’il fallait administrer.

       Le système colonial français d’après Ahmadou Hampâté Bâ

           Dans son livre « Oui mon commandant ! », l’auteur décrivait la mise en place du nouveau système :

            « Les choses changèrent avec la phase suivante, qui vit la mise en place de l’administration civile (entre 1895 et 1905 selon les pays). Le réseau administratif se ramifiait selon une hiérarchie descendante : au sommet, il y avait le Gouverneur général ; ses instructions, inspirées de Paris, étaient transmises aux différents gouverneurs des territoires, qui les répercutaient à leur tour aux administrateurs civils des colonies, appelés « commandants de cercle », pour exécution sur le terrain.

            L’administration coloniale, qui avait commencé par s’appuyer sur les chefferies traditionnelles, les évinça peu à peu ou les absorba, en en faisant des « chefs de canton » soumis à son autorité ; le roi Aguibou Tall, par exemple, installé par le colonel Archinard à Bandiagara en 1893, fut destitué en 1902. La première mission de l’administration fut de recruter de gré ou de force tous les fils de chefs pour les envoyer à l’école française et les doter d’une instruction élémentaire, afin d’en faire de futurs employés subalternes de l’administration ou des maisons commerciales, et surtout, de fidèles serviteurs de la France, sevrés de leurs traditions ancestrales ; c’est ce type de formation que j’avais connu. L’accès à un enseignement plus poussé n’apparaîtra que plus tard.

            Puis vint le règne des chambres de commerce (celle du Haut Sénégal -Niger fut fondée en 1913 à Bamako). Alors seulement apparut l’exploitation systématique des populations sur une grande échelle, l’instauration des cultures obligatoires, l’achat des récoltes à bas prix, et surtout le travail forcé pour réaliser les grands travaux destinés à faciliter l’exploitation des ressources naturelles et l’acheminement des marchandises. Le commerce européen s’empara des marchés : les chambres de commerce de Bordeaux et de Marseille établirent des succursales en Afrique ; des maisons spécialisées s’installèrent dans les principales villes du pays. C’est à cette époque que débuta ce qu’on peut appeler la « colonisation économique » servie par l’infrastructure administrative qui, de bon ou mauvais gré, devait faire exécuter les ordres venus de plus haut. Certains commandants de cercle, en effet, rejetons de la noblesse française ou épris d’un idéal « civilisateur », ne voyaient pas d’un bon œil l’empire grandissant des chambres de commerce locales et répugnaient à servir leurs ambitions ; mais qu’il s’agisse de la levée des impôts ou des récoltes obligatoires, force-leur fut de s’incliner.

            Mes différentes fonctions, au secrétariat du gouverneur comme dans les cercles de brousse, me permirent de découvrir peu à peu l’organisation du système d’exploitation agricole, qui me fut également exposé par Wangrin. Le schéma était le suivant.

            Selon les besoins des industries métropolitaines (industries textiles, oléagineuses ou autres), le ministre des colonies saisi par les chambres de commerce françaises, transmettait les desiderata de ces dernières au Gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française ou de l’Afrique Equatoriale Française. En concertation avec les gouverneurs locaux, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents desiderata de ces dernières, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents territoires, puis entre les cercles ; au bout du circuit, les chefs de canton recevaient de leur commandant de cercle l’ordre de fournir, selon les régions concernées, tant de tonnes d’arachides, de kapok, de coton, ou de latex, ordre qu’ils répercutaient eux-mêmes aux chefs de village. Les paysans devaient livrer les quantités demandées, quitte à négliger gravement leurs  propres cultures vivrières

            Pour faciliter les livraisons, on créa le système des « foires périodique ».(p,332,333)

       La description qui est faite par Ahmadou Hampâté Bâ se situe dans la deuxième période d’installation d’un vrai système colonial à la française, concomitant à la première guerre mondiale, ou la suivant, avec ses différents volets, administratif, politique, juridique, et économique.

            La France mit en place un système qui avait plus d’un point commun avec le système soviétique de la même époque, en notant que l’effort de guerre imposé à l’Afrique occidentale contribua à en renforcer les caractéristiques autoritaires.

            Mais le même auteur notait plus loin :

            « Face nocturne et face diurne…

            Certes, la colonisation a existé de tous temps et sous tous les cieux, et il est peu de peuples, petits ou grands, qui soient totalement innocents en ce domaine – même les fourmis colonisent les pucerons et les font travailler pour elles dans leur empire souterrain !...  Cela ne la justifie pas pour autant, et le principe en reste haïssable. Il n’est pas bon qu’un peuple en domine d’autres. L’humanité, si elle veut évoluer, doit dépasser ce stade. Cela dit, quand on réclame à cor et à cri la justice pour soi, l’honnêteté réclame qu’on la rende à son tour aux autres. Il faut accepter de reconnaître que l’époque coloniale a pu aussi laisser des apports positifs, ne serait-ce entre autres, que l’héritage d’une langue de communication universelle grâce à laquelle nous pouvons échanger avec des ethnies voisines comme avec les nations du monde. A nous d’en faire le meilleur usage et de veiller à ce que nos propres langues, nos propres cultures, ne soient pas balayées au passage.

            Comme le dit le conte peul Kaîdara, toute chose existante comporte deux faces : une face nocturne néfaste, et une face diurne, favorable ; la tradition enseigne en effet qu’il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit.

            Sur le terrain, la colonisation, c’étaient avant tout des hommes, et parmi eux il y avait le meilleur et le pire. » (p,334)

           Le système colonial à la française vu par deux africanistes, le premier, Labouret, ancien administrateur colonial, et défricheur d’une première ethnologie africaine, l’autre d’un historien géographe, Richard-Molard, dans deux livres publiés, le premier dans les années 1940, et le deuxième dans les années 1950.

            Il convient de noter que la première analyse a le mérite de s’inscrire dans la chronologie de la colonisation concrète des années 1918-1940 ;

            Comme nous l’avons vu plus haut, Delafosse avait déjà esquissé le portrait plutôt négatif de ce « système », et cela, dès avant 1914.

            Labouret écrivait :

            « En présence de l’évolution inconsciemment provoquée par eux, les peuples colonisateurs ont réagi suivant leur génie propre. Les Anglais, élevés dans le respect d’un droit coutumier, souvent contradictoire mais qu’aucun d’eux ne songe à réformer, ont adopté une politique d’ « administration indirecte » tendant à faire progresser les groupements indigènes dans le cadre de leur civilisation. Ils ont été conduits ainsi à étudier les langues, le droit, les comportements sociaux de leurs ressortissants…

            Un semblable programme n’a pas laissé la France indifférente, mais notre pays s’y est moins intéressé qu’on ne l’espérait. C’est que nos compatriotes, inspirés par la tradition de l’antiquité classique, vivant depuis des siècles dans l’ambiance du droit romain, ont acquis, comme le remarque G.Hardy, un tempérament intellectuel très différent de celui des Anglo-Saxons.

            Il « les porte à légiférer dans l’abstrait, à faire rentrer les faits en des systèmes de prévisions, à concevoir un ordre préétabli plutôt qu’à compter sur une organisation spontanée, en un mot à fonder un droit colonial sur des principes de valeur absolue. »

            Ces tendances les poussent fatalement  à la centralisation, à l’uniformatisation et enfin à une assimilation qui n’est pas sans danger. Dans ces conditions, des études sur les sociétés indigènes, « destinées tôt ou tard, comme l’on dit, à entrer dans la grande famille française », apparaissent à beaucoup comme dépourvues d’utilité pratique. De hauts fonctionnaires n’hésitent pas à dénoncer la vanité de ces travaux qu’ils placent parmi les distractions que peuvent procurer à l’honnête homme la peinture, le modelage, la poésie facile et la littérature populaire. La « politique de quantité », pratiquée depuis quelques années sous l’influence de la crise mondiale, a visiblement renforcé cette opinion dans certains esprits, préoccupés, très justement d’ailleurs, d’augmenter le rendement et la richesse des territoires coloniaux…

            En France, malgré les heureuses transformations de l’Institut d’Ethnologie, un abîme subsiste entre les conceptions de l’administration coloniale et celle des ethnographes, ethnologues ou sociologues qui s’intéressent aux populations indigènes. Les fonctionnaires demeurent en général centralisateurs et partisans d’unifier les règlements locaux dans le cadre d’une gestion de plus en plus directe. Ils restent indifférents aux recherches des enquêteurs bénévoles, auxquels une liberté complète est laissée. » (p,8, et 9) Paysans d’Afrique occidentale- Gallimard-1941)

            Tout est dit, ou presque dans cette citation de Labouret qui éclaire parfaitement le débat qui aurait été alors possible, sur le choix ou non, d’un système à la française, d’une centralisation déterminée et d’une volonté d’assimilation non moins déterminée, pour ne pas dire illusoire, alors que de l’avis des spécialistes de l’époque, la tâche était impossible.

            Interrogeons à présent l’historien géographe Richard- Molard, lequel nous propose une lecture complémentaire, axée sur l’économie.

            « Deux tendances ont dominé dans le passé la politique économique française en Afrique noire : puiser dans ces pays les produits tropicaux, compléments nécessaires à l’économie métropolitaine ; d’où le rôle fondamental tenu par le commerce, les compagnies, la traite. D’autre part, offrir à ce pays, en échange, des éléments de progrès et de civilisation pour amener progressivement les peuples noirs à leur majorité. C’est le traditionnel système colonial.

            L’expérience a montré qu’il n’y avait pas véritablement système, mais plutôt contradiction. Les milieux d’affaires fidèles aux méthodes du pacte colonial pratiquaient la traite, exportaient les produits du crû aussi bruts que possible, achetés ou troqués avantageusement contre la pacotille de traite, évitaient le réinvestissement sur place. Par contre, les pouvoirs publics donnaient à la colonisation sa justification morale par le maintien de la sécurité, l’œuvre sociale, sanitaire, éducative. Aidés en cela par les missions chrétiennes, ils ne l’ont à peu près pas été en AOF par le gros capital privé en ce qui concerne l’équipement économique. Il en résulte deux faits. D’abord un cruel retard dans la mise en valeur du pays ; quiconque, non initié aux redoutables aléas auxquels se heurte le progrès économique en AOF, passe d’un coup d’aile d’une ville marocaine comme Agadir à la « ville impériale » de Dakar est confondu par l’absence de commune mesure entre ce que la France, en si peu de temps, a su réussir d’un côté, même dans une ville très secondaire, et l’informe capharnaüm tropical. L’autre fait, c’est la vive campagne menée tant en France que parmi les jeunes élites africaines contre les grandes compagnies commerciales, la traite, et le pacte colonial.

            Nul doute, en effet, qu’une partie du mal ne provienne, ici, comme d’ailleurs, d’une certaine sclérose du capitalisme européen, parfois cristallisé dans des méthodes étriquées et désuètes. Mais il ne serait naïf de croire que de simples réformes politiques et économiques arrangeraient tout. Les mêmes colonisateurs, les mêmes milieux, les mêmes conceptions économiques et politiques ont œuvré simultanément en Afrique du Nord et en AOF. Si les résultats sont si différents, c’est pour des raisons autrement profondes qui tiennent aux difficultés de tous ordres et bien souvent « imprévues » opposées par la Nature et les hommes de l’Afrique noire. Le capital consentait à la traite et s’investissait dans le commerce. S’il se refusait à l’investissement définitif sur place, c’est qu’il jugeait le risque trop grand. (C’est moi qui ai souligné) Il ne manque pas d’expériences passées pour justifier cette attitude réservée. En Afrique du Nord, quelque Office du Niger eût magnifiquement réussi ; et il eût intéressé le capital privé.

            Soulèvera-t-on comme objection le cas de la Nigeria et de la Gold Coast ? Mais on a vu que les Anglais s’installant en Afrique occidentale y avaient d’abord choisi les territoires pouvant précisément intéresser les économistes. (page 182- Afrique Occidentale Française- Berger-Levrault- 1951)

           Quelles conclusions est-il possible de tirer de ces analyses ?

            Il parait difficile de dire qu’un véritable système colonial existait en AOF avant la première guerre mondiale, sauf à le réduire à sa dimension administrative. Mais les bases étaient posées pour orienter une politique indigène, à l’anglaise, pragmatique et  réaliste, sans s’embarrasser de considérations et visions idéalistes de citoyenneté, d’assimilation, politique qui était précisément celle choisie par la France.

            Un choix idéaliste ? Pas sûr ! Car si la théorie, mais surtout le discours colonial, affichaient des idéaux humanitaires, la Troisième République mettait bien en place un régime de dictature coloniale, quels que fussent ses objectifs lointains  de citoyenneté et d’assimilation.

            Reconnaissons toutefois qu’il était hors de question d’atteindre de tels objectifs pour les raisons que nous examinerons dans la dernière partie de ce livre.

            Mais avant de refermer cette partie de la réflexion, nous vous proposons de faire le point rapide de quelques-unes des réalisations qui, en dépit de toutes les difficultés, marquèrent la vie de l’AOF, avant la guerre de 1914-1918.

            Face diurne ou nocturne des premières années, telle est la question ?

                                   Jean Pierre Renaud                                   Tous droits réservés

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