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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 16:09

Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale (1890-1920)

 

Conclusions

 

« Ah ! il fallait pas, il fallait pas qu’il y aille

Ah ! il ne fallait pas, il fallait pas y aller

Mais il a fallu, il a fallu qu’il y aille

Mais il a fallu, il a fallu y aller »

 

Telle pourrait être la formule et le refrain la plus ramassée de mes réflexions sur la colonisation française !

Ainsi que le disait la chanson militaire bien troussée, intitulée « Le tambour miniature » !

 

 

            Mon ambition était de tenter de retracer les premiers échanges entre blancs et noirs, les premiers regards croisés, et d’examiner toutes les questions qui allaient se poser, au moment où la France installa définitivement son pouvoir colonial, en tout cas certains de ses enfants le croyaient-ils, en Afrique de l’ouest, une entreprise hardie, et sans doute impossible.

            Il s’agissait pour moi de mieux comprendre le processus colonial de la première phase de la colonisation, celle des années 1890-1914, et je serais sans doute imprudent d’en conclure que tel a été le cas.

 

            J’ai tenté de répondre à une des questions qui me taraude depuis la date de mes études, le pourquoi des conquêtes coloniales, le pourquoi de ma première vocation, très courte, qui fut celle du service de la France d’Outre- Mer, et le pourquoi du large échec de la colonisation.

 

            Tout feu, tout flamme, à cette époque de ma jeunesse, le rêve d’un service au service des autres, les Africains, avait effectivement bercé mes études, alors que je n’avais pas eu le temps, ou pris le temps de me pencher sur l’histoire détaillée de nos conquêtes coloniales et sur la connaissance que nous avions du continent africain. J’en savais toutefois, déjà assez, pour ne me faire aucune illusion sur la pérennité de notre présence coloniale en Afrique, mais je croyais qu’il était encore possible de fonder une nouvelle communauté de destins entre la France et ses anciennes colonies, ce qui n’a pas été le cas, et en tout cas pas sous la forme caricaturale de la Françafrique. 

            S’il est vrai que la conquête coloniale de l’Afrique de l’ouest fut, par bien de ses aspects, et de ses exploits, une sorte de saga militaire qui vit souvent s’opposer de grands adversaires, les couples Gallieni-Ahmadou, puis Archinard-Ahmadou, puis Archinard-Samory, fusse souvent avec la supériorité de notre armement, les premiers pas de la colonisation s’effectuèrent dans une paix civile relative, toute nouvelle, facilitée par la destruction des grands empires du bassin du Niger, celui d’Ahmadou, en pleine déliquescence, celui de Samory, en pleine puissance, et l’installation d’une nouvelle paix civile, celle de l’ordre public colonial,.

 

            Quelles conclusions tirer de notre analyse ?

            Les temps courts de la colonie

            Les temps de la conquête et de la colonisation ont été des temps courts, une trentaine d’années au maximum, pour la conquête et l’installation du nouveau pouvoir colonial, 1880/1890 – 1910/1914, une vingtaine d’années pour la « belle » période coloniale, 1920/1940, et moins de vingt années après la fin de la deuxième guerre mondiale, 1945/1960, alors que l’AOF était déjà entrée dans un autre monde, qui n’était plus celui de la colonisation.

            Ajoutez à cela que deux guerres mondiales avaient interrompu ou perturbé gravement les processus coloniaux : après le retour des anciens tirailleurs de la guerre de 14-18, le Blanc n’était déjà plus l’homme « miracle », et après la défaite de la France, en 1940, les changements intervenus chez les maîtres du monde, la toute puissance des Etats-Unis, le cours de l’Afrique devait inévitablement prendre un cours nouveau.

 

            La colonisation française se développa donc dans un temps historique très court, une période « utile » de l’ordre de cinquante années, interrompue par les deux guerres mondiales, et débouchant sur un après 1945, un nouveau monde, celui du déclin de l’Europe, de la tout puissance des Etats-Unis, et rapidement de la guerre froide, d’une Quatrième République dont l’objectif N°1 était la reconstruction du pays.

 

            Il est indispensable d’avoir ces données temporelles à l’esprit quand on a l’ambition de vouloir apprécier les tenants et aboutissants de la colonisation française, sinon ses résultats, car elles sont historiquement capitales.

 

            Des yeux plus gros que le ventre, toujours plus gros que le ventre, hier comme aujourd’hui, « la politique de grandeur » de la France.

            Les gouvernements de la Troisième République ne manquaient pas d’air pour se lancer dans de grandes expéditions coloniales en Afrique, en Asie, et à Madagascar,  alors qu’ils ignoraient tout, ou presque tout des peuples de ces nouvelles colonies, et qu’ils n’avaient jamais arrêté de politique coloniale.

            Il y a beaucoup d’anecdotes qui démontrent la grande ignorance que nos hommes politiques avaient du domaine colonial, et cela jusqu’à la décolonisation.

            C’est une des raisons, parmi d’autres qui me font répéter, que le peuple de France n’a jamais été concerné par les colonies que de façon marginale, lorsqu’il y eut de la gloire à glaner, celle que Montesquieu avait déjà mise en lumière comme une des caractéristiques de la psychologie des Français, ou inversement lorsqu’il fut nécessaire de lutter contre les révoltes violentes des peuples qui revendiquaient une indépendance tout à fait légitime.

            Dans le conflit indochinois, la Quatrième République se garda bien de mobiliser le contingent et fit appel aux éléments professionnels de son armée, décision qui marquait bien sa volonté de tenir le peuple à l’écart, et lorsque la même République envoya ses appelés en Algérie, mal lui en a pris, puisque la présence massive du contingent a plutôt été un facteur d’accélération de l’indépendance algérienne.

            Vous imaginez l’inconscience, la légèreté, la démesure, dont il fallait faire preuve, à la fin du dix-neuvième siècle, pour lancer la France dans de grandes expéditions militaires sur plusieurs continents, en Asie, à plus de dix mille kilomètres de la France, ou en Afrique, à quatre ou cinq mille kilomètres, même en tenant compte du saut technologique qui en donnait la possibilité théorique, la quinine, la vapeur, le câble, les armes à tir rapide, et le canal de Suez.

            La légèreté ou l’inconscience politique pour avoir l’ambition de conquérir des millions de kilomètres carrés sous n’importe quel climat, sans savoir par avance ce qu’on allait bien pouvoir en faire !

            Pour former ces expéditions, les gouvernements de la Troisième République se sont bien gardés de faire appel aux soldats de la conscription, mais déjà aux éléments professionnels de son armée, et surtout aux fameux tirailleurs sans le concours desquels aucune conquête n’aurait été possible.

            Le summum de cette folie fut l’expédition de Fachoda, en 1898, la France nourrissant l’ambition de contrer les Anglais dans la haute Egypte, alors que notre pays avait abandonné l’Egypte aux Anglais, quelques années auparavant, et que Kitchener remontait le Nil avec une armée moderne, des milliers d’hommes avec vapeurs, canons, et télégraphe. En face, une dizaine de Français, avec à leur tête le capitaine Marchand, pour y  planter notre drapeau, alors qu’il fallait faire des milliers de kilomètres dans une Afrique centrale encore à découvrir pour ravitailler la mission Marchand à Fachoda.

 

            Les premiers regards croisés

            Au cours de la première phase de contact entre les deux mondes, et hors période d’affrontement militaire, les premiers blancs, en tout cas ceux que nous avons cités, et qui nous ont fait partager leurs récits, leurs carnets d’expédition ou de voyage, n’ont pas porté un regard dépréciatif sur les sociétés africaines qu’ils découvraient, plutôt un regard d’étrangeté.

            Les lecteurs connaissent le débat qui a agité au dix-neuvième siècle le monde intellectuel et politique quant à la question des races et d’une supériorité supposée de la race blanche, nous avons déjà évoqué le sujet, mais sans introduire le critère racial, il est évident qu’un officier de marine français ou anglais, car les officiers de marine ont très souvent été les artisans des conquêtes coloniales, ne pouvait manquer d’éprouver un sentiment de puissance extraordinaire - tout devait leur sembler possible -  quand ils débarquaient sur les côtes africaines à partir de leurs monstres d’acier, car il faut avoir vu des images des parades des flottes militaires de l’époque, à Toulon, à Cherbourg, ou à Cronstadt, pour en avoir conscience.

 

            Pour faire appel à une comparaison anachronique, la perception des choses que pourrait avoir le commandant d’un paquebot de croisière, à l’ancre à Pointe à Pitre, une sorte d’immeuble de grande hauteur, en apercevant de son neuvième ou dixième étage, un piéton sur le quai.

            Dans un de ses romans, Amadou Hampâté Bâ, parlait des monstres d’acier, les vapeurs du Niger qu’il avait vu dans son enfance, mais qu’aurait-il pu dire alors s’il avait vu les autres grands monstres d’acier, avec leurs cheminées monstrueuses, qu’étaient les cuirassés ou les croiseurs des flottes anglaises, françaises, russes, ou japonaises.

            Tout a commencé à changer quand le système colonial à la française s’est mis en place, lorsque le colonisateur a voulu, pour des raisons de facilité et de simplicité évidentes, administrer les Noirs sur le même modèle, établir le nouvel ordre colonial en usant soit de la palabre, soit, et plus souvent de la violence, comme nous l’avons vu en Côte d’Ivoire.

            Du côté africain, nous avons tenté de proposer un aperçu des regards qu’ils pouvaient porter sur ces premiers blancs, avec le sentiment que les Africains trouvaient encore plus étranges ces blancs que les blancs ne pouvaient les trouver eux-mêmes étranges, sortes de créatures venues d’un autre monde, familières de leur propre monde imaginaire.

 

            Dans les apparences, un grand bouleversement des sociétés africaines en peu de temps, avec une grande immobilité au-dedans des mêmes sociétés africaines.

            Ce serait sans doute ma première remarque sur les changements intervenus dans cette région du monde, des changements qui furent souvent de vrais cataclysmes pour beaucoup de sociétés africaines repliées jusque-là sur elles-mêmes, souvent aux prises avec des voisins prédateurs, des sociétés qui vivaient d’une certaine façon en dehors du temps, dans leur propre temps, mais en même temps capables de se refermer sur elles-mêmes comme des huitres.

            Dans les pages qui précèdent le lecteur aura pris la mesure de l’écart considérable qui pouvait exister entre le fonctionnement de ces sociétés, le contenu de leurs cultures et croyances, et la société française de la même époque, un écart que seuls les bons connaisseurs du monde africain avaient pu mesurer tout au long de la période coloniale.

            Nous avons fait appel à des témoins compétents et non « colonialistes » dans le sens anachronique que certains leur prêtent, pour éclairer le lecteur sur les caractéristiques de cette société africaine, ou plutôt de ces sociétés africaines, tant elles étaient variées, des caractéristiques religieuses et culturelles qui compliquaient la tâche du colonisateur, pour ne pas dire, la rendait impossible.

            Un bouleversement immense, peut-être plus en surface, dans les organes politiques apparents, les circuits d’un commerce encore faible, qu’en profondeur, alors que le monde noir vivant restait souvent à l’abri, très résistant dans ses convictions magiques et religieuses.

            Les témoignages de Delafosse, Labouret, Delavignette, et Sœur Marie Saint André du Sacré Cœur illustrent bien cette situation paradoxale et marquaient bien les territoires de la pensée et des croyances africaines qui échappaient à la colonisation, et ils étaient fort nombreux.  

            Ces grands témoins étaient lucides, et comment ne pas citer à nouveau ce qu’écrivait Delafosse dans le livre « Broussard », paru en 1922, longtemps avant le temps des indépendances, quant à la possibilité qu’une bombe explose à Dakar, comme elle avait déjà explosé dans un café d’Hanoï.

 

            L’ouverture au monde

            Aucun historien africain sérieux ne viendra contester, je pense, le fait que la colonisation française a marqué l’Afrique de l’ouest par son ouverture au monde.

            Richard-Molard avait relevé qu’un des handicaps majeurs de cette région d’Afrique était son « trop plein de continentalité ».

            Il ne fallut pas vingt ans pour que la nouvelle Afrique s’ouvre vers la côte atlantique, tourne en grande partie le dos à son économie continentale, tournée vers le désert, le bassin du Niger, une économie de traite assez anémique, grâce à: quelques ports, quelques lignes de chemin de fer, quelques milliers de kilomètres de routes, quelques lignes de navigation sur les fleuves Sénégal et Niger, et sur la lagune de Côte d’Ivoire, et la construction d’un réseau de lignes télégraphiques. Ces dernières avaient, sans doute, et en partie, rendu obsolète l’usage du tam-tam pour communiquer.

            La réorientation des circuits d’échanges humains et économiques fut une vraie révolution, même si elle ne toucha pas en profondeur, jusqu’en 1914, le fonctionnement des sociétés africaines. Tout changea avec le travail forcé que le colonisateur mit en place pour assurer les travaux d’équipement du pays, mais aussi pour fournir de la main d’œuvre à des colons.

            Il convient toutefois de noter que l’effectif des colons fut faible, sinon inexistant dans la plupart des colonies d’Afrique occidentale

            Aujourd’hui, il est de bon ton de condamner le travail forcé, alors qu’on s’était félicité d’avoir supprimé l’esclavage, mais cette forme de travail n’était pas très éloignée de celle qui était encore pratiquée dans les villages sous l’autorité des chefs, et de notre vieille servitude communale de corvées, un jour remplacée par une taxe communale. Il y eut toutefois beaucoup d’abus, qui furent condamnables, d’autant plus quand cette exploitation humaine fut mise au service de certains intérêts privés.

            La solution du travail forcé est une des contradictions de la colonisation française, une de plus. On veut moderniser, on veut civiliser, mais comme on n’en a pas les moyens, on revient à une des vieilles et bonnes méthodes du pays. En y ayant recours, la plupart des administrateurs n’avaient sans doute pas l’impression qu’ils « transgressaient » une loi morale, d’autant moins que la plupart d’entre eux avaient en mémoire les pratiques de nos corvées rurales.

 

            Quelle solution les bonnes âmes devaient-elles apporter pour financer les travaux collectifs, alors que l’impôt n’existait pas, ou quasiment pas, et que, dès 1900, la Chambre des Députés avait formellement exclu que la métropole subventionne les belles colonies dont elle s’était dotée?

 

            La réponse serait sans doute celle qui aurait aujourd’hui ma faveur : il ne fallait pas y aller ! Puisque la France n’en avait pas les moyens, que l’Afrique occidentale n’était décidemment pas un nouvel éden, et qu’au bout du compte, le motif qu’a donné le grand historien Brunschwig pour expliquer la ruée coloniale de la France, c'est-à-dire donner un exutoire au nationalisme français après la défaite de 1870, y trouvait chaque jour ses limites. D’autant plus qu’il nous détournait de la fameuse « ligne bleue des Vosges », chère entre autres à Clemenceau !

 

            Une politique coloniale inexistante et une politique indigène impossible à définir et à appliquer

            Pour qui part à la recherche de la politique coloniale de la France, au cours de la période examinée, court le risque de n’en trouver aucune.

            Les débats de la Chambre des députés qui ont entouré les expéditions du Tonkin, en 1885, et de Madagascar, en 1895, ont été on ne peut plus confus, animés souvent par des députés qui n’avaient aucune connaissance de l’outre-mer, et n’ont apporté aucune clarté sur le contenu de la politique coloniale française, au-delà des grands mots.

            Que voulait la Chambre ? Personne ne le savait vraiment, alors qu’elle hésitait toujours entre une grande politique d’assimilation, qui flattait son amour propre, alors qu’elle était irréalisable sur le terrain, et une politique d’association, mais avec quel pouvoir local, puisqu’en Afrique de l’ouest, pour citer cet exemple, on avait refusé toute coopération avec les grands souverains locaux qu’étaient Ahmadou, Samory, ou Tiéba.

            A Madagascar, lorsqu’il a été question de savoir si la France jouait le jeu de la monarchie, avec la formule du protectorat,  ou établisse une nouvelle colonie « républicaine », Gallieni imposa un choix républicain, le sien.

            Dans la pratique, les affaires coloniales étaient entre les mains des spécialistes, les experts, souvent issus de la marine ou du grand commerce maritime des ports du Havre, de Bordeaux, ou de Marseille.

 

            Quant à la politique indigène, mieux vaut ne pas trop s’interroger sur la connaissance qu’en avaient les gouvernements de la République, car ils laissèrent leurs gouverneurs et administrateurs s’en débrouiller, avec les deux ou trois outils qu’ils leur avaient procuré, les lois au gré des proconsuls qu’étaient les gouverneurs, le code de l’indigénat pour simplifier et faciliter l’administration des vastes territoires conquis, et le travail forcé des indigènes, seul capable, faute d’épargne locale suffisante, d’assurer la réalisation de grands équipements, notamment le réseau routier, une des ambitions de la république coloniale.

 

            Une exception toutefois dans le dispositif, celle des quatre communes du Sénégal, dont les habitants se virent reconnaître le statut de citoyens français grâce à l’action déterminée du député Diagne pour soutenir l’effort de guerre de Clemenceau.

            La définition d’une politique indigène était de toute façon une tâche impossible, tant étaient différentes et variées les sociétés africaines de l’Afrique de l’ouest, tant en niveau de développement, qu’en termes de mœurs, de croyances, de culture.

            Quoi de commun entre les Peuls de Bandiagara, les Malinkés de Kankan, les Baoulés ou les Gouros de Côte d’Ivoire ? Entre les ethnies islamisées du bassin du Niger ou les ethnies fétichistes de la forêt tropicale ?

 

            Delavignette notait :

« Le Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale Française promène ses administrateurs de l’âge de pierre à l’âge du pétrole. Le danger, c’est qu’ils établissent une hiérarchie entre les différents pays et qu’ils jugent ceux de l’âge du pétrole supérieurs à ceux de l’âge de pierre. » (p,70)

            Et de noter plus loin :

            « Sur la Côte Occidentale d’Afrique vous ne vous associerez avec des anthropophages que s’ils assimilent un autre régime carné, et au Sahel vous n’assimilerez les Touareg et les Maures que si vous les fixez comme des sédentaires – et s’ils n’en meurent pas. La réalité échappe aux catégories dans lesquelles nous prétendons l’enfermer. Et ces catégories mêmes, qui paraissent claires et commodes, ne sont pas ou ne sont plus des méthodes de connaissance. Elles immobilisent l’esprit. » (p,88)

 

            Vaste programme !

            C’était dire la difficulté, sinon l’impossibilité qu’il y avait déjà à vouloir définir une politique indigène et conduire les noirs à l’assimilation proposée par des rêveurs, des idéalistes, pour ne pas dire quelquefois des menteurs, car ce n’était pas sérieux.

            Les témoignages auxquels nous avons fait appel pour mieux comprendre l’état religieux et culturel de l’Afrique ont permis de relever la somme des obstacles que la colonisation française aurait dû franchir pour avoir la prétention de construire d’autres Frances noires, sur le modèle de notre République.

            Encore, un seul exemple, comment aurait-il été possible d’organiser des élections, alors que la population n’avait pas fait l’objet d’un recensement sérieux, qu’elle était illettrée à presque 100%, et que le concept d’élection était complètement étranger au monde culturel et religieux du pays.

 

            Alors tous les discours anachroniques que l’on a l’habitude d’entendre des deux côtés de l’Atlantique sur cette République coloniale qui n’a pas tenu ses engagements de citoyenneté, de scolarisation, de développement économique, sonnent faux, à partir du moment où l’on prend le temps de se renseigner, de se documenter, pour pouvoir se former une opinion sérieuse.

            La vraie question n’est pas celle du procès qu’il est possible de faire à la France « Coloniale » ou « Colonialiste », au choix, pour avoir abusé, enfreint telle ou telle loi, ou telle ou telle promesse, mais celle d’un rêve éveillé complètement fou, celui d’une supposée civilisation denrée d’exportation, ou d’une assimilation que les bons connaisseurs de l’Afrique ont su rapidement impossible, et ce fut le cas d’un bon africaniste comme Delafosse, comme nous l’avons vu.

 

            Et pour en terminer, j’aimerais évoquer deux sujets, le premier, un instrument on ne peut plus familier aux bons petits Français d’un passé encore récent, la charrue, le deuxième, une des philosophies d’Asie, le tao.

 

            La charrue

            Pourquoi la charrue ? Parce que cela fut un bon instrument de l’approche de la société rurale africaine, une bonne pierre de touche de leur capacité de résistance et de progrès.

            Labouret, un de nos grands témoins de l’Afrique coloniale, a écrit un livre remarquable sur les « Paysans d’Afrique Occidentale », et à la fin de cet ouvrage, il évoque longuement l’emploi de la charrue, véritable instrument de progrès :

 

            « En fait, il s’agit d’amener en quelques années les sédentaires africains, possesseurs de bœufs, mais ignorant l’emploi de la roue, du stade de la culture au bâton à enfouir et à la houe à celui de la charrue. Cela suppose un dressage préalable des animaux, l’achat d’appareils nouveaux, leur emploi par les indigènes qu’il faut instruire à les utiliser, par conséquent un changement complet d’habitudes et de techniques pour des populations entières. L’exploitation du sol, basée aujourd’hui sur le nomadisme agricole, pratiqué dans un parcours donné, impose la culture extensive avec ses effets ordinaires : la possession p)lus ou moins précaire, l’existence de droits particuliers que nous avons indiqués…

            Les bœufs étant considérés par les habitants de ces pays comme une marque vivante de richesse, on imagine aisément la résistance ouverte ou sournoise, opposés à l’administration par les propriétaires de ces animaux, qui se refusent à les livrer aux instructeurs agricoles, chargés de les dresser. »

 

            Et Labouret de conclure :

            « Ces initiatives diverses ont contribué à rénover les méthodes archaïques de l’agriculture et de l’élevage, à implanter dans l’esprit des indigènes des notions nouvelles. Ils semblent acquis désormais à la technique de la charrue, mais ils ne pourront la mettre tous en œuvre avant de longues années. » (page,240)

 

            Delavignette, également bon connaisseur du paysannat noir, partageait cet avis, et rappelait :

            « En Guinée, en 1913, le gouverneur Poiret – Père de la charrue africaine – introduisit deux charrues. En 1938, l’AOF en a plus de 30 000 sans compter les herseuses et les semoirs. Et des bœufs sont dressés. Œuvre plus remarquable qu’il n’y parait. Il est plus facile d’apprendre à un Noir à conduire un camion qu’à pousser la charrue ; c’est que le bœuf n’est pas une mécanique et la vie rurale une affaire de robot. » (p.202)      

            Ces observations soulignent à juste titre l’importance des mœurs et de la culture dans la compréhension des comportements.

 

            Dans son livre « Tour du monde d’un sceptique » (1926), Aldous Huxley notait au cours de son voyage en Inde des traits de civilisation très comparables :

            A Jodhpur,

            « L’après-midi touchait à sa fin quand nous passâmes en voiture devant le palais de Justice. Les affaires quotidiennes étaient expédiées et les balayeurs étaient à l’œuvre, nettoyant tout pour le lendemain. Devant l’une des portes du bâtiment se trouvait une rangée de corbeilles à papier pleines à ras bord ; comme si c’était des mangeoires, deux ou trois taureaux  sacrés s’y approvisionnaient en mangeant lentement et majestueusement. Quand les paniers étaient vides, des mains obligeantes venaient les remplir d’une nouvelle ration de papier déchiré et barbouillé. Les taureaux continuaient à brouter : c’était un festin littéraire. » (page 79)

 

            Le tao

            Pourquoi le tao ?

            Tout d’abord parce que je pense que la philosophie asiatique du tao rend assez bien compte du mouvement du monde, d’un mouvement qui échappe le plus souvent à l’autorité de quiconque, religieuse, politique, ou culturelle, avec à sa source le moteur de changement ou de progrès, un autre âge de modernité.

            Il est possible de disserter à longueur de temps sur le colonialisme ou sur le capitalisme, ou sur le communisme qui a pour le moment disparu de la planète, car son expression chinoise ou vietnamienne est le bel habillage idéologique d’une nouvelle sorte de capitalisme.

            L’Afrique noire n’existait pas à la fin du dix -neuvième siècle, on l’ignorait, et on ne la connaissait pas. Comment était-il possible de croire qu’elle pouvait échapper au courant du monde moderne, fait à la fois de curiosité, de convoitise, mais avant tout d’une toute nouvelle puissance technologique ?

            L’Afrique noire ne risquait pas d’échapper à cette nouvelle modernité ravageuse et puissante des nouvelles technologies qui offrait à ses détenteurs, et dans tous les domaines, des bottes de sept lieues. Dans leurs premiers regards, certains africains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en pensant rencontrer les fantômes d’un autre monde.

            Alors, il est possible d’accuser les puissances coloniales de tous les défauts de la terre, de tous les péchés, mais le vrai problème est plutôt celui du péché de l’ignorance des mondes noirs, d’orgueil d’une nation française, venue récemment à la République, dirigée par une élite aventureuse, qui s’est voulue porteuse fantasmagorique d’un nouvel ordre colonial à la française, une France officielle qui rêvait donc toute éveillée, d’une République coloniale.

            Le rêve des « technocrates » politiques de la Troisième  République, un rêve dont se moquait bien le peuple français.

            Mais en définitive, la colonisation n’a pas eu que des effets négatifs en Afrique occidentale. Comme l’a noté Hampâté Bâ, elle a laissé une langue commune en héritage à ses peuples, qui jusque- là n’étaient pas en mesure de communiquer entre eux.

            Elle a laissé aussi un autre héritage dont personne ne parle jamais, celui d’une véritable encyclopédie écrite et illustrée de l’Afrique occidentale, dans ses âges successifs, cette Afrique que les blancs ont découverte, décrite, et souvent appréciée.

                 Jean Pierre Renaud      Tous droits réservés

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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 15:32

 Chapitre 16

 

Un monde noir qui échappe

 

                        Afin de mettre en lumière les raisons pour lesquelles la colonisation française de l’AOF ne pouvait réussir à transformer en profondeur cette vaste région géographique et humaine, composée d’une myriade de peuples et de villages, en autant de petites ou grandes Frances,  assimilées et républicaines,  il n’y a pas de meilleure solution que de se reporter aux témoignages savants de quelques spécialistes de l’AOF, lesquels consignèrent observations et réflexions dans les livres qu’ils ont publiés.

            Une fois de plus, les témoignages de Delavignette, Richard-Molard, et Labouret, seront précieux, auxquels nous ajouterons celui de Sœur Marie André du Sacré Cœur.

            Il est évident que ces témoignages datent d’une époque révolue, mais il serait très intéressant que des lettrés africains nous disent à leur propos ce qu’ils en pensent : des témoignages aujourd’hui dépassés ? Est-ce si sûr ?

  Richard-Molard écrivait :

            « Le langage est un autre facteur de diversité en AOF. Delafosse y recensait 126 langues principales. Les dialectes différents se comptent par centaines. Dans bien des régions du sud, les habitants de deux villages voisins ne s’entendent pas… Cet émiettement linguistique est lié à l’instabilité matérielle et politique des peuples de l’Afrique occidentale. Il correspond à d’incessants déplacements, à de nombreuses migrations. » ( p.72 et 76)

« Tant de facteurs, naturels ou humains, si divers, entrent en jeu dans la formation des peuples de l’AOF (ou mieux des groupes ethniques) et interfèrent entre eux selon une infinité de combinaisons possibles, que l’on finit par ne plus voir l’Afrique occidentale que dans un fantastique kaléidoscope. Nulle partie du monde ne mériterait mieux d’être qualifiée, selon la formule célèbre, d’« agrégat inconstitué de peuples désunis. » (p.88)

A la veille de la Révolution française, Mirabeau déclarait que la France était « un agrégat inconstitué de peuples désunis »

            Plus loin, le même auteur parlait de « poussière ethnique ».(p.113)

            Labouret, de son côté, soulignait la caractéristique du « morcellement » de l’AOF. (p.49)

            Et il n’existait alors, au début de la colonisation, ni état civil, ni cadastre, et cette dernière, pour les raisons que nous allons évoquer, allait rencontrer les plus grandes difficultés,  au fur et à mesure de son développement, pour aborder les grands territoires de la culture africaine, liés :

            - à l’exercice du pouvoir africain, les chefs,

            - à l’organisation de la famille et de la société, et à la définition d’une politique « indigène »,

            - au statut de la terre et de ses paysans

            - aux croyances

                                       Qui exerçait réellement le pouvoir dans cette Afrique ?

             La France avait mis hors-jeu presque tous les grands chefs de l’Afrique traditionnelle, en tout cas ceux des grands empires et royaumes, les Ahmadou, Samory, Tiéba, ou Béhanzin, mais elle ignorait quasiment tout des règles de fonctionnement de ces grands pouvoirs africains. La puissance coloniale allait se retrouver face à une myriade de pouvoirs locaux, petits ou grands, et ses administrateurs furent confrontés à cette délicate question : qui exerçait réellement le pouvoir dans un village ? Car le village était la structure angulaire de la société africaine, et donc des confédérations, des royaumes, et des empires.

            Les chefs de village, structure capitale

            Les deux administrateurs que furent Labouret et Delavignette l’expliquent fort bien dans leurs écrits.

            Labouret écrivait :

            « On a pu dire avec raison que le village africain est un groupement « fonctionnel » constitué en vue d’accomplir un certain nombre de tâches agricoles, réalisées par le concours des habitants. Ceux-ci sont embrigadés et guidés par des personnes répondant à des types coutumiers et nécessaires dont nous citerons les principaux.

            A sa tête le chef politique « apparent », porte-parole de la population, chargé de transmettre les ordres de l’administrateur, c’est très souvent un individu sans importance, paravent du véritable chef, vieillard astucieux et prudent, qui fait tenir sa place par un client ou un affranchi.

            A côté de lui, le maître de la terre  est aussi le prêtre du village, responsable, comme nous l’avons dit de la prospérité du lieu et de ses occupants. Il a dans toutes les langues un nom qui ne figure pas d’ordinaire dans les recueils de coutumes ni dans les dictionnaires, et des fonctions qui seront indiquées plus loin.

            Parfois ce personnage est aussi prêtre totémique, il est alors souvent doublé par un autre fonctionnaire sacré, qui procède aux cérémonies magico - religieuses exigées par le culte.

            Dans chaque agglomération, le chef politique véritable est assisté d’une sorte de concilium propinquorum qui se réunit pour discuter les questions municipales et tous les autres problèmes que pose l’existence villageoise… Mais l’existence de ces derniers souligne le caractère démocratique des institutions négro-africaines en général. » (p.131)

            Chef apparent ou chef réel, intrication du laïc et du religieux, démocratie villageoise, ces trois caractéristiques n’ont pas toujours été bien comprises par la colonisation.

             Chefs de paille ?

            Plus tard, Delavignette abondait dans le même sens :

            « Mais le village exige de l’administrateur une curiosité plus personnelle. Qui est le chef, le véritable chef avec son véritable nom. ? La précision a son importance ; nous le montrerons au chapitre des chefs de villages. Quelle est la nature de son pouvoir, sa race et sa religion ? Quelles sont les races et religions du village ? Y-t-il des quartiers et des chefs de quartiers ? Combien de chefs de famille et de quel genre est la famille ? Voilà pour la politique. «  (p.82)

            « Les chefs de paille »

            « Les chefs comme celui que je vis la première fois dans le village où je fis école ; ce sont en quelque sorte des hommes de paille, et je les appellerai les chefs de paille.

            Ils jouent le rôle qui serait assigné, dit-on, dans certains grands magasins à un employé préposé aux réclamations des clients grincheux. A chaque exigence administrative, impôt, prestations, recrutement, recensement, culture nouvelle, mise à l’essai – le chef de paille est délégué. Sur lui tombera la colère d’un commandement aveugle… Le chef est l’homme essentiel à la vie du pays. Est-il incompris du commandement : elle se rétracte ; est-il humilié : elle souffre ; accablé : elle s’éteint. Montrer le chef, c’est désigner et dénuder avec imprudence et impudeur la parcelle sacrée où le corps peut être frappé à mort….

            Qui connaît le village connaît l’Afrique éternelle.

            Une telle simplicité nous échappe. Aucune différence de pouvoirs (entre petits et grands). Le chef les possède tous. Dans la même heure comme dans la suite des générations, il est chef d’armée, juge, souverain politique et maître domestique. Nous pensons qu’il mêlait tout ; nous ne pouvons-nous faire à cette idée qu’il était tout. Confie-t-il ses pouvoirs ? C’est en bloc et souvent à un esclave. Apercevons-nous des ministres autour de lui ? Ce sont  des dignitaires et qui n’ont pas d’attributions clairement réglées à nos yeux. » (p.127)

            Et nous verrons plus loin que les chefs de village avaient le plus souvent un rôle religieux.

          Des familles monogames ou polygames, une société hiérarchisée et religieuse : un monde très éloigné du modèle familial et social de nos villages, bourgs et villes de la même époque

   Sœur Marie-André du Sacré Cœur a fort bien décrit la famille africaine des années 50, encore bien vivante dans ses traditions, après cinquante ans de colonisation française :

            Un père tout puissant

            « Le père – aïeul ou bisaïeul - est le centre de cette famille ; tous les descendants per masculos sont sous sa dépendance ; il exerce sur tous et chacun un pouvoir absolu : pouvoir de maître, de prêtre, de juge, de père ; ce qui est acquis par les personnes soumises à sa puissance lui appartient ; car lui seul peut posséder un patrimoine. C’est une monarchie domestique, qui porte d’ailleurs un nom spécial en droit romain : la patria potestas. Son chef le pater familias, règne sur sa domus, comme plus tard, le roi régnera sur le peuple, car la famille, en s’étendant, deviendra la tribu ; et l’union des tribus formera le royaume…. Pour les Africains, comme pour les anciens Romains, l’axe institutionnel de la famille est la lignée unilatérale… mais la familia romana était monogame, tandis que la famille africaine admet la pluralité des épouses. Cette polygamie augmente le nombre des collatéraux, entre lesquels des liens de parenté naturelle sont renforcés par la parenté juridique, l’appartenance à la famille. (p.50)… A chaque génération, le cercle de la famille s’élargit, mais ne se rompt pas. C’est la gens romaine, le clan africain qui ne comprend que des hommes d’origine libre… Le chef de clan, père, grand-père, oncle ou grand-oncle paternel ou maternel, exerce son pouvoir non seulement sur ses descendants directs (comme le faisait le pater familias romain), mais aussi sur tous les collatéraux. (p.52)…

            Mais le « père juridique » (ou père coutumier) dont le pouvoir est incontesté, ne l’exerce généralement pas seul, ni de façon arbitraire…

             Le chef de clan est encore le grand-prêtre qui, au nom de tous, offre les sacrifices aux ancêtres. Car la lignée se perpétue dans l’au-delà où les « pères » continuent à exercer leurs fonctions de paternité ; il convient de leur rendre un culte de respect et d’honneur…Les rites agraires tiennent une place importante dans la vie religieuse et familiale, car l’Afrique noire compte 90% de cultivateurs. Ils sont, dans la savane, tributaires du régime des pluies pour leurs récoltes….

            Dans la famille ainsi constituée, le chef de famille a seul la personnalité juridique complète, c’est lui qui décide des actes principaux concernant la famille, et chaque individu en particulier. Qu’il s’agisse de fréquentation scolaire, du choix d’une carrière, de l’engagement d’un tirailleur, d’un mariage, le chef de clan, usant de son droit souverain, désigne tel ou tel des membres de la famille qu’ils soient ses propres enfants, ceux de ses frères, ou les descendants d’anciens esclaves… Sur la côte, il en va différemment. (p.55,56,57). »

         Et le même auteur de décrire le mariage coutumier :

            « Le chef de clan, chargé d’assurer le bien-être et la pérennité de son groupe a donc le devoir de procurer des épouses aux hommes jeunes du clan. Il les demande dans des familles amies, honorables, qui se sont distinguées dans l’histoire locale…. Et c’est lui qui, toutes choses mûrement pesées, décide ensuite des mariages, sachant bien que les intéressés ratifieront sa décision par une acceptation pure et simple. » (p.65)

            Labouret notait qu’il existait alors des familles étendues ou indivises qui pouvaient compter plus de cent personnes 

:          Des communautés taisibles, comme dans l’ancien droit

                        « Le premier des groupements de parenté qui doive retenir notre attention est la famille étendue, de l’Afrique tropicale et d’ailleurs. Comme on l’a déjà remarqué, c’est la communauté taisible de notre ancien droit, formée sans contrat et fondée sur la parenté. On y retrouve, comme dans le Nivernais au siècle dernier, comme dans les zadruga actuelles de la Vieille Serbie, un maître, des parçonniers, dont la réunion forme une société, une compagnie, ou mieux une « fraternité », puisque tous vivent comme des frères « à pot et à sel », sur un bien commun et indivis. » (p.139)

       Une société hiérarchisée

            «  Avec les castes, les classes (d’âge), les corporations de métier, nous avons considéré un autre aspect de la vie paysanne, qui parait si simple à l’observateur superficiel et se montre si complexe à qui s’inquiète d’en pénétrer les éléments. La société rurale est avant tout hiérarchisée, avec ses nobles, ses hommes libres, ses esclaves, ses spécialistes, tous divisés et subdivisés en catégories superposées et antagonistes. (p.131) »

            Dans son livre Amkoullel, Hampâté Bâ racontait que lors de son admission à l’école des Blancs, il s’était fait rappeler à l’ordre pour avoir laissé la place à un camarade issu d’une famille de prince.

              Une société hiérarchisée, mais également religieuse

            « Une promenade au hasard dans le village permet de discerner ses différents types humains ; mais il en est d’autres qu’il faut une certaine habitude pour déceler et surtout pour observer dans l’exercice de leurs fonctions, le mot n’est pas trop fort. Il s’agit du Magicien, du Diseur de Choses cachées, du guérisseur, du marchand de philtres.

            Le magicien collabore étroitement avec le prêtre  pour le bien de tous. Parfois il est prêtre lui-même, car il est souvent difficile d’apprécier dans les actions de l’un ou de l’autre la part exacte qui revient à la religion et celle qu’il faut attribuer à la magie. Ses interventions sont réclamées d’ordinaire dans les cas graves, par exemple quand il faut appeler ou chasser la pluie. On le voit alors, près d’un foyer dégageant une épaisse fumée, accomplissant des rites étranges pour éloigner un orage menaçant, capable de faire pourrir les semences ou de compromettre la récolte sur pied. S’il s’agit au contraire de faire tomber l’ondée bienfaisante sur la terre desséchée et fendue par l’ardeur du soleil, le magicien se fait suppliant ; il s’efforce d’attirer la pluie par des gestes sympathiques, en répandant l’eau autour de lui. Les paroles qu’il prononce, les rites manuels qu’il accomplit ont pour but d’asservir les éléments… Le Magicien agit de même à l’égard de tous les fléaux qui menacent les habitants, leurs champs, ou leurs troupeaux. Périodiquement il préside à l’expulsion des chenilles, des vers, des larves qui compromettent la croissance des plantes alimentaires.

            Mais son occupation quotidienne consiste à fabriquer et à consacrer des protecteurs efficaces pour le village, les maisons, les champs, les animaux et les personnes. Les plus apparents sont suspendus aux portes ou devant elles, leurs formes sont innombrables… leur fonction est partout la même. Ils écartent les influences mauvaises qui menacent les hommes et leurs biens…

            La population villageoise se trouve donc entourée de périls divers contre lesquels elle entend se protéger. Mais pour cela, il faut qu’elle soit renseignée. Des spécialistes vont l’aider dans ce but. Ce sont les « Diseurs de Choses Cachées », qui tiennent dans la communauté une place officielle. Leur rôle est de fournir en toute circonstance des avis pour orienter et aussi détourner les activités religieuses, sociales et économiques du groupe. Responsables, en quelque matière, de la prospérité ou du malheur de la collectivité, leur autorité est assez grande pour arrêter les travaux agricoles certains jours reconnus néfastes, pour les faire commencer au contraire sur des emplacements choisis, inaugurer les chasses, les pêches et les fêtes saisonnières. Le Diseur des Choses Cachées intervient encore pour découvrir ceux qui ont pêché contre la coutume et irrité les dieux ; aucun mariage ne se conclut sans qu’il soit consulté. Il est le fidèle conseiller de tous. C’est un fonctionnaire à attributions sacrées dont personne n’osait mépriser les avis il y a peu d’années…

            Dans tous les grands centres existe aussi le marchand de philtres ou d’amulettes à buts particuliers, qui vendent des charmes de prospérité et surtout des charmes sexuels propres à favoriser l’amour et le mariage, à écarter les rivalités, à assurer virilité et fécondité, à maintenir la constance, à provoquer les réconciliations, à faciliter grossesses et accouchements. (p.136) »

                                                            La terre et ses paysans

 Démesure

            Allons d’abord à l’essentiel avec une citation de Richard-Molard :

            « Le monde noir d’Afrique occidentale est un paysannat, sous toutes les latitudes, des oasis sahariennes à la forêt guinéenne. Il est réparti là l’eau permet l’agriculture, par l’irrigation au Sahara, les grands fleuves au Sahel septentrional, la pluie au sud…. Chefs nobles et marabouts dans les sociétés les plus évoluées répugnent à tout travail. Encore leurs femmes et leurs captifs doivent compenser leur oisiveté…

            Il n’y a certainement pas d’illusions à se faire quant aux possibilités économiques de l’agriculture d’AOF, notamment dans les immensités soudaniennes…. L’on dit que le monde tropical ne convient pas aux Blancs. Est-on certain qu’il convienne beaucoup mieux aux Noirs ? L’homme est aux prises avec des terres de démesure. Lui qui est la mesure de toutes choses dans un pays de calanques méditerranéennes, il n’est ici la mesure de rien et fait de sa soumission une religion… (p.118,128)

Une terre à base religieuse

            Labouret décrivait la complexité des relations religieuses existant entre le fondateur d’un village, d’un clan, Maître du sol, et ses représentants, les grands prêtres, la terre et ses paysans. Il confirmait le rôle des grands prêtres :

            « Mais le rôle du grand prêtre est plus étendu encore. Il contrôle la plupart des fêtes locales, en impose l’ordonnance, et fixe l’époque de chacune d’elles. A ce titre, il détermine, avec le conseil des anciens, les périodes au cours desquelles se dérouleront les cycles d’initiation, qui donneront à la communauté des cadres instruits de leurs croyances et de leurs devoirs sociaux. Son action déborde donc assez largement sur le plan politique lié, ici, dans une certaine mesure, à la religion, sans être pourtant dominé par celle-ci comme on a pu le croire.

            Le grand prêtre est en outre le président du tribunal qui juge et châtie au nom des dieux, puisque toute infraction à la morale locale, c'est-à-dire aux habitudes admises et à la technique de la vie dans le pays, doit susciter le courroux des puissances surnaturelles, du totem ou des ancêtres. (p.57,68)

            « Le village « centre d’autonomie et d’énergie » fonde ses droits fonciers sur la religion qui impose aux habitants une étroite solidarité, entraînant pour eux la responsabilité collective de culte et de droit. » (p.66)

            «  A la fin de cet exposé, on peut résumer à peu près ainsi les principes du droit foncier en Afrique tropicale française.

            a) Partout il a une base religieuse indéniable. Le maître de la terre qui en jouit  remplit encore aujourd’hui un rôle capital que les autorités locales n’apprécient pas toujours comme il devrait l’être….

            b) Très souvent, comme nous l’avons dit, le maître de la terre est aussi le chef politique du groupement, mais il n’est pas rare de voir, à côté du premier, qui garde toutes ses attributions religieuses et foncières, un autre chef ayant des fonctions uniquement politiques…

            c) A la maîtrise du sol et à l’autorité politique locale s’est superposée parfois une autorité étrangère conquérante, capable de réclamer des redevances aux usagers du sol…. » (p.77)

               Le paysannat de Delavignette

            Delavignette avait publié, en 1931,  un livre intitulé » « Paysans noirs ». L’ouvrage montrait toute l’importance des villages du monde noir et surtout de ses paysans, et dans son nouveau livre « Service africain » (1946), il pouvait déjà noter les effets de la colonisation. Il notait :

            « Tout n’est pas dit avec ce simple mot de paysan noir. L’argent, la route, l’armée, l’école, la Croix ont désagrégé le cadre social où les cultivateurs s’étaient tenus et en quelque sorte retranchés jusqu’à ces dernières années. » (p173)

             Et l’auteur de proposer de solutions pour aider les paysans à « amortir le choc colonial ».

         Misérable outillage et étrange manière de cultiver

            Delavignette relevait qu’à l’orée de la colonisation, la paysannerie restait « invisible et opprimée ».

             « Deux choses surtout nous faisaient douter qu’il fût un véritable paysan : c’étaient son misérable outillage et son étrange manière de cultiver… »

« Quant à la manière de cultiver, elle nous déroutait complètement. En réalité, sous l’apparente collectivité, il existait une propriété familiale et dans l’apparente indivision de cette famille, un système de biens personnels…

Dans les manières indigènes de cultiver, il n’était pas que la possession du sol qui nous fût inintelligible, il y avait son façonnage. Le travail communautaire de jeunes gens du même âge, venus de plusieurs villages voisins dans le même champ, les filles d’un côté, les garçons de l’autre, et tous rangés en ligne, courbés sur leur houe, sautant à reculons, sous le commandement d’un griot pour donner le coup de houe entre leurs jambes et tracer ainsi, à croupetons, un sillon multiple, cela nous paraissait un spectacle d’ethnologie et non un acte d’agriculture…

            Dans ses formes familiales comme dans ses méthodes communautaires soufflait une âme religieuse qui ne nous semblait faite que de superstition. Pas de propriété sans sacrifices rituels et pas de travail sans prières et conjurations. L’animal le plus utile à l’agriculture indigène n’est pas une bête qui tire, mais une bête qu’on tue pour savoir sur le champ est bien choisi, le travail possible, la récolte conjurée. « (p.181)

               Le divin, les croyances  

            Delavignette intitulait curieusement le chapitre VII de son livre « Dans le champ du divin »

            C’est sans doute le domaine culturel et social qui a échappé le plus aux Blancs, aussi bien au début de la colonisation, que pendant, et en lisant des récits publiés de nos jours par de grands auteurs comme Hampâté Bâ ou Kourouma, j’avoue que ce monde de croyances, de superstitions, de magie aussi, m’est encore complètement étranger, comme il le serait sans doute pour beaucoup de Français.

,           Richard-Molard relevait :

            « On imagine sans peine qu’il n’est point facile à un Noir de se tirer d’affaire dans un monde où pullulent les forces, les esprits, comme autant de de menaces possibles pour lui. Il a un rituel sacré et fixé de vie à apprendre et à respecter, parfois d’une extrême complexité. Ce rituel est notamment destiné à la conservation des forces, celles par exemple des ancêtres dont le vivant est à la fois le continuateur, le support matériel et le représentant, en sorte que le monde noir est fait de bien plus de morts que de vivants. Aussi n’y a-t-il pas, sauf influences extérieures, de coupure entre le spirituel et le temporel et le gouvernement social fonctionne-t-il comme une sorte d’église : une communauté religieuse.

            C’est sous cet angle qu’il faut comprendre, probablement, la valeur primordiale du groupement familial dans les sociétés noires, celui-ci s’entendant au sens large, vraie « communauté taisible » sous l’autorité d’un pater familias prêtre, conservateur du culte des mânes, gérant (non propriétaire) du patrimoine collectif (‘d’une collectivité qui compte toujours plus de morts que de vivants. ( p.80)

            « Même quand l’islamisation parait réussir, ce n’est jamais en supprimant le fond animiste, mais bien en l’associant en dépit des contradictions les plus foncières et en constituant une sorte de syncrétisme qui ne laisse guère à l’Islam que ce qui est extérieur. » (p.85)

            Il serait sans doute possible d’ajouter que le christianisme  a rencontré les mêmes problèmes d’adaptation.

            « Il y a en Afrique occidentale un pullulement de « marabouts » dont beaucoup ne sont que de modestes aventuriers, faisant commerce de quelque baraka particulière, de talismans miraculeux ou du prestige acquis auprès d’un maître renommé. » « (p.80)

                         Jean Pierre Renaud                    Tous droits réservés

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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 15:17

4ème Partie

Une problématique coloniale insoluble

 

Chapitre 15

 

Une problématique insoluble

         Avant d’écrire quoi que ce soit, j’ai envie de dire qu’au cours des deux principales périodes de la colonisation française en AOF,  années 1890-1920 et années 1920-1940, l’Afrique vivante échappait presque complètement au regard et à la compréhension des Français.

         Richard-Molard écrivait dans son livre AOF, chapitre V « L’Afrique vivante » :

         « Il reste étonnant à quel point le livre d’un Européen écrit pour des Européens ou assimilés est impuissant à donner une idée correcte de l’Afrique vivante. »

         Le géographe historien rapportait ses observations à la deuxième période de colonisation, mais elles s’appliquaient aussi à la troisième période qui a précédé l’indépendance.

         Je dirais même, à lire les écrits d’Hampâté Bâ, et ceux plus récents de Kourouma, que l’Afrique vivante nous échappe toujours, tant les coutumes, les croyances, les traditions, l’imbrication permanente entre le monde visible et invisible, le sacré et le civil, les vivants et les ancêtres, imprègne la vie sociale des Africains. Et cette continuité entre les différents mondes, naturel, animal, et humain, que nous avons beaucoup de peine à interpréter, et à comprendre.

         Avec un recul de cinquante ou cent ans, avec des témoignages récents de grands auteurs africains, une évidence éclate aux yeux : la colonisation française ne pouvait guère devenir autre chose qu’une superstructure étrangère, même si elle fut la cause de la désagrégation des sociétés traditionnelles de l’Afrique de l’ouest.

        Année 1920, la France est solidement installée en AOF. Elle a mis en place un système colonial relativement efficace avec un petit nombre d’hommes et avec un coût minimum, étant donné que la Chambre des Députés avait, dès 1900, mis une interdiction absolue à toute subvention de la métropole aux colonies.

         Dans les pages qui précèdent, nous avons tenté de donner des exemples des premiers contacts entre blancs et noirs en Afrique occidentale, puis des premiers pas des Français en Côte d’Ivoire.

         Les premiers regards échangés entre  monde blanc et monde noir n’étaient pas toujours enfermés dans un système de préjugés racistes ou colonialistes, contrairement à ce que certains prétendent de façon souvent anachronique, mais il est vrai qu’au fur et à mesure que se met en place le nouveau système colonial français, celui-ci s’enferme dans un ensemble de contradictions insolubles, comme nous l’avons déjà indiqué, despotisme contre République, citoyenneté contre indigénat, exploitation contre liberté économique…

         Mais pouvait-il en être autrement ?

         Nous avons déjà noté que l’entreprise coloniale était tout à fait démesurée, non seulement pour les raisons déjà évoquées, mais parce que la colonisation, si elle pouvait créer des ruptures profondes dans le fonctionnement des sociétés africaines, n’était pas en mesure de trouver des solutions, d’établir des ponts solides entre deux types de cultures qui n’avaient pas beaucoup de points communs.

         Nous avons évoqué, au fur et à mesure de nos lectures, les observations que les premiers blancs firent lors de leurs voyages et séjours, et celles-ci, encore sommaires, sauf celles de Delafosse, montraient déjà toute la difficulté que rencontrerait la colonisation à la fois pour « civiliser » à la manière des blancs, pour les faire accéder à l’école, à la citoyenneté, au développement économique, tel que nous le concevions.

         Quelques éclairages sur cette problématique proposés par de bons connaisseurs de l’Afrique en vue de nourrir notre réflexion.

      Delavignette, Aniaba, et Louis XIV

         Aniaba, prince d’Issiny

         Dans le livre « Service Africain », Delavignette  citait l’exemple d’un prince de la Côte d’Ivoire venu à la cour de Versailles:

         «  Il y a deux cent cinquante ans, un noir vivait en gentilhomme à la cour de Louis XIV et il était le fils du roi d’Issiny (aujourd’hui Assinie)... En recevant ses adieux, Louis XIV lui aurait dit :

         « Prince Aniaba, il n’y a donc plus de différence entre vous et moi, que du noir au blanc. » (p.223)

         Le lecteur doit savoir toutefois que le roi s’était empressé de le faire catéchiser et que le roi raisonnait de roi à roi, c'est-à-dire avec une logique de pouvoir, de relations « internationales », qui ne pouvaient rester qu’à la surface des choses.

     Delavignette et les instituteurs de Gorée : une grande différence d’accommodation

Le même Delavignette rapportait plus loin :

         «  Une délégation d’instituteurs de Gorée voyageaient en France. Et comme on leur demandait ce qui les avait le plus frappé, l’un d’eux eut cette réponse profonde :

         « C’est l’accommodation de notre propre vue. Chez nous, dans la savane, l’œil porte trop loin ; dans la forêt pas assez. En France, on voit toujours à bonne distance. » (p.240)

         Une différence d’accommodation qui en disait encore long sur l’écart qui existait encore entre les deux mondes.

        A nouveau Delavignette et les vieux clichés

         « Nous partons maintenant pour l’Afrique en avion, et avec des cartes qui marquent le progrès de nos connaissances : les côtes sont exactement relevées ; les fleuves et les monts situés et mesurés, les sols étudiés. Mais pour voyager moralement, il semble que nous emportions toujours de vieux clichés que les ancêtres glissent dans notre carlingue ; les noirs seraient de bons sauvages ou bien des hommes inférieurs, ou encore de grands enfants ! Cependant nous commençons, depuis quelques années, à les étudier tels qu’ils sont dans leurs Afriques et non pas tels que nous les rangions dans nos catégories conventionnelles. » (p.30)

            Richard- Molard, l’historien géographe écrivait 

         « Le Blanc, en pays tempéré, a peut-être eu le privilège d’être placé dans un milieu physique qui d’abord rend nécessaire l’effort continu pour vivre. Il se trouve qu’en Afrique noire l’homme peut se contenter d’une anémiante passivité pour exister.

         D’autre part, le milieu dans lequel est placé le Blanc ne déçoit pas l’effort. C’est trop souvent le contraire en Afrique noire et les Blancs eux-mêmes en ont fait quelques cruelles expériences. Il s’ensuit peut-être un essor démographique en pays tempéré qui, sauf exception, n’apparaît pas en Afrique noire. Ici, en général, l’homme dispose de l’espace ; il peut ne pas se fixer à une parcelle. La lutte pour la vie ne l’encourage pas et ne l’oblige pas à domestiquer la nature. On dit qu’en AOF l’effort générateur de progrès se dilue dans l’étendue. Pas de propriété individuelle, des structures sociales collectives ; un individu dépersonnalisé, refoulé, souvent chargé de complexes ; tout cela concourt à la sclérose. Sans doute, sait-on aujourd’hui que ce « paysan de vocation, fortement encadré par la famille et le groupe social, ce fidèle, en relation constante avec les puissances de l’au-delà, ce grégaire que seuls des événements catastrophiques détachent de l’autorité et dont les ancêtres ont été capables de fonder de grands empires fermement organisés, c’est déjà un tout autre homme que le danseur éperdu ou le sauvage incorrigible dont une littérature de pacotille prétendait nous donner l’image » (G.Hardy) (AOF, p.128)

         Bon connaisseur du Fouta Djalon, Richard-Molard notait encore :

          « Les bowal stériles des hautes terres du Fouta Dialon portent des densités extraordinaires sur les hautes terres, quoiqu’ils soient stériles et que la fraîcheur relative de l’altitude nuise au riz et aux mils. On compte 58 habitants au kilomètre carré sur le canton de Labé ; 68 sur celui de Bantignel. Certes, l’on vit mal. On est maigre et les hommes non mariés émigrent temporairement. C’est la rançon de la fortune politique des Peuls : ils ont inconsidérément surpeuplé le pays de 300 000 captifs pour qu’ils puissent vivre eux-mêmes sans rien faire… Or, jusqu’à présent l’agronome ne leur apporté aucune technique qui soit un progrès incontestable. Au surplus la description de Mollien, datée de 1819, reste si conforme à ce que montre le paysage actuel  qu’on est tenté de rester serein. Il y a des siècles que ce Fouta est tel que nous le voyons (G.Vieillard). La catastrophe n’est pas pour demain. (p.124)

           Et pourtant, les élites africaines existaient, comme le soulignait Sœur Marie-André du Sacré Cœur dans son livre « La condition humaine en Afrique noire » (1952), fruit de sa longue expérience dans ces contrées :

         « Ces élites, elles existent déjà, et depuis longtemps. Car ce sont elles qui ont fait l’Afrique, ont façonné son âme, sa civilisation, ses coutumes, et gardent son patrimoine artistique et culturel. Elites masculines, mais aussi élites féminines ; celles-ci plus cachées, souvent inconnues, parfois méconnues. » (p.228)

         Un système colonial avec un petit nombre de blancs et très peu de colons :

         En 1938, il y avait 24 798 européens en AOF, soit 1% de la population (3 041 militaires, 6 200 femmes, et 4 300 enfants), dont 3 600 fonctionnaires. Plus de 80% de cette population se trouvait dans les villes, dont presque la moitié à Dakar même.

         Le nombre de colons était également faible : en Côte d’Ivoire, en 1938, la colonie en comptait 198 sur une population européenne de 3 200 habitants, et la Guinée, 200 sur une population européenne de 1 697 habitants.

         A la fin des années 39, les plantations européennes occupaient 65.000 hectares sur deux millions et demi de kilomètres carrés de cultures indigènes. (p,188)

         Pourquoi une problématique insoluble ?

         Les premiers blancs de cette Afrique occidentale en voie de colonisation rendirent compte, comme nous l’avons vu, des observations de nature très diverse qu’ils firent au cours de leurs explorations, négociations, opérations de conquête, et séjours d’administration ou de commandement.

         A la lecture de ces récits, on voit bien toute la difficulté que la France pouvait rencontrer pour asseoir son système colonial, et avant toute chose,  sa gigantesque méconnaissance ou ignorance du monde noir.

          Ces carences de connaissance touchaient à des domaines essentiels de la vie des sociétés africaines : qui y commandait réellement, exerçait le pouvoir ? A qui appartenait la terre ? Quels étaient ses paysans ? Comment était organisée la famille ? A quoi croyait-on  en AOF ?

         Dans le chapitre suivant, nous examinerons rapidement ces Afriques inconnues.

                      Jean Pierre Renaud                                     Tous droits réservés

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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 11:42

Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale (1890-1920)

Chapitre 14

 

Premier bilan de la colonisation française en AOF

1890-1914

 

            La démesure coloniale

 

            La première chose qui frappe, sans doute avec le recul de l’histoire, est la démesure de cette entreprise coloniale face à l’immensité de l’Afrique occidentale, un peu plus de 4,7 millions de kilomètres carrés, soit le sixième du continent africain et  à peu près la moitié de l’Europe.

            Au début du vingtième siècle, on estimait que sa population était de l’ordre de dix à douze millions d’habitants.

            Que dire aussi d’une démesure encore plus grande, la folle ambition des deux principales puissances coloniales de l’époque ? Elles avaient en tout état de cause les yeux plus gros que le ventre, si l’on considère l’étendue de leurs possessions, 12 millions de kilomètres carrés et de l’ordre de 65 millions d’habitants pour la France, 33 millions de kilomètres carrés et de l’ordre de 550 millions d’habitants pour la Grande Bretagne.

            Le problème est que ces deux puissances en compétition coloniale permanente sur toutes les parties des continents et des océans abordèrent le sujet colonial de façon tout à fait différente, à la fois pour des raisons de culture politique, et parce que la Grande Bretagne s’était incontestablement attribuée la plus belle part du domaine colonial.

 

            Les contradictions coloniales françaises

            La première guerre mondiale terminée, une fois la France ruinée, le moment était peut être venu d’adapter la politique coloniale française aux moyens de la France, ce que fit intelligemment l’Angleterre.

            L’historien Henry Laurens observait que, dans les années 1919-1920, les Britanniques réexaminèrent leur politique impériale, en constatant que leur empire était « overstretched », (surétendu), et qu’il n’était donc pas question de se lancer dans une colonisation coûteuse.

            Au contraire, les Français poursuivirent leurs rêves coloniaux pleins de contradictions, humaines, politiques et économiques, dictature coloniale contre république, indigénat contre citoyenneté et civilisation, exploitation économique contre développement.

            Alors que les colonies françaises ne disposaient pas de ressources comparables à celles des colonies anglaises, et que la métropole n’avait pas du tout l’intention de dépenser le moindre franc dans les colonies.

            En 1900, la Chambre des Députés avait voté une loi qui imposait aux colonies d’être autonomes budgétairement, ce qui voulait dire qu’il était hors de question qu’elles puissent compter sur le budget de l’Etat, et ce régime financier se perpétua jusque à la deuxième guerre mondiale.

 

            1890-1914, la France en AOF, pour quels résultats ?

            La paix civile : même s’il existait encore à la frange du désert, et dans quelques- unes des ethnies de la savane ou de la forêt, des îlots de résistance à la présence française, il est possible de constater que, d’une façon générale, la paix civile régnait en Afrique occidentale, et que cette situation était à la fois nouvelle et révolutionnaire.

            Une organisation politique et administrative centrale, la fédération : est-ce que cette superstructure de type marxiste était nécessaire ? Il est possible d’en discuter, mais ce n’était pas la première fois, historiquement, que de grands chefs de guerre, politiques et religieux, s’étaient lancés dans des entreprises comparables, avaient créé des empires, à l’exemple d’Hadj El Omar, de son fils Ahmadou, et de Samory, pour ne citer que les plus récents, mais c’était la première fois qu’une nouvelle organisation impériale avait une telle ampleur géographique et une telle puissance.

 

            L’ouverture au monde 

            « Une anémiante continentalité »

            C’est cette ouverture au monde qui constitua sans doute le déclic de la transformation complète, pour ne pas dire aussi de désagrégation des systèmes de pouvoir politique, religieux, culturel et économique de cette région d’Afrique.

            Dans son livre l’AOF, l’historien et géographe  Richard-Molard écrivait :

            « L’Afrique occidentale tourne le dos à la mer… elle subit une anémiante continentalité … elle est particulièrement enfermée dans sa continentalité… p,XII)

            En quelques vingt-cinq années, de 1890 à 1914, la France réussit incontestablement, mais en partie, à rompre ce superbe isolement.

            Une ouverture maritime par la création de lignes maritimes régulières avec les autres côtes d’Afrique, celles d’Europe, d’Asie et des Amériques. Dès la fin du dix-neuvième siècle, il était possible de prendre des paquebots pour aller de Bordeaux ou Marseille vers les nouveaux ports de Dakar, de Grand Bassam ou de Cotonou, et inversement des côtes d’Afrique vers celles d’Europe..

            Dès le début de la période étudiée, et à la condition de pouvoir profiter de la saison des hautes eaux, des bateaux à vapeur naviguaient sur le fleuve Sénégal et le cours moyen du fleuve Niger.

            Des lignes de chemin de fer furent construites, la première de Saint Louis à Dakar, en 1885, et la deuxième de Kayes à Bamako, entre 1885 et 1906.

            Quelques routes enfin furent tracées, de l’ordre de 2.000 kilomètres, alors qu’aucune route carrossable n’existait lors de la conquête du territoire. La roue était d’ailleurs alors ignorée.

            Un début de révolution donc dans le transport des hommes et des marchandises, mais aussi des mots, car très rapidement, et pour des raisons évidentes de commandement, des lignes télégraphiques furent établies dans les huit colonies. Dès 1885, il fut possible de communiquer par télégraphe et câble entre Bamako, Dakar,  et l’Europe.

            Pourquoi cacher qu’à cette époque, et dans ce dernier domaine,  la France fut longtemps à la remorque des Anglais qui construirent rapidement un réseau câblé, le long des côtes africaines ?

            Enfin, la venue des Français créa les bases de la naissance de villes nouvelles, soit côtières, et donc commerçantes, Saint Louis, Dakar, Conakry, Grand Bassam, ou Cotonou, soit continentales, et donc d’abord administratives, notamment Kayes et Bamako.

            Finie l’époque où l’Afrique tournait le dos au large et à la mer !

            La nouvelle Afrique commençait à se structurer à partir des fleuves et des côtes, et à abandonner les vieilles cités de l’intérieur du continent, Tombouctou, Ségou, Sikasso, ou Kankan.

 

 

            Une politique d’équipement financée par l’emprunt

            Nous avons déjà indiqué plus haut qu’il revenait aux colonies de financer leur administration et leur équipement, mais sans les emprunts publics, placés en France, et garantis par la France, rien n’aurait été possible.

            Dans une étude récente, une doctorante a développé la thèse d’après laquelle l’AOF n’avait pas coûté très cher au contribuable français, et avait été une bonne affaire pour la métropole.

            Si le premier point est exact, étant donné que la loi appliquée était bien celle-là, jusqu’en 1945, il convient de préciser que les épargnants français y furent quand même de leur poche pour tous les emprunts que la Fédération de l’AOF fit dans les années qui précédèrent la première guerre mondiale.

            En 1919, le franc avait perdu plus de 60% de sa valeur, donc les titres de remboursement.

Il convient également de préciser qu’avec la création du FIDES en 1945, le contribuable mit effectivement la main à la poche/

            Quant à la question de savoir si l’AOF a été une bonne affaire pour la France sur le plan économique, je n’en sais rien, mais à supposer que cela fut, et qu’il soit possible de le démontrer, il ne pouvait s’agir que d’un bénéfice marginal, compte tenu de la disproportion colossale qui existait alors entre les deux types d’économies.

           

            Un autre bilan

            Une encyclopédie de la connaissance

            Dans ces contrées de tradition orale, rares étaient celles qui consignaient leurs connaissances dans des écrits, sauf celles de culture musulmane, et l’Afrique occidentale ne disposait pas d’un inventaire de sa géographie physique, économique et humaine, de son histoire, de ses croyances et de ses mœurs.

            Grâce au travail des officiers et des premiers administrateurs, à leurs écrits, qui furent très nombreux, la période 1890-1914 permit de recueillir une masse considérable d’informations sur l’état de l’Afrique occidentale d’alors, une sorte d’encyclopédie des voyages, laissant donc en héritage une sorte de bibliothèque des connaissances de l’époque.

            Les cartes

            Certains reprocheront peut être à ces récits, un parti pris, des regards biaisés, mais ce type de reproche peut difficilement être formulé à l’endroit de toutes les observations de type, technique, objectif, faites par les techniciens qu’étaient les officiers, avec leur minutie toute militaire.

            Pour ne citer qu’un exemple, celui des cartes des itinéraires suivis par les officiers, avec une multitude de relevés astronomiques et géographiques.

            L’ethnologie naissante

            Par ailleurs, nombreux étaient également les récits qui décrivaient croyances et mœurs, qui tentaient de déchiffrer les coutumes et l’organisation de la multitude de villages et d’ethnies qu’ils rencontraient.

            Comme nous l’avons vu, et dès avant 1914, l’administrateur Delafosse livra au public intéressé une somme considérable d’informations sur l’AOF des premières années de la colonisation.

            De nos jours, il est de bon ton, pour certains anthropologues de contester les analyses d’un Delafosse considéré un peu comme un amateur – il avait tout de même fait l’Ecole des Langues Orientales.

 

            Des impressions très mitigées

            Au cours de cette première période, la France prit la mesure des difficultés et de la complexité du travail de colonisation qu’elle se promettait de mener en Afrique occidentale, mais il ne semble pas qu’elle ait choisi clairement sa politique coloniale.

            L’impression que la gestion des affaires coloniales continuait à être assurée par un petit groupe politique et économique averti, relié aux intérêts économiques des ports de Bordeaux et de Marseille, à côté d’un Parlement plutôt indifférent, mais qui laissait le soin aux gouverneurs d’administrer au mieux leurs colonies.

            A l’occasion d’un grand débat du Parlement sur la conquête du Tonkin, un ministre avait répondu « les événements ont marché », et l’étude de cette période donne également à penser que les événements continuaient à « marcher », sans que les gouvernements et le Parlement n’aient jamais débattu de la politique coloniale à mener, et sans arrêter de position, alors que nous avons vu, notamment avec le témoignage de l’expert Delafosse, qu’il aurait fallu choisir.

            Alors qu’un système colonial administratif se mettait en place, une sorte de despotisme colonial que le gouvernement fut content de trouver lorsque la première guerre mondiale éclata, fort des hommes et des ressources qu’il pouvait mobiliser pour soutenir l’effort de guerre.

            Il est possible de situer à cette date le point de départ d’un nouveau système colonial perçu comme oppressif, de plus en plus éloigné des réalités du pays, alors que parallèlement, comme nous l’avons vu, notamment avec le témoignage d’Ahmadou Hampâté Bâ, ce conflit mondial avait ébranlé définitivement le mythe de l’homme blanc invincible.

 

            Une conclusion provisoire

            Au fur et à mesure des années, de mes lectures et de mes recherches, je me suis souvent demandé pourquoi nos anciens étaient partis à la conquête du monde, de n’importe lesquelles des parties du monde, car les enjeux économiques n’étaient pas du tout les mêmes, qu’il s’agisse de l’Indochine, une sorte de perle coloniale à l’image des perles coloniales anglaises, ou de l’Afrique occidentale.

            Qu’est-ce que la France avait à gagner en conquérant cette partie du continent africain ?

            Son ambition était d’autant plus irresponsable qu’elle n’avait pas les moyens d’apporter des réponses aux questions que posait la complexité des problèmes de cette Afrique, des problèmes souvent insolubles.

            Nous allons en effet, dans une quatrième partie, faire appel au concours d’observateurs avertis, bons connaisseurs de l’Afrique des années 1920-1940, à leurs regards, pour réaliser qu’une colonisation réussie de cette Afrique était décidément une tâche impossible.

                  Jean Pierre Renaud                   Tous droits réservés

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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 10:37

Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale (1890-1920)

Chapitre 13

Le « système colonial »

Grande a été ma surprise, lorsque sur internet, j’ai trouvé une grande abondance de contributions d’enseignants, relatives à la préparation du bac, dont l’intitulé détaillé comportait l’étude du système colonial.

            Il est possible en effet de se poser des questions, à la fois sur l’anachronisme  éventuel de cette expression, telle qu’elle est utilisée dans le domaine historique, et sur sa pertinence scientifique, c'est-à-dire sa congruence avec le domaine analysé, et pour toute la période de la colonisation..

Dans les années 1940, l’historien géographe Richard-Molard a effectivement utilisé l’expression, et quelques dizaines d’années plus tard, le grand lettré Ahmadou Hampâté Bâ, a fait également appel à la même expression pour décrire la situation coloniale qu’il avait connue dans le bassin du Niger, pendant la première moitié du vingtième siècle.

            Nous reviendrons plus loin sur leur analyse.

            Je ne crois pas me tromper en indiquant que la plupart des acteurs de la première phase de conquête et de colonisation n’ont sans doute jamais eu conscience de faire fonctionner un système colonial, dans l’acception que lui a donnée la théorie économique, ou même toute autre théorie de système, à la rigueur une des formes du système français centralisé.

            Il parait d’ailleurs difficile de reconnaître l’existence d’un système colonial, avant les années 1920.

           Quelques définitions

            Et pour que les choses soient claires, proposons quelques définitions !

            Pour qu’il y ait système, la théorie est à peu près d’accord pour dire qu’il faut la conjonction de trois facteurs :

            - une pensée, un esprit commun, par exemple la recherche du profit, dans le système capitaliste,

            - une forme commune, un ensemble cohérent d’éléments (sociaux, juridiques, institutionnels…) constituant une structure, ou un ensemble de structures, par exemple la liberté d’entreprendre liée à la propriété privée, également dans le système capitaliste,

            -  un ensemble de techniques, de procédés, tels que le machinisme promu également par le système capitaliste.

            Les économistes ont étudié les différents types d’organisations, centralisées ou non, et le système colonial, tel qu’il a fonctionné dans la première phase, est sans doute plus proche de la définition d’un type d’organisation administrative, beaucoup moins ambitieuse, car le fameux système, s’il a existé, était plein de contradictions.

      Dans son livre « Oui ! Mon Commandant ! », Ahmadou Hampâté Bâ distingue deux périodes dans la mise en place du « système », celle d’avant 1904, alors que les officiers administraient encore la plus grande partie du territoire, et celle d’après 1904, date d’une réelle prise en mains par l’administration coloniale, c'est-à-dire civile.

            Personnellement, je pense que la première grande rupture coloniale, qui a vu la naissance et l’installation d’un système colonial à la française, a été celle de la première guerre mondiale, celle que le même auteur décrit d’ailleurs, avec toutes ses conséquences, et à plusieurs reprises, dans ses livres.

      Un système économique ?

            Jusqu’en 1914, les choses ont commencé à changer dans la situation économique de l’Afrique occidentale, mais ce sont avant tout les demandes de la métropole, pour ne pas dire souvent ses exigences ou ses contraintes,  pour soutenir un effort de guerre colossal, qui commencèrent à faire bouger le pays en profondeur.      

        Peu de gens connaissent l’aide, spontanée ou « stimulée » par les administrateurs coloniaux,  que l’Afrique a apportée à la France en fournissant des dizaines de milliers de tirailleurs, mais on connaît encore moins le concours qu’elle lui a apporté en lui fournissant ses produits tropicaux.

            Jusque-là, les économies locales fonctionnaient à l’ancienne, la traite continuant comme avant, les entreprises françaises s’abstenant d’y investir et d’y transformer les produits tropicaux : les économies locales étaient restées celles de la traite et de la cueillette.

            Les économies locales de l’Afrique de l’Ouest restèrent à la périphérie de l’économie métropolitaine, une sorte d’exutoire de productions françaises en crise, notamment les textiles en déclin du vosgien Jules Ferry, celles qui avaient motivé en partie les nouvelles conquêtes de la Troisième République.

            Pourquoi ne pas souligner que, jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, la France est restée un pays à dominante agricole et protectionniste, et que pour les Français, mis à part le cas peut-être de l’Algérie, les colonies en tant que telles, évoquaient beaucoup plus le concept de nouvelle puissance de la France, et avant tout le rêve exotique, qu’un nouveau champ d’exploitation économique.

            Il convient également de rappeler que la métropole, par la voie de ses députés avait fixé en 1900 la ligne de conduite que les colonies devaient respecter, non à la subvention, oui à l’emprunt, à la condition qu’il soit autorisé par la loi

            Il est vrai que dans cette phase d’appropriation, il existait un certain mélange des genres, pour ne pas dire certain, entre l’administration coloniale et des intérêts économiques encore bien modestes.

            Les premiers Français de Côte d’Ivoire avaient en effet pris la mesure du potentiel économique de la colonie, riche en produits tropicaux de toute nature, bois, huile de palme, ou caoutchouc, et c’est sans doute ce qui a pu inciter les premiers blancs à embarquer la métropole dans la conquête de ce territoire.

       Un embryon de système financier et économique de type étatique

            C’est la création de la Fédération d’Afrique Occidentale Française, l’AOF, en 1895, composée de huit colonies, dirigée par un véritable proconsul, le Gouverneur Général, habilité à légiférer par décret, qui a constitué la base de départ d’un système colonial à la française.

            Le régime général institutionnel des colonies était resté celui de la constitution de 1875, c'est-à-dire un régime qui donnait aux gouverneurs les pleins pouvoirs de légiférer.

            Il n’était donc pas question de lois républicaines, et encore moins de République.

            La fédération, ainsi que chaque colonie, furent dotées d’un budget, donc d’un puissant moyen d’action, mais celui de la toute nouvelle fédération primait évidemment les autres.

            L’innovation de l’emprunt

            Cette innovation n’a l’air de rien, mais elle rendit possible, dès la première période, le financement de grands travaux par emprunt, de grands équipements, sans lesquels l’AOF n’aurait eu aucune chance de se développer.

            Comme Richard-Molard le souligna plus tard, l’Afrique occidentale souffrait jusque- là de son « trop plein de continentalité ».

            Cette innovation était d’autant plus capitale qu’aucun emprunt n’aurait été possible pour l’une ou l’autre de ces colonies, sans la garantie de l’ensemble, mais surtout sans la garantie de l’Etat français.

            Qui aurait souscrit à ces emprunts sans la garantie de la métropole ?

            Le système colonial administratif

            C’est l’élément le plus caractéristique du nouveau système, une pyramide hiérarchique descendant du gouverneur général, aux gouverneurs, aux commandants de cercle, officiers et administrateurs coloniaux, aux chefs de canton, et aux chefs de village.

            Richard-Molard notait :

            « Or la Constitution de 1875, rien moins que démocratique dans l’esprit de ses auteurs, est muette sur les colonies. L’AOF naîtra donc et vivra un demi-siècle sous le même régime des décrets ; son législateur est le Président de la République dont le représentant local, le gouverneur général reste, en théorie pendant toute la Troisième République, proconsul de l’Empire autoritaire, à la tête d’une hiérarchie de commandement toute militaire : le villageois doit obéir à son chef de village ; le chef de village au chef de canton, le chef de canton au chef de subdivision, le chef de subdivision au commandant de cercle, les commandants de cercle au gouverneur, le gouverneur au gouverneur général et celui-ci au ministre. Législatif, exécutif et judiciaire sont continuellement mêlés, souvent confondus. «  (p.150)

            Il y avait alors 118 cercles, composés de 2.200 cantons, et d’une myriade de villages, 50.000 environ, ce qui très concrètement, et en termes d’autorité, voulait dire qu’il revenait à un peu plus d’une centaine d’hommes, les commandants de cercle, d’assurer la paix civile sur le territoire immense de l’AOF.

             Autant dire, une tâche impossible, sans pouvoirs exceptionnels !

        Les solutions standard

            Les Français savent que, depuis Napoléon, leurs gouvernements ont toujours adoré la solution standard, mêmes hôtels de ville, mêmes lycées, mêmes casernes ! Tous les Français sur le même modèle, normalisés, même ceux, les nouveaux colonisés, les indigènes, auxquels on promettait d’accéder un jour à ce fameux standard !

            Dans son livre « Service africain », Delavignette écrivait :

            « On ne conçoit l’Administration, aux colonies comme dans la métropole, que si elle s’exerce d’un centre aux extrémités. C’est le caporalisme de Napoléon. » (p.85)

            Une organisation à la fois très centralisée et décentralisée, étant donné que dans la vie pratique, le bon fonctionnement du système supposait que les commandants de cercle, loin de « Dieu »,  dépositaires également de pouvoirs régaliens, jouent le jeu de cette centralisation, mais surtout, en aient réellement la possibilité.

            Concrètement, il ne pouvait en être ainsi, et contrairement à certaines opinions, l’administration coloniale, sur le terrain, fut beaucoup plus décentralisée qu’on ne l’a dit et écrit, ne serait-ce qu’en raison d’une doctrine coloniale qui ne pouvait faire autrement que de respecter les coutumes locales, pour autant qu’elles ne contrariaient pas trop la volonté de standardisation coloniale.

            L’administration coloniale avait fort à faire pour essayer de comprendre comment fonctionnait, non pas la société africaine en général, comme on parle de la société française, mais la multitude de sociétés africaines qu’elle avait l’ambition d’administrer.

            L’administration coloniale disposait donc de tous les pouvoirs, judiciaires y compris. Il s’agissait donc d’une sorte de dictature, mais qui, concrètement, et très souvent, était alors très proche des coutumes du pouvoir africain.

            Mais naturellement, ce n’était pas notre république !

          Après 1945, Richard-Molard notait qu’avec la naissance de communes  mixtes :

            « Ainsi, peu à peu, en dépit d’une contradiction juridique interne, l’esprit démocratique tendait à pénétrer une construction dictatoriale à l’origine et qui, jusqu’en 1946, s’en est toujours ressenti. » (p.152)

            Le lecteur doit toutefois savoir que dans les sociétés indigènes, non ou peu islamisées, il en était de même pour la justice coutumière, c'est-à-dire que le chef était à la fois un chef civil, religieux, et judiciaire.

            Delavignette, bon connaisseur des choses africaines, qui fut administrateur colonial, gouverneur, conseiller du ministre des Colonies Moutet, sous le Front Populaire (gauche), exprimait, à sa façon, cette orientation du système colonial dans le livre « Service Africain » (1946) :

            « La nature même des pays indigènes exigeait que la colonie fût chose d’Etat. Il n’y a jamais eu en Afrique tropicale de bons sauvages, de naturels vertueux, qui vécussent dans une anarchie heureuse. Les peuplades que nous appelons primitives possédaient un Etat qui réglait, avec une stricte minutie, les rapports entre les individus et le Pouvoir. Rien de moins favorable à l’individualisme que la vie en tribu. La colonie n’a été que la substitution d’un Etat à un autre. Elle n’a pu s’imposer aux pays qu’à la condition de leur apporter un autre Etat à la place de l’ancien. Et sous sa forme coloniale l’Etat apparaît aux pays africains comme il est apparu jadis aux provinces françaises d’Europe. Il rassemble les terres, centralise l’administration et cherche l’unité.

            Par la colonie, des pays africains sont tirés vers la notion d’Etat moderne… (p.45) »

            Et plus loin encore :

            « Les indigènes ne peuvent plus faire deux parts de leur vie ; une pour lui, l’autre pour eux. Il leur faut tout livrer, les enfants à l’Ecole, les coutumes au Tribunal. La colonie devient une sorte de colonie totalitaire où les coloniaux, obligatoires adhérents, se surmènent à tirer toute la vie indigène à eux. Pour être une providence la colonie doit trouver de l’argent, et pour trouver de l’argent elle doit faire appel au travail indigène dans des conditions qui troublent le pays et renforcent l’empreinte de l’Etat sur la société coloniale. «  (p.46)

            Le Code de l’Indigénat

            Le code en question avait été inauguré en Algérie en 1881, et il fut étendu successivement à toutes les colonies, et le fut également, par décret, à l’AOF en 1904.

            Ce code créait deux catégories de citoyens, les citoyens qui jouissaient des mêmes droits que les citoyens français, et les indigènes, l’immense majorité de la population.

            En 1916, quatre communes du Sénégal obtinrent la reconnaissance d’un statut identique au statut français, -Dakar, Saint Louis, Rufisque, et    - grâce à la présence et à l’intervention du député Diagne, qui disposait alors d’une grande influence auprès du gouvernement français. Il s’employa très activement au recrutement de tirailleurs pour répondre aux demandes du gouvernement français pendant la première guerre mondiale.

            Les indigènes étaient soumis à un régime judiciaire répressif exceptionnel, avec peines individuelles ou collectives, emprisonnement ou internement, contrôle des déplacements… qui les soumettait à la toute-puissance des administrateurs coloniaux.

            Ce code ne fut supprimé qu’en 1946 ! (Décret du 30/04/46)

           Il est évident que l’institution d’un tel régime était en contradiction avec le décret qui venait d’abolir l’esclavage en AOF, (décret du 12/12/05), et bien sûr avec toute une philosophie française de la civilisation et de la colonisation.

            Mais la France n’en était pas à une contradiction près, et il faut reconnaître que sans l’institution de ce régime disciplinaire de maintien de l’ordre, jamais aussi peu d’hommes, les « rois de la brousse », n’auraient eu la possibilité effective de maintenir cet ordre colonial.

       Et pour être un brin iconoclaste, et non anachronique, il est douteux que les bons indigènes mossis, samos, bétés, gouros, ou même baoulés…, de cette époque, se soient beaucoup interrogés sur les subtilités de ce droit français nouveau, alors que de leur naissance à leur mort, leur culture les obligeait à obéir à leurs chefs de famille, de village, ou de tribu, à leurs sorciers et marabouts.

            Les vrais problèmes d’application de ce code commencèrent lorsque le système colonial commença à scolariser et à employer les fameux blancs noirs dont il a été abondamment question dans les chapitres précédents, blancs noirs, qui fort légitimement, n’acceptaient pas d’être soumis à ce régime d’exception.

            Le Code de l’Indigénat fut sans doute l’instrument principal de l’installation du système colonial à la française, beaucoup plus qu’une présence militaire qui fut généralement très légère, compte tenu de l’immensité des territoires qu’il fallait administrer.

       Le système colonial français d’après Ahmadou Hampâté Bâ

           Dans son livre « Oui mon commandant ! », l’auteur décrivait la mise en place du nouveau système :

            « Les choses changèrent avec la phase suivante, qui vit la mise en place de l’administration civile (entre 1895 et 1905 selon les pays). Le réseau administratif se ramifiait selon une hiérarchie descendante : au sommet, il y avait le Gouverneur général ; ses instructions, inspirées de Paris, étaient transmises aux différents gouverneurs des territoires, qui les répercutaient à leur tour aux administrateurs civils des colonies, appelés « commandants de cercle », pour exécution sur le terrain.

            L’administration coloniale, qui avait commencé par s’appuyer sur les chefferies traditionnelles, les évinça peu à peu ou les absorba, en en faisant des « chefs de canton » soumis à son autorité ; le roi Aguibou Tall, par exemple, installé par le colonel Archinard à Bandiagara en 1893, fut destitué en 1902. La première mission de l’administration fut de recruter de gré ou de force tous les fils de chefs pour les envoyer à l’école française et les doter d’une instruction élémentaire, afin d’en faire de futurs employés subalternes de l’administration ou des maisons commerciales, et surtout, de fidèles serviteurs de la France, sevrés de leurs traditions ancestrales ; c’est ce type de formation que j’avais connu. L’accès à un enseignement plus poussé n’apparaîtra que plus tard.

            Puis vint le règne des chambres de commerce (celle du Haut Sénégal -Niger fut fondée en 1913 à Bamako). Alors seulement apparut l’exploitation systématique des populations sur une grande échelle, l’instauration des cultures obligatoires, l’achat des récoltes à bas prix, et surtout le travail forcé pour réaliser les grands travaux destinés à faciliter l’exploitation des ressources naturelles et l’acheminement des marchandises. Le commerce européen s’empara des marchés : les chambres de commerce de Bordeaux et de Marseille établirent des succursales en Afrique ; des maisons spécialisées s’installèrent dans les principales villes du pays. C’est à cette époque que débuta ce qu’on peut appeler la « colonisation économique » servie par l’infrastructure administrative qui, de bon ou mauvais gré, devait faire exécuter les ordres venus de plus haut. Certains commandants de cercle, en effet, rejetons de la noblesse française ou épris d’un idéal « civilisateur », ne voyaient pas d’un bon œil l’empire grandissant des chambres de commerce locales et répugnaient à servir leurs ambitions ; mais qu’il s’agisse de la levée des impôts ou des récoltes obligatoires, force-leur fut de s’incliner.

            Mes différentes fonctions, au secrétariat du gouverneur comme dans les cercles de brousse, me permirent de découvrir peu à peu l’organisation du système d’exploitation agricole, qui me fut également exposé par Wangrin. Le schéma était le suivant.

            Selon les besoins des industries métropolitaines (industries textiles, oléagineuses ou autres), le ministre des colonies saisi par les chambres de commerce françaises, transmettait les desiderata de ces dernières au Gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française ou de l’Afrique Equatoriale Française. En concertation avec les gouverneurs locaux, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents desiderata de ces dernières, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents territoires, puis entre les cercles ; au bout du circuit, les chefs de canton recevaient de leur commandant de cercle l’ordre de fournir, selon les régions concernées, tant de tonnes d’arachides, de kapok, de coton, ou de latex, ordre qu’ils répercutaient eux-mêmes aux chefs de village. Les paysans devaient livrer les quantités demandées, quitte à négliger gravement leurs  propres cultures vivrières

            Pour faciliter les livraisons, on créa le système des « foires périodique ».(p,332,333)

       La description qui est faite par Ahmadou Hampâté Bâ se situe dans la deuxième période d’installation d’un vrai système colonial à la française, concomitant à la première guerre mondiale, ou la suivant, avec ses différents volets, administratif, politique, juridique, et économique.

            La France mit en place un système qui avait plus d’un point commun avec le système soviétique de la même époque, en notant que l’effort de guerre imposé à l’Afrique occidentale contribua à en renforcer les caractéristiques autoritaires.

            Mais le même auteur notait plus loin :

            « Face nocturne et face diurne…

            Certes, la colonisation a existé de tous temps et sous tous les cieux, et il est peu de peuples, petits ou grands, qui soient totalement innocents en ce domaine – même les fourmis colonisent les pucerons et les font travailler pour elles dans leur empire souterrain !...  Cela ne la justifie pas pour autant, et le principe en reste haïssable. Il n’est pas bon qu’un peuple en domine d’autres. L’humanité, si elle veut évoluer, doit dépasser ce stade. Cela dit, quand on réclame à cor et à cri la justice pour soi, l’honnêteté réclame qu’on la rende à son tour aux autres. Il faut accepter de reconnaître que l’époque coloniale a pu aussi laisser des apports positifs, ne serait-ce entre autres, que l’héritage d’une langue de communication universelle grâce à laquelle nous pouvons échanger avec des ethnies voisines comme avec les nations du monde. A nous d’en faire le meilleur usage et de veiller à ce que nos propres langues, nos propres cultures, ne soient pas balayées au passage.

            Comme le dit le conte peul Kaîdara, toute chose existante comporte deux faces : une face nocturne néfaste, et une face diurne, favorable ; la tradition enseigne en effet qu’il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit.

            Sur le terrain, la colonisation, c’étaient avant tout des hommes, et parmi eux il y avait le meilleur et le pire. » (p,334)

           Le système colonial à la française vu par deux africanistes, le premier, Labouret, ancien administrateur colonial, et défricheur d’une première ethnologie africaine, l’autre d’un historien géographe, Richard-Molard, dans deux livres publiés, le premier dans les années 1940, et le deuxième dans les années 1950.

            Il convient de noter que la première analyse a le mérite de s’inscrire dans la chronologie de la colonisation concrète des années 1918-1940 ;

            Comme nous l’avons vu plus haut, Delafosse avait déjà esquissé le portrait plutôt négatif de ce « système », et cela, dès avant 1914.

            Labouret écrivait :

            « En présence de l’évolution inconsciemment provoquée par eux, les peuples colonisateurs ont réagi suivant leur génie propre. Les Anglais, élevés dans le respect d’un droit coutumier, souvent contradictoire mais qu’aucun d’eux ne songe à réformer, ont adopté une politique d’ « administration indirecte » tendant à faire progresser les groupements indigènes dans le cadre de leur civilisation. Ils ont été conduits ainsi à étudier les langues, le droit, les comportements sociaux de leurs ressortissants…

            Un semblable programme n’a pas laissé la France indifférente, mais notre pays s’y est moins intéressé qu’on ne l’espérait. C’est que nos compatriotes, inspirés par la tradition de l’antiquité classique, vivant depuis des siècles dans l’ambiance du droit romain, ont acquis, comme le remarque G.Hardy, un tempérament intellectuel très différent de celui des Anglo-Saxons.

            Il « les porte à légiférer dans l’abstrait, à faire rentrer les faits en des systèmes de prévisions, à concevoir un ordre préétabli plutôt qu’à compter sur une organisation spontanée, en un mot à fonder un droit colonial sur des principes de valeur absolue. »

            Ces tendances les poussent fatalement  à la centralisation, à l’uniformatisation et enfin à une assimilation qui n’est pas sans danger. Dans ces conditions, des études sur les sociétés indigènes, « destinées tôt ou tard, comme l’on dit, à entrer dans la grande famille française », apparaissent à beaucoup comme dépourvues d’utilité pratique. De hauts fonctionnaires n’hésitent pas à dénoncer la vanité de ces travaux qu’ils placent parmi les distractions que peuvent procurer à l’honnête homme la peinture, le modelage, la poésie facile et la littérature populaire. La « politique de quantité », pratiquée depuis quelques années sous l’influence de la crise mondiale, a visiblement renforcé cette opinion dans certains esprits, préoccupés, très justement d’ailleurs, d’augmenter le rendement et la richesse des territoires coloniaux…

            En France, malgré les heureuses transformations de l’Institut d’Ethnologie, un abîme subsiste entre les conceptions de l’administration coloniale et celle des ethnographes, ethnologues ou sociologues qui s’intéressent aux populations indigènes. Les fonctionnaires demeurent en général centralisateurs et partisans d’unifier les règlements locaux dans le cadre d’une gestion de plus en plus directe. Ils restent indifférents aux recherches des enquêteurs bénévoles, auxquels une liberté complète est laissée. » (p,8, et 9) Paysans d’Afrique occidentale- Gallimard-1941)

            Tout est dit, ou presque dans cette citation de Labouret qui éclaire parfaitement le débat qui aurait été alors possible, sur le choix ou non, d’un système à la française, d’une centralisation déterminée et d’une volonté d’assimilation non moins déterminée, pour ne pas dire illusoire, alors que de l’avis des spécialistes de l’époque, la tâche était impossible.

            Interrogeons à présent l’historien géographe Richard- Molard, lequel nous propose une lecture complémentaire, axée sur l’économie.

            « Deux tendances ont dominé dans le passé la politique économique française en Afrique noire : puiser dans ces pays les produits tropicaux, compléments nécessaires à l’économie métropolitaine ; d’où le rôle fondamental tenu par le commerce, les compagnies, la traite. D’autre part, offrir à ce pays, en échange, des éléments de progrès et de civilisation pour amener progressivement les peuples noirs à leur majorité. C’est le traditionnel système colonial.

            L’expérience a montré qu’il n’y avait pas véritablement système, mais plutôt contradiction. Les milieux d’affaires fidèles aux méthodes du pacte colonial pratiquaient la traite, exportaient les produits du crû aussi bruts que possible, achetés ou troqués avantageusement contre la pacotille de traite, évitaient le réinvestissement sur place. Par contre, les pouvoirs publics donnaient à la colonisation sa justification morale par le maintien de la sécurité, l’œuvre sociale, sanitaire, éducative. Aidés en cela par les missions chrétiennes, ils ne l’ont à peu près pas été en AOF par le gros capital privé en ce qui concerne l’équipement économique. Il en résulte deux faits. D’abord un cruel retard dans la mise en valeur du pays ; quiconque, non initié aux redoutables aléas auxquels se heurte le progrès économique en AOF, passe d’un coup d’aile d’une ville marocaine comme Agadir à la « ville impériale » de Dakar est confondu par l’absence de commune mesure entre ce que la France, en si peu de temps, a su réussir d’un côté, même dans une ville très secondaire, et l’informe capharnaüm tropical. L’autre fait, c’est la vive campagne menée tant en France que parmi les jeunes élites africaines contre les grandes compagnies commerciales, la traite, et le pacte colonial.

            Nul doute, en effet, qu’une partie du mal ne provienne, ici, comme d’ailleurs, d’une certaine sclérose du capitalisme européen, parfois cristallisé dans des méthodes étriquées et désuètes. Mais il ne serait naïf de croire que de simples réformes politiques et économiques arrangeraient tout. Les mêmes colonisateurs, les mêmes milieux, les mêmes conceptions économiques et politiques ont œuvré simultanément en Afrique du Nord et en AOF. Si les résultats sont si différents, c’est pour des raisons autrement profondes qui tiennent aux difficultés de tous ordres et bien souvent « imprévues » opposées par la Nature et les hommes de l’Afrique noire. Le capital consentait à la traite et s’investissait dans le commerce. S’il se refusait à l’investissement définitif sur place, c’est qu’il jugeait le risque trop grand. (C’est moi qui ai souligné) Il ne manque pas d’expériences passées pour justifier cette attitude réservée. En Afrique du Nord, quelque Office du Niger eût magnifiquement réussi ; et il eût intéressé le capital privé.

            Soulèvera-t-on comme objection le cas de la Nigeria et de la Gold Coast ? Mais on a vu que les Anglais s’installant en Afrique occidentale y avaient d’abord choisi les territoires pouvant précisément intéresser les économistes. (page 182- Afrique Occidentale Française- Berger-Levrault- 1951)

           Quelles conclusions est-il possible de tirer de ces analyses ?

            Il parait difficile de dire qu’un véritable système colonial existait en AOF avant la première guerre mondiale, sauf à le réduire à sa dimension administrative. Mais les bases étaient posées pour orienter une politique indigène, à l’anglaise, pragmatique et  réaliste, sans s’embarrasser de considérations et visions idéalistes de citoyenneté, d’assimilation, politique qui était précisément celle choisie par la France.

            Un choix idéaliste ? Pas sûr ! Car si la théorie, mais surtout le discours colonial, affichaient des idéaux humanitaires, la Troisième République mettait bien en place un régime de dictature coloniale, quels que fussent ses objectifs lointains  de citoyenneté et d’assimilation.

            Reconnaissons toutefois qu’il était hors de question d’atteindre de tels objectifs pour les raisons que nous examinerons dans la dernière partie de ce livre.

            Mais avant de refermer cette partie de la réflexion, nous vous proposons de faire le point rapide de quelques-unes des réalisations qui, en dépit de toutes les difficultés, marquèrent la vie de l’AOF, avant la guerre de 1914-1918.

            Face diurne ou nocturne des premières années, telle est la question ?

                                   Jean Pierre Renaud                                   Tous droits réservés

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 15:50

Regards croisés

Chapitre 12

III Suite

 

C- Quelles ruptures ?

      

       En préalable, quatre grandes ruptures:

       Une première rupture, celle de l’ordre militaire, et de sa violence, tout d’abord, et en toile de fond !

       Comme nous l’avons vu rapidement, la toile d’araignée des postes civils et militaires français, n’a pu s’établir qu’en utilisant une combinaison plus ou moins artisanale de moyens de persuasion civile ou de moyens de répression militaire, et pour trouver son assiette définitive, qu’en recourant à une pacification violente dont l’apogée se situa au cours de la période Angoulvant.

       De nos jours, certains pourront disserter longtemps pour savoir si cette violence « blanche » coloniale, qui a réussi à établir, grosso modo, un état de paix général en Côte d’Ivoire, valait la peine, au lieu de laisser le pays à ses petites guerres permanentes et fratricides.

       Deuxième rupture, l’arrivée des vapeurs français sur les lagunes

       L’arrivée de chaloupes à vapeur sur les lagunes côtières de la Côte d’Ivoire modifiait complètement la donne des transports, et donc de la colonisation, le long des côtes, et vers l’hinterland, en donnant la possibilité de créer de nouvelles bases de départ vers l’hinterland, c'est-à-dire vers le bassin du Niger.

       Troisième rupture, la perturbation et la fin des trafics traditionnels côte-savane

       L’implantation de nouveaux postes militaires ou administratifs le long des voies traditionnelles du commerce entre la côte et le bassin du Niger, notamment le long de la Bandama, assuré notamment par l’ethnie dioula, et souvent soumis à des droits de passage des chefs, ne manqua pas de perturber gravement les coutumes et les intérêts de ses acteurs et partenaires. Ce fut d’ailleurs, avec les impôts, souvent, une des causes des rebellions.

       Quatrième rupture,  le débouché militaire sud de la conquête du Bassin du Niger

       Dans les années 1890, les opérations militaires avaient repris contre les troupes de l’Almamy Samory, et la « colonne Humbert » avait réussi à le déloger de son fief de Bissandougou. Samory avait donc entrepris un grand mouvement vers le nord de la Côte d’Ivoire.

       Le commandement colonial tenta donc de barrer la route aux sofas de Samory en contrôlant la cours de la Bandama, une des voies d’accès de la côte vers le sud du bassin du Niger.

       Au début de cette troisième partie, nous avons fait d’ailleurs allusion à la mission de négociation infructueuse de Nebout auprès de Samory, mais les deux témoignages de Nebout et de Thomann font constamment référence au passage de troupes de marine destinées au théâtre d’opérations du Soudan, notamment la fameuse colonne Monteil qui fut en définitive démontée.

       Ce débouché vers le sud n’avait alors guère d’intérêt économique

       Les premiers pas vers l’hinterland     

       Les deux récits de Nebout et de Thomann  décrivent avec beaucoup de minutie le processus de pacification et de colonisation dans ses tout débuts. Il n’est pas toujours facile d’en établir une synthèse, d’en apercevoir les grandes lignes, tant ces journaux de bord sont décousus, inégaux, et c’est bien normal, étant donné que les deux intéressés  rapportaient à chaud le détail de leur vie quotidienne, dans un pays qu’ils découvraient, et alors qu’ils ne disposaient pas, à la différence de Delafosse, des mêmes instruments intellectuels pour bien interpréter et rapporter les faits ou comportements qu’ils observaient.

       A travers ces récits, on suit le processus géographique de l’exploration, mais en même temps de la pénétration civile et militaire, sur le cours des principales rivières de la Côte d’Ivoire, la Bandama, au centre, la Comoé, à l’est, et la Sassandra à l’ouest. Le récit de Thomann sur ses grandes tournées le long de la Sassandra en direction de Séguéla, est riche en détails sur les régions traversées et les peuples rencontrés.

       Au fur et à mesure des années, ces cours d’eau furent jalonnés de postes, d’ailleurs souvent tenus par des militaires, Tiessalé, Toumodi, Kouadio Kofi, Korhogo, en direction de Kong, et de la Haute Volta. Il en fut de même sur la Sassandra, avec les postes de Sassandra, Soubré, et Daloa. Sur la côte, les postes se multiplièrent également, de Béreby, à Grand Lahou, et Grand Bassam, qui devint rapidement le chef- lieu de la colonie. C’est d’ailleurs là que fut construit le premier wharf qui permettait aux bateaux d’accoster au-delà de la barre.

       Il est important de noter qu’au cours de cette première période, la sécurité des postes était assurée par de petits effectifs de milice et de tirailleurs, avec toujours un très petit nombre de blancs, et donc sans le concours desquels la mise en place du « système colonial » n’aurait pas été possible.

       Une grande ignorance de l’hinterland

       Ce premier recueil d’informations avait évidemment un intérêt capital, compte tenu de la grande ignorance de l’hinterland qui était celle des premiers administrateurs.

       Le lecteur partage avec l’un ou l’autre des témoins, leur vie au jour le jour, et ce n’est pas toujours facile, car il faut aussi repérer les itinéraires et les postes construits sur la carte de la Côte d’Ivoire.  Ils racontaient l’accueil aimable, le plus souvent, ou la peur des populations rencontrées, et quelquefois l’hostilité.

       Ils décrivaient les paysages, les villages, les vêtements, ou les cultures, et  éprouvaient plus de difficultés à interpréter les mœurs, coutumes et croyances.

       On en recueille une impression de très grand désordre dans l’organisation des villages, des groupements de villages, un pays aux structures sociales mal ou pas agrégées, une grande interrogation sur l’interprétation des pouvoirs qui régissaient cette sorte de poussière de villages. Qui les détenaient réellement, tant ils participaient à la fois du civil et du religieux ?

       Le constat d’un état de guerre endémique, souvent à l’échelle minuscule des villages,  mais dans beaucoup des régions, et de pratiques de violence sociale avec l’esclavage.

       Le constat aussi que le monde noir de l’hinterland ignorait tout autant le monde blanc.

        Les autres ruptures

       Nous avons consacré un chapitre spécial à la rupture que les nouvelles technologies, celles que l’historien Headricks baptise « The Tools of Empire », celles sans lesquelles l’Europe aurait été bien incapable d’imposer sa loi dans le continent africain, donc en Côte d’Ivoire, et sur les autres continents.

       La démonstration historique d’Headricks est particulièrement convaincante dans son analyse de l’Empire Britannique, notamment dans le cas de l’Inde. La richesse des Indes, et donc de la Compagnie des Indes, lui permit très rapidement de mettre en œuvre toutes les grandes technologies du XIXème  siècle. Avant la fin même de ce siècle, cette grande compagnie disposait d’une armada de vapeurs capable de naviguer sur les côtes et sur les grands fleuves de l’Inde, et avait déjà construit des milliers de kilomètres de rail.

       Est-il besoin de signaler que la situation de l’Afrique occidentale française n’avait rien à voir avec celle de l’Inde, absence d’une richesse locale, d’une côte hospitalière avec de bons ports, et de grands fleuves navigables, facilitant l’accès au pays ? Seule la Nigéria, précisément anglaise, et l’Indochine française, pouvaient, à un moins degré seulement, soutenir la comparaison avec l’Inde.

       Naturellement, et par comparaison, la Côte d’Ivoire se trouvait dès le départ, hors-jeu, mais la France n’aurait pas réussi à en prendre possession, si elle n’avait pas, elle aussi, bénéficié de cette formidable percée technologique du dix- neuvième siècle.

       Sans le concours des bateaux à vapeur, des armes à tir rapide, du télégraphe, de la quinine, et de sa capacité d’organisation, la France n’aurait pas pu installer son « système colonial » en Côte d’Ivoire.

       Les Français disposaient donc d’une supériorité technique incontestable, ce qui n’empêcha pas, comme nous l’avons vu, certains peuples de la nouvelle colonie de se rebeller.

       Mais on peut se poser la question de savoir si la situation qu’ils rencontraient, une myriade de villages, de peuples, et de langages, des sociétés locales éclatées, à l’exception peut-être du royaume du Baoulé, n’assura pas, au moins autant que la force militaire, le succès de cette première entreprise coloniale. Car la France n’a jamais eu en face d’elle un adversaire résolu et suffisamment puissant, alors que les forces militaires françaises n’ont jamais été nombreuses, sauf au cours du proconsulat Angoulvant, mais il ne s’agissait encore que de huit compagnies, soit en gros deux bataillons, c'est-à-dire deux mille hommes environ.

       L’expédition du Dahomey fut en revanche une petite guerre à l’échelle européenne, mais une vraie guerre.

       Les coloniaux n’hésitaient pas à faire usage de la force, mais le « système colonial » compta souvent aussi sur les « palabres », et sur l’anarchie de la société locale.

       On peut se demander en effet si la véritable rupture n’a pas été celle d’une organisation centrale, précisément le nouveau « système colonial », capable de s’imposer face à une sorte d’anarchie locale, parce qu’il était central, qu’il assurait enfin une certaine paix civile, et qu’il traçait de nouvelles voies commerciales le long des rivières de la Côte d’Ivoire.

       En résultat, une certaine réussite, sous cet angle, au terme d’une vingtaine d’années, mais certains administrateurs, déjà bons connaisseurs du nouveau monde noir, tels Maurice Delafosse, n’étaient pas dupes, ni des enjeux que représentaient pour la France ces nouvelles conquêtes coloniales, ni du pari qu’elles représentaient.

       On ne peut s’empêcher de penser qu’en 1914, la colonisation ne touchait que les superstructures, pour recourir à une distinction marxiste, les infrastructures, des pans entiers et ignorés du monde noir vivant, échappant plus ou moins complètement au choc des ruptures blanches.

       Le colonisateur était alors bien incapable de mesurer les effets de la première phase de colonisation, d’apprécier l’ampleur de l’ébranlement que constituaient  l’ouverture de voies de circulation pacifiées, une paix civile relativement bien établie, et la suppression de l’esclavage.

       Il est vrai qu’en moins de vingt ans, la Côte d’Ivoire, dans ses superstructures de modernité, avait déjà beaucoup changé.

       Mais la première guerre mondiale fut rapidement la cause d’un tout autre ébranlement, d’une toute autre ampleur, le constat que le colosse blanc avait des pieds d’argile, et nous avons vu qu’Hampâté Bâ a bien décrit les effets profonds de ce conflit mondial sur la mentalité noire.

 

       Le regard d’un expert, Delafosse.

       Delafosse avait étudié en profondeur la civilisation noire de l’Afrique occidentale, et en était devenu en quelque sorte un expert, mais ses avis ont-ils été entendus, pour autant qu’ils aient été sollicités ?

       Quelle politique indigène ?

       Car son expertise était déjà sans appel, quant à la politique indigène qu’il était possible de mener dans ces nouvelles colonies, et aussi sans illusion sur celle que la France entendait y mener, quels allaient être les contours du nouveau « système colonial », et son contenu. Car les gouvernements n’avaient ni une perception claire, ni une idée précise, pour ne pas dire plus, de la politique qu’il fallait mener dans le domaine colonial.

       Au Soudan, Archinard ne s’était pas beaucoup embarrassé des Almamys Ahmadou et Samory, et Gallieni, à Madagascar, n’avait pas éprouvé beaucoup d’états d’âme pour déposer la reine Ranavalona III. Lorsque les gouvernements se targuaient de vouloir respecter les institutions qui existaient dans les pays conquis, leurs représentants faisaient en sorte de les vider de leur contenu de pouvoir.

       Dans le cas de l’Afrique occidentale, la décision gouvernementale qui fit du gouverneur général le dépositaire des pleins pouvoirs réglementaires, fit de ce dernier à la fois un despote éclairé et un administrateur pragmatique, chargé de mettre en musique un certain ordre colonial français, tout en contournant ou en respectant les coutumes existantes, et dieu sait si elles étaient à la fois variées et nombreuses.

       Son diagnostic

       Delafosse posait son diagnostic précoce, à l’aube de la deuxième phase de la colonisation, 1920-1940, en partant du postulat que les hommes, blancs ou noirs, étaient les mêmes, en Europe ou en Afrique, mais cela ne l’empêchait pas de formuler les éléments d’une politique indigène qui ne fut jamais celle de la France.

       Dans son livre, déjà cité, « Broussard », il écrivait au sujet de l’instruction :

       « Considérant simplement le bien ou le mal que peut retirer l’indigène africain d’une instruction à la française, je crois sincèrement que la lui donner constituerait le cadeau le plus pernicieux que nous pourrions lui faire ; cela reviendrait à offrir à notre meilleur ami un beau fruit vénéneux . .. » (p,111)

       Et plus loin, de fustiger les « humanitaristes » :

       « Les humanistes entrent en scène. Pour ces singuliers rêveurs, l’idéal de l’homme est de ressembler à un Parisien du XXème siècle et le but à poursuivre est de faire goûter à tous les habitants de l’univers, le plus tôt possible, les joies de cet idéal. » (p,114)

       Une prison toute relative

       Et pour démontrer l’absurdité de cette doctrine, l’auteur proposait un exemple de la justice française déjà pratiquée dans une « population encore très primitive du nord de la Côte d’Ivoire ».

       «  Mes administrés étaient de braves gens… mais ils avaient le coup de couteau facile, ce qui d’ailleurs est une façon de parler, car le couteau se trouvait être, la plupart du temps, une hache ou une flèche empoisonnée… Donc il m’arrivait souvent d’être forcé de traduire devant les tribunaux, sous l’inculpation de coups et blessures, certains de ces braves gens. Je dois dire à leur louange qu’ils niaient fort rarement le méfait dont ils étaient accusés et qu’ils acceptaient avec une grande placidité les condamnations qui leur étaient octroyées, c'est-à-dire quelques mois de prison, parfois quelques années. Une fois la peine terminée, ils regagnaient leurs villages respectifs, puis, quelques jours après, ils revenaient me trouver dans leurs plus beaux atours et m’offraient, qui un poulet, qui du mil, qui des œufs, voire une chèvre ou un mouton, pour me remercier de la généreuse hospitalité que je leur avais offerte dans l’une des dépendances de mon habitation. En un mot, ils étaient persuadés qu’ils me devaient une politesse. Je refusais régulièrement le cadeau offert, ce qui les étonnait fort et leur semblait leur être beaucoup plus sensible que ne l’avait été leur condamnation.

       Et, au fond, c’était bien naturel : la prison était pour eux un local autrement confortable que les cases misérables et enfumées où ils logeaient en temps ordinaire ; ils recevaient chaque jour une pitance dont ils n’avaient pas à se préoccuper, et qui d’une façon générale, était supérieure, en quantité et en qualité, à ce qu’ils mangeaient chez eux » (p,116).

       La bombe d’Indochine

       « -  Nous parlions d’un événement qui avait mis en émoi l’Indochine : un Annamite quelque peu détraqué avait lancé une bombe sur un groupe d’Européens assis à la porte d’un établissement public.

       - Ce n’est pas dans votre Afrique, dis-je à mon ami Broussard, que de paisibles consommateurs, prenant le frais et l’apéritif à la terrasse d’un café, auraient à redouter l’explosion d’une bombe intempestive ?

       - Assurément non, me répondit-il, ou du moins l’instant ne semble pas encore venu d’appréhender de tels faits divers ; mais ce n’est qu’une affaire de temps. » (p,112)

       Et plus loin, Delafosse déclarait à nouveau :

       « Félicitez-vous en pour eux aussi, pendant qu’il en est temps encore. Mais s’ils ne sont pas mûrs actuellement pour se servir d’engins explosifs, soyez sûr qu’un jour ou l’autre, si nous continuons à nous laisser influencer par les humanitaristes et les ignorants, les nègres nous flanqueront à la porte de l’Afrique, et nous ne l’aurons pas volé. » (p,118)

                              Jean Pierre Renaud                        Tous droits réservés

 

 

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 15:35

II Chapitre 12 Suite

Mœurs et croyances

       Les trois témoins notaient, au fur et à mesure de leurs déplacements, les observations qu’ils faisaient sur l’habitat, les paysages traversés, les noms des tribus et des villages, très souvent ceux des chefs qu’ils fréquentaient, l’état de paix ou de guerre qui régnait alors dans ces territoires.

       Mais ce sont évidemment les traits marquants des mœurs ou des croyances des peuples de la nouvelle colonie qui attiraient invariablement leur curiosité, et donc leur description.

       Beaucoup de superstitions

       Sur le fleuve Sassandra, le 12 juillet 1897, Thomann notait ;

       « Les bambous et pagnes fétiches portés par deux hommes ont trouvé hier la femme qui soi-disant a empoisonné l’autre. Les porteurs du gris-gris conduits par l’âme de la morte l’ont désignée. On voulait la tuer avec le bois rouge mais je m’y suis opposé d’une façon formelle. Il est vrai qu’elle sera sacrifiée après mon départ d’ici, mais je n’y peux rien y faire car ces indigènes sont tellement superstitieux qu’ils croient qu’ils mourraient tous prochainement si cette femme ne buvait pas le fétiche. C’est déjà bien beau d’avoir obtenu sans grand palabre qu’ils me fassent (pour ne pas la tenir, j’en suis malheureusement sûr) la promesse de ne pas lui faire de mal. Il est curieux d’observer que tous les indigènes condamnés à boire le bois rouge le prennent en confiance forts de leur innocence, car ce bois d’après eux ne doit tuer que les coupables, tandis que les féticheurs s’en servent pour tuer qui leur déplait. »(p,180)

       Le lecteur doit savoir, avec satisfaction, nous l’espérons, que quelques jours plus tard Thomann avait appris du chef rencontré que cette femme avait été graciée, mais cela n’a évidemment rien changé au cours habituel de ce type de coutume.

       Sacrifices humains et discours iconoclaste de Thomann

       Les observations de Thomann sont d’autant plus intéressantes qu’il portait un jugement iconoclaste, sans concession, sans illusions, sur toutes les croyances ou religions, qu’elles fussent blanches ou noires, et ses réflexions sont à citer in extenso :

       «   Quoique j’ai dit qu’au Baoulé les mœurs sont très douces, il faut bien se persuader que je ne compte pas comme méchancetés les sacrifices humains (esclaves) qui se font à la mort d’un chef influent. C’est bien peu de choses auprès de ce qui se passait chez nous, il n’y a pas trop longtemps.

       Lisons Michelet : 7 avril 1270 (Madrid-Inquisition), 9 hommes et 8 femmes brûlés ; 18 mai 1720 (Madrid-idem)) 7 hommes et 5 femmes brûlés ; 22 février 1722 (Madrid-idem) 6 hommes et 5 femmes brûlés ; 22 février 1724 ( Madrid-idem) 4 hommes et 5 femmes brûlés.

       Faut-il parler des dragonnades, des croisades, des Saint Barthélemy et de tant d’autres guerres dues à notre estimable Eglise et à notre religion ?

       La liberté de conscience existe au Baoulé plus qu’à Paris. Kodiokofi (le chef) ne fait pas des discours contre les musulmans dioulas qui infestent pourtant son territoire, et cependant Drumont et d’autres essaient de mettre la France à feu et à sang à propos des juifs

       D’ailleurs je crois autant à la vertu d’un gris-gris sénégalais, d’un gouazé kroman ou d’un fétiche agni qu’à celle d’un scapulaire, et trouve les doctrines fétichistes aussi douces et tolérantes que celle de notre sainte église dont j’implore le pardon.

       Un point à la ligne, et je vais passer ce sujet qui me répugne car j’y vois les Blancs inférieurs aux Noirs qui n’ont ni moines sacrilèges, ni jésuites ou moines incestueux et honorés (voir Bossuet et tant d’autres, etc…)

       Je reviens aux sacrifices humains pour dire que notre présence suffit à les empêcher. »  (p,86)

       Les trois témoignages sont unanimes pour attester de l’existence des sacrifices humains dans quelques ethnies de la forêt tropicale, sacrifices dont la signification n’était pas toujours claire, religieuse souvent, mais quelquefois alimentaire.

       A Noucpoudou, le 8 avril 1898, Thomann notait  ce que lui disait son chef au sujet des Banyuas « que ces Banyuas sont anthropophages et qu’ils ont mangé dans son village les hommes de Gbikadié qu’ils ont pris… Hier soir, je me promenais après la tombée de la nuit dans le village. Un Banyua vint me prendre par la main et me dit de venir à son village puis m’entraîna du côté de la brousse. Je me dégageai doucement et retournai auprès de mes miliciens en tenant à la main mon revolver. Le Banyua n’insista pas et dut se passer du plaisir de me croquer. (p,212)

       Dans son livre « Paysans d’Afrique Occidentale », Labouret notait l’existence de « confréries à but anthropophagique ou nécrophagique », nombreuses dans la forêt équatoriale, répandues dans la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Sénégal du Sud, la Casamance, et dont les fameux « Koussanga » offrent un exemple typique. (p,124)

       Esclaves et captifs

       Leurs témoignages relevaient l’existence des esclaves et des captifs, cela, à de multiples reprises, et dans la plupart des populations visitées. Cela faisait alors partie de la vie de tous les jours. Ils notaient également que l’état de guerre souvent endémique de la Côte d’Ivoire était du à la chasse aux captifs que pratiquaient des chefs de tribus ou de villages.

       En mai 1897, à Kouadio Kofi Krou, Nebout relevait :

       « L’esclavage est très répandu ici : les Baoulés, peuple riche en poudre d’or achètent beaucoup d’esclaves ; les captifs ne sont pas maltraités et les favoris, les confidents des chefs sont des esclaves ; ces derniers connaissent les cachettes de poudre d’or que les fils ou parents ignorent.

       Néanmoins, les sacrifices humains se pratiquent partout, et à la mort d’un chef ou d’un notable, on tue plusieurs captifs, hommes et femmes, pour accompagner le décédé dans l’autre monde. Dans ce cas, on choisit les mauvais sujets et au besoin, on en achète » (p,184)

       A  Gbéléadou, le, 3 juillet 1897, Thomann faisait évidemment les mêmes observations, en notant que les prises de captifs faisaient toujours rage dans ces contrées, les Néyo étant une société esclavagiste.

       A Gaouloubri, le 18 juillet 1897, Thomann notait que le chef Zago se procurait des captifs pour les céder à des campements de culture de la Sassandra. (p,183)

       Le 13 février 1902, à Guideko, le même administrateur relevait que le chef Ouanda était un véritable brigand et qu‘il pillait les villages environnants pour se fournir en captifs. (p,233)

       Beaucoup d’explorateurs, d’officiers, et d’administrateurs, regardaient avec un œil différent la situation d’un captif et celle d’un esclave, à la fois partisans de la suppression de la traite des esclaves, et du maintien provisoire de la coutume des captifs, une coutume qui leur paraissait tellement enracinée dans ces sociétés qu’il paraissait difficile de la rayer d’un trait de plume.

       A telle enseigne, qu’à l’occasion de la conquête, les officiers trouvèrent normal que les tirailleurs s’approprient les captifs de leurs adversaires vaincus, comme prises de guerre. Ce fut notamment le cas lors de la prise de Bissandougou, en 1893, les tirailleurs se partageant les nombreuses dépouilles de l’Almamy Samory.

       Cette perspective de butin fut d’ailleurs une des raisons du recrutement  relativement facile de tirailleurs, tout au long de la conquête.

       Nebout, notait dans une de ses lettres la présence de captifs  chez les tirailleurs. (p,194)

       Il n’est pas dans nos intentions d’épiloguer sur le concept de captif, un concept que les Blancs avaient de la peine à analyser, tant étaient nombreux ses cas de figure. Quelle attitude le « système colonial » allait-il pouvoir adopter, comme dans les très nombreux cas de figures de coutumes qui n’étaient pas solubles dans notre modèle politique et social ?

       Modèle qui ne fut d’ailleurs jamais mis en application dans nos colonies.

       La situation fut beaucoup plus claire pour l’esclavage qui fut interdit par décret, en 1905, soit tout de même, plus de dix ans après la création de la Fédération  de l’AOF.

       Le Baoulé

       Les carnets de route tournent la plupart du temps autour du royaume Baoulé qui occupait le centre du pays, entre les rivières Bandama et Comoé, et qui semblait jouer un rôle central dans la colonie. Ils constituent donc une sorte d’almanach, au jour le jour, de l’activité, des déplacements, des contacts, des observations faites sur le royaume Baoulé, et donc de son histoire, vue du côté français.

       Le 7 novembre 1894, Thomann écrivait :

       « Les Gouros  occupaient autrefois le Baoulé. Une peuplade d’Achantis fuyant les Bambaras les repoussa dans les forêts de l’ouest, et en pénétrant dans leur pays rencontra une grande rivière. Il fallait pour passer, dit alors un marabout, sacrifier un fils de chef.

       Warabo sacrifia le sien et sa famille garde depuis le commandement suprême de tout le Baoulé.

       Les autres familles, zipouris, faafoués, arourous, eloumois, etc s’établirent chacune de leur côté…( sur la carte de la page 94, on comptait une quarantaine de sous-groupes du peuple Baoulé)

       Quelques vieillards parlent encore achanti. Le type achanti n’a survécu que chez les chefs, tous les autres étant croisés avec les esclaves. Les familles en se divisant sont devenues quelquefois ennemies. Avec le langage et le reste a disparu le caractère guerrier…

       Le Baoulé m’a frappé dès le début par sa richesse et la douceur de ses habitants. La sauvagerie et les coutumes barbares des sauvages peuples de la côte sont bannies de cette fertile province.

       Compris dans l’angle formé par la Bandama à l’ouest et son affluent l’Isi ou N’Zini à l’est, le Baoulé est arrosé d’une multitude de petits cours d’eau, tantôt à sec, tantôt très rapides suivant les saisons.

       C’est une immense plaine à peine interrompue par les dernières ramifications des montagnes de Kong…   le vin de palme tiré du rônier (borassus), l’igname, le riz, le manioc, le maïs, la banane, la patate, l’arachide, la noix de palme, la papaye, etc…  sont les plus communs de ces produits.

       La poule, le mouton, le cabri, le bœuf, le chien sont les animaux domestiqués par les indigènes… » (p,75)

       L’administrateur décrivait ensuite leur artisanat et leur habitat.

       Comme nous l’avons déjà noté, son récit n’est pas toujours exempt d’imprécisions, sinon de contradictions, car après avoir catalogué le Baoulé comme un peuple paisible, il écrivait plus loin :

       « Avant le passage du capitaine Marchand, le Baoulé n’était pas sûr pour le commerce. Chaque village pillait les caravanes. Inutile d’ajouter que cet état de choses est actuellement changé du tout au tout. » (p, 78)

       Et le lecteur a constaté plus haut, et il le constatera à nouveau plus loin, que ce royaume n’avait pas été exempt, tout au long de cette première période de pacification, de troubles et de révoltes.

 

B- Une pacification « musclée », militaire, celle du gouverneur Angoulvant

(1908-1914)

       Pendant des années, de 1893 à 1908, deux camps s’affrontèrent dans l’administration coloniale, le camp de la pacification douce, celle des palabres, du gouverneur Clozel, et la pacification dure, celle des colonnes, dont le gouverneur Angoulvant fut l’ardent défenseur. Il fit d’ailleurs admettre cette nouvelle politique par le gouvernement.

       Nous avons vu plus haut qu’au cours du processus concret de colonisation, les  administrateurs avaient recours à l’une ou l’autre de ces méthodes de pacification, mais avec un recours modéré à la force armée.

       Nous avons vu également qu’en 1900 déjà,  Nebout préconisait le renforcement de la présence militaire française dans le Baoulé, alors que par nature, il n’était pas un foudre de guerre, mais dans le contexte que nous avons évoqué plus haut.

       Tout au long des années 1908-1914, Angoulvant mena une succession d’opérations militaires sous forme des fameuses « colonnes », appréciées et bien connues des troupes de marine, étant donné qu’elles jalonnèrent presque toutes les opérations de conquête coloniale, en Afrique, en Asie, ou à Madagascar.

       « L’action vive »

       Résumons rapidement l’ensemble de ces opérations militaires de cette période, en indiquant qu’elles ne mobilisaient pas des forces considérables, à l’échelle européenne, une dizaine de compagnies au maximum, de l’ordre de deux bataillons, de 1500 à 2000 hommes, mais que leur mode opératoire fut souvent d’une rare violence. A noter que ces effectifs étaient proches de ceux que le colonel Humbert mit en œuvre en 1891 et 1892, pour chasser l’Almamy Samory de sa capitale de Bissandougou, sur le Haut Niger.

       Les opérations militaires étaient menées contre des adversaires qui disposaient souvent de milliers de fusils, de mille à cinq mille, des fusils à poudre redoutables en forêt, dans les accrochages de corps à corps.

       Dans son livre « La pacification de la Côte d’Ivoire », paru en 1916, Angoulvant théorisa sa conception de la pacification, en se recommandant du reste des méthodes de taches d’huile du général Gallieni, lequel a d’ailleurs préfacé ce livre.

       A titre personnel, et pour avoir étudié les campagnes de Gallieni, je ne suis pas sûr qu’il existe un parallélisme entre les deux méthodes, mais soit !

       Angoulvant exposait les principes de la politique qu’il mit en œuvre sur quatre périodes qu’il intitulait « d’ action vive», un doux vocable compte tenu de la violence de cette action.

       Il partait d’un constat :

       Le 26 mai 1909, citant le cercle du Haut Sassandra, il écrivait : « pour les 7/10ème du cercle, c’est l’inconnu total. »

       Le 17 juin de la même année, il écrivait : « Une grande partie de la Côte d’Ivoire est à découvrir, à occuper, à conquérir.. » (p,190).

       Ses principes d’action furent principalement l’emploi d’au moins un bataillon pour chacune des colonnes, une avancée lente par bonds de un kilomètre par jour au maximum, en nettoyant minutieusement le terrain gagné, et en fouillant tous les fourrés, la continuation des opérations, même en saison des pluies, des conditions de soumission draconiennes avec la livraison intégrale des fusils et l’arrestation ou la déportation des chefs rebelles et féticheurs. (p,150)

       Le gouverneur lança une succession de colonnes, quasiment sur tout le nouveau territoire de la colonie :

       - contre les Akoués (octobre à décembre 1910- comptant 1 200 fusils)

       - contre les Abbeys (janvier à avril 1910- comptant 2 000 fusils)

       - contre les N’gbans (avril à septembre 1910-comptant 2 100 fusils)

       - contre les Agbas-Ouellés (juillet à novembre 1910-comptant 6 000 fusils)

       - contre les peuplades des rives du Bandama (Nafaoués, Yaourés, Ayaous, Kodés-comptant 5 100 fusils)

       Angoulvant expliquait que les rébellions avaient différents motifs, les traditions de guerre de certains peuples, ou le maintien de privilèges d’autres peuples, tels que les N’Gbans qui, jusqu’à l’arrivée des Français, pillaient les caravanes de sel qui passaient sur leur territoire. De leur côté, les Ayaous défendaient leurs privilèges héréditaires de transitaires obligatoires sur les rives du Bandama.

       Il reprochait à ses prédécesseurs d’avoir cru pacifier le pays en se contentant d’emprunter les chemins, au lieu de s’enfoncer dans la forêt, coupe- coupe à la main, en se contentant de ne faire qu’un kilomètre par jour, qu’il pleuve ou non, et de contrôler entièrement le terrain, en empêchant donc les rebelles de tendre leurs embuscades favorites sur les chemins.

       Un kilomètre par jour, ce fut également la durée d’une étape, lorsqu’à la fin du dix-neuvième siècle, les troupes de marine pénétrèrent dans la jungle indochinoise pour soumettre les rebelles du Tonkin, pirates ou non, chinois ou pas, à la frontière de Chine. 

       En savane, les étapes des colonnes étaient en moyenne de quinze à vingt kilomètres par jour.

    Il reprochait à ses prédécesseurs leur méthode :

       « Habitués à négocier, à s’insinuer, précédés de présents, achetant en quelque sorte leur droit de passage, voyageurs diplomatiques plus que représentants de l’autorité française, ils ne pouvaient pas s’étonner de l’attitude hostile, considérée comme traditionnelle, des indigènes de la forêt, et s’en plaindre ou tout au moins la signaler. » (p,191)

       Dans le même livre, Angoulvant donnait avec une très grande précision, en date, lieux, et peuplades concernées, le nombre de fusils détruits, 113 000 pour la zone sylvestre, 220 internements de rebelles réalisés, un total d’amendes de guerre de plus de 700 000 francs, soit de l’ordre de 3 millions d’euros 2010.

       Le même lieutenant- gouverneur fit disperser les nombreux campements de forêt que les indigènes avaient l’habitude de fréquenter, en les obligeant à se regrouper dans les villages.

       Angoulvant estimait :

       « Le désarmement n’a pas été, en effet, à la Côte d’Ivoire, une mesure préventive, mais la conséquence d’une situation qui n’est autre que l’état de guerre caractérisé. » (p,219)

       En lisant ces quelques notes, le lecteur aura pu se rendre compte qu’un monde séparait la pacification des Thomann, Nebout, ou Clozel, et celle menée de main de fer par Angoulvant.

       De nos jours, on pourrait peut-être dire que la Côte d’Ivoire était alors entrée dans le « système colonial français », à la veille de la première guerre mondiale, en créant des ruptures profondes dans la nouvelle colonie.

                           Jean Pierre Renaud      Tous droits réservés

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 11:44
Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale

(1890-1920)

                                                Chapitre 12

Un début de colonisation ambiguë en Côte d’Ivoire (1890-1914)

 

Trois témoignages d’administrateurs en Côte d’Ivoire, Nebout, Thomann, et Delafosse

Quelles ruptures ?

La pacification militaire du proconsulat du lieutenant- gouverneur Angoulvant (1908-1914)

Une carte (Thomann, p,66)

 

       Ces trois témoignages n’ont pas l’ambition d’être représentatifs de la première phase de colonisation de toute l’Afrique occidentale.

       Ils ne font que proposer un éclairage utile sur une des situations géographiques et historiques de l’époque, et donc sur les débuts de la mise en place du « système » colonial.

       Ils ont d’autant moins cette ambition de représentativité qu’ils concernent une seule des trois grandes régions géographiques de l’Afrique occidentale, la forêt et que les caractéristiques de cette première phase de colonisation sont différentes d’une région à l’autre, en raison notamment de leur degré comparé et relatif de « modernité ».

       Deux d’entre eux sont tirés de carnets de route, au jour le jour, celui de Thomann, un carnet de route proprement dit, et celui de Nebout, une collection de lettres à son vieil ami fidèle Monflier.

       Ces témoignages portent sur la toute nouvelle Côte d’Ivoire, et au-delà de la côte, sur sa forêt tropicale en voie de pacification ; elle était partie constituante de la première grande zone géographique de cette Afrique occidentale, les deux autres étant du sud au nord, la savane épineuse, puis le désert.

       Le troisième signé Delafosse, est contenu, à la fois dans un ouvrage savant, édité, en 1912, intitulé « Haut Sénégal Niger », sorte de somme ethnologique, avant la lettre, de l’Afrique occidentale de la même époque, et dans un petit livre dont le titre était « Broussard, ou les états d’âme d’un colonial » (1923).

       On ne peut que souligner la rapidité avec laquelle l’auteur a su recueillir en peu d’années une quantité phénoménale d’informations sur l’Afrique de l’Ouest des années 1890-1910, lesquelles font du premier ouvrage cité une véritable encyclopédie.

       Il est évident que le témoignage Delafosse s’inscrit dans un registre savant, différent de celui de ses deux collègues.

       Delafosse avait fait l’Institut des Langues Orientales, alors que ses deux collègues, comme un certain nombre de ses collègues de l’époque, venaient de l’infanterie de marine.

       En 1893, Nebout avait déjà eu une vie coloniale bien remplie et une expérience approfondie du continent africain : fantassin de marine au Sénégal, puis chef de station de chemin de fer dans le même Sénégal, il participa à la mission Crampel (Congo et Oubangui), (1890-1891), et en fut le seul survivant. Il fit ensuite partie de la mission Dybowsky (Oubangui), puis de la mission Mizon en Nigéria.

       Il débarqua en Côte d’Ivoire en octobre 1893.

       Thomann avait réussi à se faire recruter comme commis des affaires indigènes, grâce aux relations de son père avec Binger, le nouveau gouverneur de la Côte d’Ivoire.

       Précisons enfin qu’ils partagèrent tous les trois, à un moment donné de la nouvelle colonie, une vie commune, ainsi qu’une vision humaine de leur métier, celle que certains leur reprochaient, en les qualifiant de « négrophiles ». Nous y reviendrons plus loin.

       Indiquons au lecteur que le récit de Nebout comporte une particularité historique notable, outre le récit de ses missions d’exploration, celle du compte rendu de sa mission diplomatique auprès de Samory, que les Français avaient chassé de sa capitale de Bissandougou, sur le Haut Niger, en 1893, et qui s’était réfugié et transporté avec sa cour et son armée au nord de la Côte d’Ivoire. Cette mission fut d’ailleurs un échec, mais pour des raisons qui ne mettaient pas en cause la responsabilité de l’administrateur Nebout, ou celle des troupes françaises elles-mêmes, bien que ses chefs voulaient effectivement en finir avec Samory, mais vraisemblablement celle du massacre concomitant de la colonne Braulot par un des fils de l’Almamy.

       Le lecteur sera curieux de savoir à ce sujet, que la description que faisait Nebout de la cour d’un Samory fugitif à Dabala, n’était pas du tout celle d’un grand féodal aux abois ou réduit à un état misérable.

       A l’opposite, « l’action vive », telle que décrite par le lieutenant gouverneur Angoulvant, en clair la pacification militaire violente.

       Le lecteur doit savoir qu’Angoulvant pouvait faire, au moins jeu égal avec l’intellectuel Delafosse. Il sortait à la fois de l’Institut des Langues orientales et de la toute nouvelle Ecole Coloniale, dont il était d’ailleurs sorti major de sa promotion. Après avoir commencé sa carrière au Tonkin et en Chine, il avait occupé plusieurs postes aux Antilles et au Congo, et avait alors été nommé en Côte d’Ivoire. Il arrivait donc dans ce poste avec une bonne expérience, mais comme nous le verrons son diagnostic et sa doctrine furent aux antipodes de ceux des trois autres témoins.

       A noter enfin qu’Angoulvant avait acquis également une expérience politique dans des cabinets ministériels, mais dans des fonctions modestes, en 1899 et en 1905, et avec des ministres de second rang, issus également de la haute fonction publique, un ancien Préfet, Decrais, et un ancien ingénieur des Ponts et Chaussées, Guillain.

Les témoignages 

 

       Un observateur de notre siècle ne peut manquer de marquer sa très grande perplexité, lorsqu’il découvre que la colonie de Côte d’Ivoire a été créée par décret du 10 mars 1893, alors que la France ne contrôlait que la côte, et encore, pas dans sa totalité. La nouvelle colonie couvrait approximativement un peu plus de 300.000 kilomètres carrés.

       Une perplexité d’autant plus grande que les premiers blancs ignoraient quasiment tout de cette nouvelle colonie, peuples, croyances, ressources, et qu’ils n’avaient qu’une idée très sommaire des obstacles à franchir pour établir leur nouveau pouvoir.

       Pour avoir beaucoup fréquenté l’histoire coloniale française, je me suis toujours demandé, et je me demande encore, pourquoi la France s’était mise en tête de partir à la conquête de tous ces territoires, sur toute la planète, et quel que soit leur intérêt.

       Il ne suffisait d’ailleurs pas de créer une nouvelle entité coloniale sur le papier, pour qu’elle existe.

       Nous verrons que la colonie eut à réprimer une succession de rébellions, souvent longues et violentes, pour établir son pouvoir. 

                   Le témoignage de Nebout illustre tout à fait les appréciations opposées que des administrateurs de terrain pouvaient avoir sur la méthode de pacification qu’il paraissait souhaitable de mettre en œuvre.

       Nebout ne partageait absolument pas les idées de pacification « musclée » que le lieutenant-gouverneur Angoulvant mit en œuvre au cours de son proconsulat de 1908 à 1915, idées qu’il théorisa ensuite dans le livre « La pacification de la Côte d’Ivoire », paru en 1916 .

A   La toute première phase du système colonial

       Le parcours initiatique    

       Le récit des deux témoins constitue un véritable parcours initiatique de la première phase de mise en place du « système colonial », avec la pénétration française en forêt, notamment vers le Baoulé, la découverte de populations inconnues, l’installation de petits postes tenus par la milice ou des tirailleurs, le long de la Comoé ou de la Sassandra, la pacification de nombreuses zones d’insécurité.

       Lorsque les deux témoins débarquèrent sur la côte, il n’y avait guère que quelques comptoirs côtiers, notamment ceux d’Assinie et de Grand Bassam, dont les origines remontaient à la monarchie. Le commerce anglais était d’ailleurs dominant sur ces côtes.

       Un Français y exerçait déjà une certaine puissance, à la fois économique et politique, M.Verdier.

 Les échanges commerciaux en étaient au stade du balbutiement, et portaient sur des produits de cueillette.

       On ne savait pas grand-chose de l’hinterland, sauf qu’il y existait au moins un royaume puissant, celui du Baoulé. Précisons également que les frontières « coloniales »  avec le Libéria, à l’ouest, et la Gold Coast, à l’est, n’étaient pas encore définitivement tracées.

       Tout au long des vingt premières années, la Côte d’Ivoire connut un état de guerre endémique. La France mit en œuvre des méthodes de pacification ambiguë, souvent et alternativement, pacifiques, les palabres, ou militaires. Les deux témoins font état, tout au long des années de leur séjour, qui y fut long, de multiples opérations militaires de pacification menées auprès de tribus ou de peuples récalcitrants, mais le véritable tournant de la pacification fut celui d’Angoulvant à partir de 1909.

       A lire ces récits, on en recueille toutefois l’impression d’abord trompeuse que la pacification fut chose facile, alors que, jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, la puissance coloniale eut beaucoup de peine à y établir un état de paix  relative, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre, avec l’évocation du proconsulat du gouverneur Augoulvant.

       Les méthodes de pénétration  

       Nebout et Thomann exprimaient des opinions nuancées et variables sur les méthodes de pénétration française.

       En 1895, à Kouadio Kofi Krou, dans le Baoulé, Thomann éprouvait des difficultés pour apprécier la situation :

       « Tout le Baoulé du Sud nous déclare la guerre !

       Quatre blancs tués, cinquante mille cartouches volées et on ne sait combien de fusils modèle 74. Des tirailleurs mutilés, ongles arrachés, doigts coupés, parties sexuelles arrachées.

       Tous les postes attaqués et courriers interceptés. Le mouvement se généralise. Toumodi n’a plus de vivres et nous peu de cartouches… On a doublé les sentinelles, car demain on commencera la construction d’un réduit central…au nord-ouest de chez nous a résonné toute la nuit et ce matin le tam-tam de guerre. Pourquoi ?... Il serait certainement intéressant de rechercher les causes de ce soulèvement…. C’est une chose extraordinaire en effet.

       Voilà un pays qui n’avait jamais vu de blanc ; le capitaine Marchand (le futur  « héros» de Fachoda) y arrive avec une douzaine de tirailleurs et y fait ce qu’il veut, le bouleverse en entier sans que personne ne bouge. Monteil (l’officier de la mission Dakar-Tripoli) arrive avec sept miliciens seulement à Toumodi, inflige de grosses amendes à des chefs qui les payent sans mot dire, et voilà que devant des forces considérables, la population se soulève, celle qui avait été pliée par des troupes insignifiantes (p,121) »

       Quelques années plus tard, en 1900, à Toumodi, alors qu’il avait pour compagne de vie une femme Baoulé et qu’il parlait cette langue, Nebout exprimait ses doutes sur la méthode de pénétration pacifique, dans un rapport sur la situation du Baoulé, et sur ce qu’il convenait d’y faire pour y asseoir notre autorité :

       « Très franchement, je déclarai que la pénétration pacifique n’avait pas eu et n’aurait jamais de résultats pratiques, c'est-à-dire que notre autorité y serait longtemps précaire mais qu’elle sombrerait le jour où, par exemple, nous voudrions assujettir le indigènes à l’impôt et aux corvées. (p,239) »

       Nebout préconisait donc, un peu paradoxalement compte tenu de ses relations confiantes avec beaucoup de ses nouveaux administrés, un renforcement de la présence militaire dans le Baoulé, mais dans la perspective de la mise en place du « système colonial », avec impôts et corvées qui n’existaient pas.

       En 1909, le Baoulé se souleva à nouveau, alors que Thomann avait trouvé ce peuple pacifique, et l’administrateur Nebout récusa alors la méthode « forte » des « colonnes » défendue et effectivement mise en œuvre par le lieutenant- gouverneur Angoulvant, notamment dans la région qu’il avait pacifiée avec une tout autre méthode.

       Avec le recul du temps, la mise en route du « système colonial » français laisse une impression de grande improvisation, faute de pouvoir évaluer correctement les situations rencontrées, et les réponses qui pouvaient leur être apportées.

       Faute aussi, sans doute, d’une politique coloniale que les gouvernements n’ont jamais définie, et qui ne le fut jamais, alors la métropole se gardait bien de mettre de l’argent dans les colonies. La nouvelle colonie, pour fonctionner, avait besoin d’argent, donc de lever des impôts, d’où les rebellions des populations qui les refusaient.

       Un principe capital de la politique coloniale française, la loi du 13 avril 1900, c’est-à-dire aidez-vous vous-même, et cela jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Par cette loi, la métropole se refusait à financer sur l’impôt métropolitain le développement de ses colonies, tout en leur donnant la possibilité de souscrire des emprunts d’équipement, autorisés par une loi, pour chacun d’entre eux. Ces emprunts étaient placés dans le public de la métropole.

Le même principe du « self-suffering » était en vigueur dans l’Empire britannique, sauf que, comparativement, les colonies anglaises disposaient de ressources de base que n’avaient pas les colonies françaises.

Officiers et gouverneurs

       Au cours de son long séjour, Nebout eut l’occasion de croiser la route de nombreux officiers et gouverneurs qui eurent leur heure de gloire coloniale : les officiers Monteil, Marchand, Largeau, et les gouverneurs Clozel, Angoulvant, ou Roume.

       Ses notes sur le caractère et le comportement des hommes sont souvent savoureuses : Monteil « un homme assez bourru, et un chef d’humeur changeante qui a réussi à se faire détester de ses officiers » (186), et plusieurs gouverneurs dont il décrivait les mœurs incontestablement relâchées, pour ne pas dire franchement lubriques.(p,200)

       Noirs et Blancs

       La difficile question du truchement

       Les deux témoins eurent rapidement l’immense avantage de parler une des langues dominantes du pays, et de partager la vie de leurs femmes, mais ils eurent aussi recours, lors de leurs déplacements dans des tribus inconnues, à des interprètes.

       Et Nebout de souligner, à Kouadio Kofi Krou, en décembre 1895, donc tout au début du processus colonial :

       « Je compris combien un Européen, ignorant la langue du pays, pouvait être à la merci de quelques noirs. Les coupables avaient agi avec modération, sinon, ils auraient pu soulever le pays. » (p,193)

       La communication était d’autant plus difficile que les langues étaient nombreuses et que d’une tribu à l’autre, on ne se comprenait pas toujours.

       A Vavoua, Thomann notait le 13 mars 1902 : « La langue et les types changent encore, la langue est un mélange de bêté, de baniua et de gouro…. On ne comprend ici, ni le bêté, ni le dioula, ni le bakoué, ni le gouro, ni le baniua, de sorte que nous n’arrivons pas à nous faire entendre. » (p,253)

       Hospitalité

       Identité des observations avec celles que nous avons citées dans la première partie de ce livre, en ce qui concerne l’hospitalité et la curiosité des noirs, mais aussi et souvent leur peur des blancs, quelquefois partagée par les noirs, entre eux, de tribu à tribu (p.173).

       En 1902, sur la Sassandra, Thomann  était obligé de palabrer pour passer :

«  Bon gré, mal gré, il faut accepter l’hospitalité offerte de séjourner dans ce village (Kérégüé). » (p,238)

       Et le livre de porter en note cette explication :

       « Le sens de cette hospitalité obséquieuse réside dans le souci qu’ont les gens de la sécurité de leurs hôtes ; de plus, on pense que l’étranger, en retournant chez lui, doit propager la bonne image de ceux qui l’ont reçu. Mais à cette époque troublée, retenir l’étranger de passage est aussi généreux qu’intéressé : on ne laissait pas des inconnus traverser le territoire sans avoir su pourquoi ils voyageaient ; ils pouvaient violer des interdits et bouleverser l’ordre cosmologique. On peut aussi offrir une hospitalité forcée à son hôte dans le but de gagner du temps ; dans ce but, on prévient ses alliés afin qu’ils puissent assurer la sécurité de l’étranger dont on a la charge. »

       1er juillet 1897, à Satama, Nebout notait :

       « Comme dans l’Assikasso, les indigènes sont très formalistes et protocolaires. On nous supplie d’attendre à quelque distance du village et de ne faire notre entrée que lorsque tout est préparé pour la réception, c'est-à-dire quand les chefs et notables ont revêtu leur pagne de cérémonie. » (p,210)

       Hospitalité à sens multiples, et curiosité

       Donnons en un exemple :

       A Broin, Thomann notait le 3 mars 1902 :

       « Les indigènes d’ici sont très nombreux, très doux et paisibles. Ils portent peu de fétiches et ne sont pas affublés comme les Bétés d’en bas. Ils ne sont pas insolents et ne gueulent pas comme les gens de Gozrobouo. Aussi mes porteurs s’en donnent à leur aise. J’en ai rossé un aujourd’hui qui avait craché, sans motif, à la face d’un indigène. Par exemple, la curiosité des indigènes devient bien gênante, étant donné leur nombre. Aujourd’hui, les villages voisins sont venus et nous ont littéralement submergés. 1 000 hommes sans exception nous cernaient. Ils m’ont suivi jusqu’aux WC et, si le chef n’était pas resté à côté de moi pour me protéger, je n’aurais pu m’acquitter de ma besogne. » (p,245)

       Jugement des blancs sur les noirs

       Si l’on devait apprécier le comportement et le jugement des blancs sur les noirs, dans le cas d’espèce des deux témoins, par leur inclination marquée pour les femmes de Côte d’Ivoire, les récits de Nebout, mais surtout ceux de Thomann,  le comportement et le jugement des deux témoins auraient été, d’un point de vue libéral, exempts de tout racisme. Leur ami Delafosse entretint également une relation conjugale avec une femme d’origine Baoulé dont il eut deux enfants.

        Les femmes occupaient une grande place dans les carnets de route de Thomann, cédant souvent à l’ambiance des mœurs locales, alors que Nebout fixa rapidement son choix sur une femme d’origine baoulé, qu’il épousa plus tard, et dont il eut plusieurs enfants qu’il reconnut, épouse et enfants, qu’il rapatria en France.

       Il est difficile de porter un jugement sur les relations qu’entretenaient, les blancs, administrateurs ou officiers, souvent jeunes, célibataires, avec les noires, sans tenir compte des mœurs qu’ils rencontraient alors dans certaines tribus. Nebout note toutefois à plusieurs reprises le comportement douteux, inadmissible, de certains blancs à l’égard des noires, notamment d’un gouverneur en tournée qui les considérait comme l’offrande qu’on faisait naturellement au grand chef en tournée.

       Le lecteur habitué à la lecture des récits d’explorateurs ou d’officiers aura sans doute noté qu’ils ne font jamais référence aux relations de concubinage qu’ils ont pu avoir lors de leurs voyages ou séjours, alors que les documents intimes, tels ceux de Nebout ou de Thomann, publiés beaucoup plus tard, après leur mort, en font état

       Les deux récits donnent une image des noirs qui paraît honnête, n’hésitant pas à relever les aspects positifs ou négatifs des populations rencontrées.

       Une anecdote de Thomann :

       A Bereby, au large de la Côte d’Ivoire, le 30 juillet 1895 : l’auteur était à bord du vapeur Pélion, en compagnie de son amie du moment, Aya :

       « Nous avons passé trois nuits à bord du Pélion, une à Grand Bassam, une à Lahou, et une en mer. Les officiers de ce bateau sont charmants. J’ai même pu faire voyager Aya en deuxième classe. Une dame européenne qui s’y trouvait en a été si furieuse qu’elle est passée en première. Elle en a été quitte pour 200 francs de supplément.»(p,152)  

       C’est dans les textes de Delafosse qui fut alors un des leurs, qu’il faut trouver une explication du comportement des trois jeunes administrateurs et de leur opinion sur le monde noir de la Côte d’Ivoire.

       Dans « Broussard » l’auteur s’expliquait longuement sur sa philosophie indigène dans un texte intitulé « Sa profession de foi » :

       « Ceci posé, il est bien certain que je suis un indigènophile, mais je le suis à la manière de M.de Pouvourville, ce qui m’a conduit à être plus ou moins accusé d’indigénophobie, tant il est vrai que tout, en ce monde, est une question de définition.

       En réalité, je m’essaie à n’être ni indigènophile ni indigènophobe et à demeurer tout simplement indigènologue… Indigènophile, assurément je le suis, comme tout homme doit l’être, comme était le personnage de Térence qui disait qu’étant homme, il ne pouvait demeurer étranger à tout ce qui est humain, je suis homme, les indigènes sont des hommes, donc je suis indigènophile, mon voisin aussi et tout le monde. Ne peut être indigènophobe que celui qui se sent disposé à détrousser son prochain pour profiter de ses dépouilles ou qui éprouve une haine irraisonnée pour tout ce qui n’est pas lui-même : un apache ou un malade. » (p,107)

       Plus loin l’auteur développait une autre réflexion.

       Interpellé par un ami :

       « - Alors lui dis-je, vous vous préparez à retourner chez vos sauvages ?

       - Quels sauvages ? Fit-il d’un ton agressif en achevant de bourrer une cantine qui me semblait déjà trop pleine. Je ne vais pas chez les bolcheviki !

       - Oui, je sais bien qu’il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’en Afrique pour rencontrer des sauvages… Mais enfin vous m’avouerez que, s’il y a des sauvages blancs, il y a plus encore de sauvages noirs et que les gens que vous allez retrouver là-bas appartiennent pour une large part à cette dernière catégorie…

       - Qu’entendez-vous par sauvages ?

       - Mais ce que tout le monde entend par ce mot, qui est français j’imagine ?

       - Oui le mot est français, mais cela ne veut pas dire que sa signification soit bien précise, au moins dans l’état actuel de la langue. Si nous nous en tenons à son étymologie savante, il désigne simplement les habitants des forêts, les sylvaticos des Latins. Mais il y aussi une étymologie populaire, selon laquelle il voudrait dire des gens - ou des bêtes - qui se sauvent lorsqu’on les approche, qui ne sont pas domestiqués, qui ne sont même pas apprivoisés. Si c’est cela la signification que vous accordez à ce mot, il y a en effet beaucoup de sauvages dans l’Afrique noire ; il y en a assurément beaucoup plus qu’en Europe. Il ne manque pas de villages, à la Côte d’Ivoire, au Congo et dans certaines régions de la Boucle du Niger, dont les habitants prennent la fuite lorsqu’ils aperçoivent un Blanc, comme les perdrix s’envolent à l’approche du passant même inoffensif, parce qu’à tort ou à raison, leur instinct leur fait voir un ennemi dans tout étranger, ainsi que l’instinct des perdrix leur fait voir un chasseur dans tout être humain. «  (p,120)

       Nous reviendrons plus loin, dans une partie consacrée au fonctionnement du « système colonial » sur des éléments de ce texte et des réflexions que Delafosse faisait sur la politique indigène de la France et sur les perspectives plus ou moins réjouissantes qu’elle pouvait réserver selon son contenu.

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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 15:52

3ème Partie

Ruptures technologiques et ruptures coloniales

 

 

            Au XIXème siècle, le partage de l’Afrique et la course au clocher « colonial » par les grands pays européens, n’auraient pas été possibles, sans une succession de découvertes technologiques majeures.

            Henri Brunschwig écrivait fort justement dans son livre « Noirs et Blancs  dans l’Afrique Noire Française :

            «  Sans télégraphe, en effet, pas de colonisation. » (p,169-Noirs et Blancs en Afrique noire française)

 

Chapitre 11

Les ruptures technologiques

Les « tools » des Blancs

 

            Les « Tools » des Blancs           

            L’historien anglais Headricks a parfaitement analysé dans son livre « The  Tools of Empire », l’impact des nouveaux outils technologiques, inventés tout au long du dix-neuvième siècle, sur les capacités impériales des puissances européennes, notamment anglaise.

            « Technology is power »,  écrivait-il !

            A partir de la moitié du dix-neuvième siècle, l’Occident a enregistré toute une série d’inventions techniques qui ont révolutionné la vie de la planète :

            - dans la vie sociale et économique de tous les jours, grâce à l’électricité

            - dans la transmission de la parole, grâce au télégraphe électrique et au câble,          - dans les transports, grâce à l’introduction de la force motrice de la vapeur, au lieu de la voile, pour les bateaux et le rail, avec la locomotion à vapeur,

            - dans l’invention et la production de l’automobile,

            - dans l’invention des armes à tir rapide,

            - dans la découverte de la quinine, médicament contre le paludisme.

        Et en ce qui concerne, la relation Europe Asie, en 1869, l’ouverture du canal de Suez, qui évitait aux bateaux le long détour du Cap : il ne fallait plus que quelques semaines pour rejoindre l’Asie, au lieu de plusieurs mois.

            L’ouverture de ce canal fut une des grandes révolutions du siècle.

            Les puissances européennes disposaient donc bien d’une supériorité technique, la modernité de l’époque, qui leur donnait la possibilité de tenter, souvent aux moindres frais, toutes les aventures coloniales.

Et cela, d’autant plus, qu’elles étaient convaincues de détenir la vérité avec un grand V, celle de la civilisation supposée, avec un grand C.

 Le « tao » colonial

            Il existait bien, pour reprendre la formulation des analyses stratégiques asiatiques de type taoïste, une propension des choses  (les outils) et des hommes (esprit de conquête, de supériorité, et d’organisation)  à la conquête coloniale, une disposition favorable, et un potentiel d’action important.

            La France fut un des acteurs importants de ce mouvement colonial européen, et elle y participa d’autant plus volontiers que la défaite de la guerre de 1870-1871, la perte de l’Alsace Lorraine, l’avait poussé à trouver des satisfactions ailleurs que sur le théâtre européen. L’historien Brunschwig a analysé en profondeur ce processus national.

    Or, il se trouvait précisément que les révolutions technologiques du siècle offraient à la France les instruments d’une nouvelle puissance, ultramarine. Rappelons que la France était alors un pays riche qui avait remboursé dans un délai record la lourde indemnité de guerre, en francs or, que lui avait imposée l’Allemagne victorieuse.

             Grâce aux nouvelles technologies, il était maintenant possible de conquérir l’Afrique occidentale

            Faidherbe avait beaucoup fait pour installer la France à l’embouchure du fleuve Sénégal, pour pacifier en partie les rives du fleuve, et pour créer un avant-poste de la conquête du Haut Sénégal, à Kayes, anciennement Médine.  Le gouverneur avait déjà fait poser quelques lignes télégraphiques sur le littoral, et sa conception militaire novatrice de la combinaison de forces maritimes, ses avisos à vapeur, et des troupes terrestres embarquées, avait beaucoup contribué à la réussite de sa politique de pacification des plaines côtières et de pénétration vers l’hinterland soudanais, un des rêves de Faidherbe.

            De nos jours, certains se demanderaient si Faidherbe avait raison ! Et beaucoup d’autres de ses successeurs sur le continent africain, ou sur d’autres continents.

            Je serais sans doute de ceux-là, en tout cas, compte tenu des choix ou des non - choix qui furent faits en matière de politique coloniale. Nous reviendrons plus loin sur cet important sujet de discussion.

        La communication des mots, donc des instructions des gouvernements et des comptes rendus des exécutants

            Quelques années seulement après la montée des troupes de marine vers le fleuve Niger, le 27 décembre 1885, Paris eut la possibilité, grâce au télégraphe et au câble, de communiquer avec Bamako, alors que les troupes coloniales avaient atteint le Niger en 1883, trois ans après leur point de départ de Kayes, en limite du fleuve Sénégal, seulement navigable, sauf pour des bateaux à fond plat, en période de hautes eaux.

            Il faut se représenter la situation antérieure, au moment où cette communication s’effectuait tout d’abord par paquebots de ligne ou avisos de la marine chargés d’aller poster les messages à Ténériffe, avant que le câble ne vienne toucher Saint Louis. Il fallait alors plusieurs semaines pour échanger des messages avec le gouvernement, moins à Saint Louis, le siège du gouvernement local d’alors, quand le gouverneur décidait de faire partir un aviso vers Ténériffe pour y faire poster un message urgent, et y faire attendre éventuellement la réponse. (1)

            Au fur et à mesure de la conquête du bassin du Niger, les lignes télégraphiques se développèrent vers l’ouest, en direction de Kankan, et vers l’est, en direction de Ségou et Tombouctou. Elles ont incontestablement contribué à faciliter la conquête, en donnant la possibilité aux nouveaux postes, constitués en réseau,  de s’entraider mutuellement, beaucoup plus facilement.

            Sur les côtes du golfe de Guinée, en Guinée, en Côte d’Ivoire, et au Dahomey, cette installation fut plus facile, sur des distances plus courtes, mais paradoxalement en utilisant, en tout cas dans un premier temps, les câbles de « l’ennemi héréditaire » anglais.

(1) voir le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large »

            Pour la petite et grande histoire, il faut savoir en effet que pendant la première période de conquête, au Tonkin, à Madagascar, ou sur les côtes du Golfe de Guinée, la France ne disposait pas d’un réseau national de câbles, et qu’elle était dans l’obligation d’utiliser les lignes du câble anglais.

         La communication des hommes et des marchandises

            Une autre révolution également dans les transports !

            Sur les voies maritimes, l’introduction de la machine à vapeur, d’abord jumelée à la voile, sur les bateaux, transforma complètement les conditions du trafic passager et marchandise,  et leur durée.

            En 1852, depuis Bordeaux, Faidherbe avait rejoint Saint Louis en 60 jours, alors qu’en 1889, le lieutenant Mangin effectuait le même parcours en 15 jours.

            La fin du siècle vit la construction de ports en eau profonde, à Dakar et à Konakry, et de deux ports avec wharf, à Grand Bassam et à Cotonou. Rappelons que le wharf permettait d’accoster au-delà de la barre qui interdisait, jusque- là, tout appontage direct sur cette côte. La barre constituait en effet un obstacle redoutable pour tout développement local.

            Sur le fleuve Sénégal, la colonie mit en place un service de vapeurs fluviaux, et de chalands tirés par ces derniers, mais le service trouvait chaque année ses limites climatiques, étant donné qu’il ne pouvait fonctionner que pendant la période d’hivernage, c'est-à-dire de hautes eaux.  Il existait en parallèle des liaisons assurées par des entrepreneurs privés.

            Or, en l’absence de routes le long du même fleuve, les communications des hommes et des marchandises, pour ne pas dire des armes et munitions, demeuraient très fragiles, et furent à l’origine de nombreux mécomptes dans le processus de la conquête du Soudan.

            Et à partir des années 1885-1890, tout d’abord sous le commandement supérieur de Gallieni, une canonnière, puis plusieurs, naviguèrent sur le Niger. Le lieutenant Boiteux débarqua à Tombouctou en décembre 1894, mais son aventure indisciplinée se termina par le fameux massacre de Tacoubao, par une tribu Touareg, le 14 janvier 1895. (77 morts, dont 11 officiers)

            L’une des causes de ce désastre fut d’ailleurs l’absence de communications.

            Les troupes coloniales eurent donc d’abord recours à la solution africaine du porteur, avec toutes les difficultés, les abus, que cette solution rencontrait pour trouver suffisamment de porteurs, dans chaque village où leur colonne passait.

            Le commandement réussit à ouvrir, en 1883, une première route entre Kayes et Bamako, et à lui faire emprunter les fameuses voitures Lefèbvre, polyvalentes et bien utiles en Afrique, alors que leur usage fut une catastrophe à Madagascar en 1895, étant donné la « folie » qui avait présidé au choix de la construction d’une route en terrain et climat très hostiles.

            Dans les années 1885-1886, cette route fut aménagée de telle sorte qu’elle épargne la santé des soldats européens, avec une cinquantaine d’étapes, jalonnée par des gîtes d’étape, des infirmeries, et même des boulangeries.

    Et le rail aussi !

            La France fit construire une première ligne de chemin de fer au Sénégal, entre Saint Louis et Dakar, et elle commença à construire la ligne Kayes Bamako, une réalisation qui constitua à la fois un tour de force et un roman d’aventures. Elle n’atteignit Koulikouro, sur le Niger, qu’en 1904.

            Le lecteur notera qu’un de ses chefs de station fut Nébout dont nous retrouverons le témoignage plus loin, en ce qui concerne la première phase de mise en place du système colonial français en Côte d’Ivoire.

            Des lignes de chemin de fer furent également construites en Côte d’Ivoire et au Dahomey, en direction du Soudan.

             L’armement

            En 1885, les fusils Gras (11mm à cartouches métalliques) furent remplacés par des fusils à répétition, les Gras-Kropatchek (7 coups), et en 1892, leur succédèrent les Lebel (10 coups à la minute).

            Ces fusils donnèrent incontestablement un avantage décisif aux troupes coloniales, alors que leurs adversaires disposaient encore de fusils à pierre que les combattants devaient charger par le canon, et avec de la poudre fragile en temps de pluie. 

            Tout au long de son long combat contre les troupes françaises, l’Almamy Samory n’eut de cesse d’acheter des fusils à répétition en Sierra Léone, ce qu’il réussit à faire assez massivement, notamment au cours des dernières années de son règne. Parallèlement, il fit fabriquer des Kropatcheks par les forgerons exceptionnels de son arsenal, notamment dans celui de la citadelle de Toukourou, dans le Haut Niger, près de sa capitale Bissandougou.

            Les canons : quelqu’un a dit que les canons ont été les rois de la conquête de l’Afrique occidentale, et c’est en grande partie vrai. Les troupes de marine utilisèrent abondamment les canons de montagne de 40, 65, 85 millimètres, ces derniers pouvant tirer à 4 000 mètres l

            Aucune « colonne » ne partait sans son ou ses canons !

            La plupart des villages étaient fortifiés,  entouré de tatas, de murailles souvent très solides, où il fallait ouvrir des brèches pour y pénétrer. L’existence de ces tatas était un signe de l’état de sécurité, souvent très instable, qui existait dans le bassin du Niger, lorsque les troupes coloniales y firent leur intrusion.

             Ahmadou, Samory, et Tiéba, avaient construit de redoutables murailles pour protéger leurs forteresses principales. Celle de Tiéba, à Sikasso, avec ses murailles de six mètres de largeur et  de haut, avait des proportions exceptionnelles.

De plus, la conception sophistiquée qu’ils avaient de la défense les conduisait à construire au centre de l’enceinte fortifiée, un donjon, le dianfoutou, à la fois palais du souverain et  suprême élément de la défense de la place. Celui de Sikasso était également remarquable.

            Le canon était tellement indispensable qu’Archinard, commandant alors les forces françaises, attendit de pouvoir faire venir des canons de 95, pour attaquer les défenses de Ségou, prendre la ville, le 6 avril 1890, et chasser l’Almamy Ahmadou de sa capitale.

                        Les hommes

            Tout d’abord les officiers, la plupart du temps, de remarquables meneurs d’hommes, férus de gloire militaire et d’aventures, sans aucun doute, mais tout autant, patriotes, souvent imbus de la supériorité de la civilisation dont ils étaient les représentants et porteurs avancés, mais au moins autant, et aussi souvent, les témoins d’une époque et des sociétés rencontrées : ils rapportèrent une moisson considérable d’informations sur l’Afrique de cette époque.

            Ne me faites pas dire, bien sûr, qu’ils étaient tous de « petits saints » !

            Au cours de la première phase de conquête, dans les années 1880-1885, beaucoup d’entre eux moururent de maladie, un sur cinq, et beaucoup d’autres au combat. Les soldats d’origine européenne payèrent, de leur côté,  un tribut beaucoup plus lourd à la mort pour cause de maladie, 40% de leur effectif pendant la même période.

            Et pourtant les troupes de marine étaient généralement accompagnées par des médecins de marine, lesquels jouèrent un rôle capital dans la préservation de la santé des hommes de troupe et des officiers.

            La situation sanitaire changea du tout au tout avec la découverte de la quinine et un nouveau management militaire qui tenait compte des conditions extrêmes de l’utilisation de la troupe européenne.

             Dans les années 1885-1886, les commandants supérieurs du Haut Sénégal, Gallieni et Frey, veillèrent à ce que les soldats européens disposent d’une monture.

       Les tirailleurs : pour les raisons qui viennent en partie d’être évoquées, la France n’aurait jamais pu conquérir ces immenses territoires, sans le concours des tirailleurs recrutés localement. Leur recrutement ne fut pas trop difficile, étant donné les traditions guerrières de beaucoup de populations africaines.

            A titre d’exemple, en 1888, alors que le Soudan n’était pas entièrement conquis, l’effectif militaire réparti dans les nouveaux postes était de 742 hommes, dont 103 français, comptant 31 officiers parmi eux.

            Précisons toutefois que le « travail militaire » était effectué par les fameuses « colonnes » dont il convient de dire un mot.

     Le management du commandement et les « colonnes »

            La  «colonne » fut incontestablement « l’outil » militaire favori des troupes de marine. Cette faveur trouve peut- être une explication dans la famille des troupes de marine, issues naturellement de la marine, infanterie et artillerie de marine étant des parties constituantes des forces de marine.

            A l’usage, on pouvait observer qu’une « colonne » fonctionnait un peu comme un bâtiment de marine, autonome grâce à son organisation et aux moyens dont elle disposait, et quelquefois plus qu’autonome, lorsque ses officiers, loin de toute communication, prenaient plus de liberté qu’il ne fallait dans leur conception de la liberté de commandement.

      Archinard fut incontestablement un de ces officiers qui franchirent, à plusieurs reprises, les limites raisonnables de leur liberté de commandement, dans les années 1890, à Kankan,  à Ségou, et à Djenné, notamment.

            Les gouvernements étaient d’ailleurs ses complices, puisqu’il ne fut pas sanctionné pour sa succession de « faits accomplis ».

       Chaque année, on faisait « colonne » dans le Haut Sénégal, et cette colonne était minutieusement préparée depuis Paris, à la fois dans ses objectifs et ses moyens. Souvent les commandants supérieurs eux-mêmes, en congé à Paris ou à Vichy, pendant la période des basses eaux du fleuve Sénégal, inspiraient, ou même rédigeaient en partie les instructions des ministres de la Marine, ou des secrétaires d’Etat aux Colonies.

              Ces « colonnes » étaient évidemment composées d’une forte majorité de tirailleurs, généralement suivis par leurs épouses, avec un important cortège de porteurs, hommes ou animaux de bât,  ce qui pouvait les faire ressembler aux formations militaires de l’Antiquité.

            Précisons toutefois que dans un contexte de combat, seuls les combattants constituaient la « colonne », avec en tête, les spahis en éclaireurs, des tirailleurs sur les flancs, et les pièces d’artillerie au centre du dispositif.

            Ces « colonnes » eurent effectivement une grande efficacité, mais elles rencontrèrent en permanence de grandes difficultés de ravitaillement et de portage.

            Nous verrons que le lieutenant- gouverneur de Côte d’Ivoire Angoulvant fut un grand adepte de la « colonne », censée pacifier définitivement la nouvelle colonie.

            La manœuvre

            Un mot à ce sujet : les officiers s’adaptèrent rapidement aux conditions des opérations, soit en pays hostile, soit en pays hospitalier, sachant utiliser les innombrables tensions et divisions du pays où ils pénétraient.

            Ils eurent à combattre à maintes reprises des adversaires redoutables,  en 1886, Frey contre Mahmadou  Lamine autour de Kayes, et tout au long des années 1885-1898, les commandants successifs des colonnes eurent maille à partir avec l’Almamy Samory, avec des périodes de trêve et de guerre.

            Samory fut un chef de guerre remarquable. Il donna beaucoup de fil à retordre aux officiers français, souvent dans l’obligation, pour contrer le génie manœuvrier de Samory, de recourir à des manœuvres sophistiquées, de style européen, toujours difficiles, compte tenu de problèmes toujours insolubles de ravitaillement.

            En Côte d’Ivoire, et en forêt, les troupes de marine furent obligées d’adopter des techniques de combat différentes, compte tenu du rideau de protection permanent qu’elle assurait aux rebelles.

     Une conquête de type artisanal           

            L’ensemble de ces technologies nouvelles, de ces « outils » de l’Empire, a donné la possibilité à la France de conquérir l’ensemble de l’Afrique occidentale en une vingtaine d’années.

            Cette conquête fut une conquête à « petit prix », artisanale, avec quelques bataillons, comparée aux grandes expéditions coloniales, de type industriel, celles du Tonkin en 1885, de Madagascar en 1895.

            En Afrique occidentale, seule l’expédition du Dahomey, en 1893, peut leur être comparée, mais à une moindre échelle.

         A la fin du siècle, la France est donc installée dans cette région d’Afrique. Elle y a déjà construit un ensemble de postes militaires et civils qui lui permettent de contrôler à moindres frais cet immense territoire, et d’y faire régner la paix civile, en dépit de quelques rébellions locales, quelquefois très vives, notamment en Côte d’Ivoire, tout au long de la première période de colonisation.

             La France y est donc à pied d’œuvre, mais pour y faire quoi ? Telle est la question !

            Quels sont les objectifs de cette politique coloniale, s’il en est une ? Quel est son contenu, face à cet immense territoire, à ces peuples innombrables, à l’inconnu de son organisation profonde et de ses croyances ?

            Nous nous proposons donc d’examiner dans le chapitre suivant un processus concret de la prise de pouvoir colonial dans une des colonies, celle de la Côte d’Ivoire.

            Est-ce que les ruptures technologiques externes y ont eu de l’effet, et si oui, lequel ? Dans cette Afrique de l’Ouest truffée d’une mosaïque de royaumes, de villages, de cultures, de croyances, composée de populations dont les écarts de niveau de modernité relative au pays étaient considérables, entre les Etats du bassin du Niger et la poussière de villages de la forêt tropicale.

            Alors que cette région d’Afrique était encore coupée, à peu près complètement, des flux de circulation du monde extérieur, le trafic intérieur s’effectuant sur de pauvres pistes, entre le désert et la savane, ou la savane et la côte, par l’intermédiaire des commerçants dioulas.

            La France a pris pied en Afrique Occidentale, alors qu’elle était encore riche. Après la défaite de la guerre de 1870-1871, le pays remboursa en effet la dette de guerre que la Prusse lui avait imposée, soit de l’ordre de 7,2 milliards d’euros 2010 en deux ans.

            Après une longue période de crise économique, la France avait connu une ère de grande prospérité entre 1900 et 1913, avant donc la grande déflagration mondiale de 1914-1918.

            Le pays avait alors les moyens de sa nouvelle puissance coloniale, alors que les dépenses de conquête furent relativement modestes en Afrique occidentale.

            Tout changea avec la première guerre mondiale : créancière du monde avant la guerre, la France était devenue débitrice.

            Il est donc difficile de faire le bilan de la colonisation après 1918, sans conserver à l’esprit ce constat de base.

            Et comme chacun sait, il n’y avait alors  pas de plan Marshall pour alimenter en partie le FIDES, postérieur à la deuxième guerre mondiale.

            Les conceptions coloniales des dirigeants de l’époque, pour autant qu’elles existèrent au plan politique, n’allaient, de toute façon, pas dans le sens d’une politique de subvention publique coloniale.

                                 Jean Pierre Renaud                          Tous droits réservés

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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 15:37

Chapitre 10

 

Les Blancs-Noirs

 

Chevilles ouvrières de la colonisation ou de la résistance ?

 

            Lorsque les colonisateurs français voulurent installer leur pouvoir et implanter leur administration en Afrique occidentale, ils eurent besoin de s’appuyer sur des interlocuteurs africains qui parlaient peu ou prou la langue française et comprenaient les langues ou dialectes, souvent nombreux, qui existaient dans les régions administrées.

Un truchement nécessaire, mais précaire

            Entre 1880 et 1920, toute colonisation serait mort-née, sans le concours et le truchement d’africains plus ou moins lettrés, ceux que l’on baptisa, au fur et à mesure du temps, c'est-à-dire de l’évolution des contacts, de la scolarisation, de différentes appellations, les blancs-noirs, les noirs civilisés, les nègres blancs, les acculturés, ou les évolués, au rythme assez lent de l’effort de scolarisation des jeunes noirs, et de la possibilité qui leur était donnée d’occuper des emplois dans le secteur public ou privé.

        De même que toute conquête militaire de l’Afrique occidentale n’aurait pas été possible sans le concours des tirailleurs africains.

            Dans la première phase de la colonisation, l’administration coloniale reposait donc sur les épaules des commandants, bons ou mauvais, et de leurs collaborateurs africains immédiats, de bonne ou de mauvaise qualité, avec un rôle clé donné à leurs interprètes. Car peu d’administrateurs connaissaient une langue locale.

            Le truchement de langage était donc absolument nécessaire, et souvent difficile à réaliser, mais il emportait inévitablement, comme conséquence, une grande part de truchement social et culturel, encore plus difficile à mettre en œuvre pour toutes les raisons que nous avons précédemment évoquées.

            Dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française », Henri Brunschwig notait que jusqu’au XIXème siècle :

       « L’ensemble des populations de l’Afrique française ne connaissait pas d’humanité autre que noire… ces sociétés noires repliées sur elles-mêmes, n’étaient pas systématiquement hostiles à l’étranger. » (HB/90)

       Et avant la conquête… « Les rapports indirects ont toujours précédé les contacts entre blancs et noirs. Les lettrés des côtes ont frayé, puis contrôlé les pistes que, par la suite, les « commandants » blancs empruntèrent. En brousse ou en forêt, où il n’y avait pas, comme dans les villes du littoral ou dans les gros postes, de résidents blancs, ces rapports indirects ont persisté longtemps. Il en fut ainsi des relations commerçant blanc- colporteur et noir- paysans indigènes, ou officier blanc- milicien noir- villageois indigènes, ou commandant français- interprète noir - chef indigène.

            Les contacts sans intermédiaires ne se sont généralisés que tardivement, après 1920, quand il y eut partout des Noirs qui avaient appris le français dans les écoles publiques ou dans celles des missions. » (HB/214)

        Au cours de la période examinée,  les interprètes étaient donc une denrée rare, et il fallait nécessairement passer par leur truchement pour tenter de se faire comprendre, et la chose était d’autant plus difficile qu’un gouffre culturel séparait alors le monde des blancs de celui des noirs, fait à la fois d’ignorance, d’incompréhension, et quelquefois de mépris.

            Après la guerre de 1914-1918, le retour des tirailleurs dans leurs villages d’Afrique, donna naissance à une nouvelle catégorie d’interprètes, laquelle changea complètement la donne, en attribuant à ces blancs-noirs un réel pouvoir.

            Dans les chapitres qui précèdent nous n’avons fait qu’esquisser les regards que les deux mondes se portaient mutuellement, l’un sur l’autre, précisément à l’aide des quelques truchements qui pouvaient exister.

       Le rôle capital et ambigu des « répond-bouche »

            Le rôle de ces blancs-noirs, interprètes, commis secrétaires, plantons, ou gardes de cercle, était capital, mais avant tout, celui des interprètes, les « répond-bouche ».

            Ainsi qu’on le disait souvent, « le commandant passe, l’interprète reste ».

            Rôle central dans la rencontre entre deux mondes, mais rôle tout autant ambigu, comme le soulignait l’historien Brunschwig. Car, ils avaient un grand pouvoir à la fois sur leur commandant, et sur les noirs de leur cercle, qui étaient dans l’obligation de passer par leur intermédiaire pour exprimer demandes ou doléances auprès des autorités françaises.

            Nous verrons ce qu’il en était plus loin, à travers quelques exemples.

            Rôle ambigu étant donné la position clé qu’occupaient les interprètes dans le système colonial, et de la faculté que cela leur donnait pour influencer leur commandant de cercle, dans le sens qui leur convenait, avec naturellement une tentation permanente de corruption.

            L’administration coloniale n’était évidemment pas dupe, et elle s’efforça rapidement de donner un cadre à cette fonction et de fixer les conditions d’accès à ce corps. Chacune des colonies mit successivement en place ce type de corps. Ce fut le cas au Soudan en novembre 1895, où il y avait 29 interprètes officiels en 1906.

            Les interprètes furent alors recrutés au niveau des certificats primaires indigènes qui existaient déjà.

            Une telle mesure apportait quelques garanties, mais elle n’empêcha pas le développement de cas de corruption, sanctionnés ou amnistiés par l’administration.

      Un grand pouvoir

            Je serais tenté de dire que l’interprète avait autant de pouvoir, sinon plus, que le commandant qu’il était censé servir, car lui seul connaissait la langue de ses frères, leurs codes religieux, politiques, et sociaux, et surtout leur entrelacement.

            Et les vrais « rois de la brousse » n’étaient en définitive, à cette époque, peut-être pas ceux que l’on désignait ainsi.

            Dans « Oui mon commandant », Hampâté Bâ notait :

            «  A l’époque, aucun commandant de cercle ou de subdivision ne pouvait espérer mener une enquête valable à l’insu de son interprète et de son commis. » (MC/262)

            Et comme nous l’avons déjà vu, le même auteur a consacré un livre à la mémoire d’un interprète célèbre, « L’étrange destin de Wangrin ». Le récit de sa vie et de ses aventures nous donne la représentation du rôle capital, et dans le cas d’espèce, haut en couleurs, d’un interprète au cours de la première phase de colonisation, la période que nous étudions.

       « Un étrier d’or »   

            D’entrée de jeu, citons une phrase tout à fait éclairante sur les nouvelles fonctions du personnage, à Diagaramba :

            « C’est ainsi que Wangrin mit pour la première fois le pied dans l’étrier d’or que constituaient les fonctions d’interprète.

            Wangrin n’était pas seulement un interprète des palabres, mais il servait de secrétaire au commandant. Il distribuait le courrier, préparait les dossiers de chaque affaire et reclassait méthodiquement les archives. » (W/51)

            Après avoir, en qualité d’interprète compétent et efficace, assis son réseau de relations africaines,  Wangrin se convertit aux affaires, plus ou moins frauduleuses, y réussit pleinement en bâtissant une réelle fortune qui en fit un grand noir civilisé, propriétaire d’une des premières voitures de Bamako, sa torpédo, et d’avoir au service de son commerce un couple de blancs-blancs, dont la fameuse Dame Blanche-blanche qui fut, d’après l’histoire contée par notre auteur, et que nous avons déjà évoquée, l’une des causes de sa perte.

            L’auteur racontait qu’il avait réussi à supplanter son prédécesseur, un ancien sergent de l’infanterie coloniale, Racoutié, très fier de ses fonctions.

            « Je suis Racoutié, ancien sergent de fantimori (infanterie de marine), classe 1885, matricule 6666.

            Je suis présentement l’interprète du commandant. Je suis son œil, son oreille et sa bouche. Chaque jour, je suis le premier et le dernier auxiliaire qu’il voit. Je pénètre dans son bureau à volonté. Je lui parle sans intermédiaire.

            Griots, cordonniers, forgerons, captifs de case ici présents, je vous donne à partager cent mille cauris. Chantez mes louanges. Je vous dirai un jour celui que vous devrez insulter pour mon plaisir.

            Je suis Racoutié qui s’assied sur un banc en beau bois de caïlcédrat devant la porte du commandant blanc. Qui parmi vous ignore que le commandant a droit de vie et de mort sur nous tous. Que ceux qui l’ignorent sachent que ma bouche, aujourd’hui, Dieu merci, se trouve être la plus proche de l’oreille du commandant. » (W/45)

            Tout au long du récit des aventures de Wangrin, on le voit prendre une place de plus importante dans l’administration coloniale, jusqu’à faire participer, en 1914, un administrateur colonial à un vaste trafic de bœufs réquisitionnés vers la Gold Coast.

            A Bandiagara

            Dans le roman « Amkoullel », le même auteur donnait un autre exemple des pouvoirs d’un interprète, celui de Bandiagara, auquel sa mère, Kadidja, avait demandé un service :

            «  Kadidja, informée du prochain transfert de son mari (à Bougouni), alla trouver l’interprète Bâbilen Touré. Elle lui demanda d’intervenir en sa faveur auprès du commandant afin qu’il l’autorise à accompagner son époux (de Bandiagara à Bougouni). Que ne pouvait alors un interprète colonial, pourvu que le solliciteur sache étayer sa requête par  la « chose nocturne », le cadeau discret que l’on échange à la nuit tombée, à l’abri des regards ! Mais Kadidja disposait de suffisamment de fortune pour acheter tous ceux dont le concours lui était nécessaire, et elle n’hésitait jamais à y mettre le prix. Bâbilen lui conseilla de demander audience au commandant et de se rendre à son bureau avec une tête et un visage composés pour la circonstance.

            Charles de Brétèche avait déjà, et cela bien avant l’éclatement de la révolte de Louta, entendu parler de cette femme peule peu ordinaire ; il ne mit donc aucune difficulté à la recevoir. Il faut dire que Bâbilen avait comme on dit, « utilisé sa bonne bouche » en faveur de Kadidja. »(A/134)

            A la fin de cet entretien, elle reçut cette permission. Le lecteur doit savoir que son mari avait été condamné à rejoindre Bougouni, pour avoir été accusé d’avoir fomenté cette révolte de Louta.

      Aux commandants, les apparences du pouvoir !

            A la lecture de tous ces souvenirs sur la vie, les fonctions, et les aventures des interprètes cités, on comprend bien qu’à la différence des commandants, ils étaient complètement immergés dans la vie de leur pays, alors que les commandants n’étaient que de « passage » et n’apercevaient que les apparences, l’écume des sociétés qu’ils administraient. De plus, certains, tel Wangrin, disposaient d’un réseau d’influence et d’espionnage parallèle à celui du commandant.

            Wangrin réussit à prendre la place de Racoutié, en s’appuyant sur le réseau local d’influence qui existait à Diagaramba, et notamment sur celle d’Abougui Mansou.

            «  Celui-ci lui avait donné à entendre que tous les notables de Diagaramba, marabouts en tête, étaient pour Wangrin et qu’ils n’hésiteraient point à faire une marche de démonstration si, dans cette affaire, la balance de la justice penchait en faveur de Racoutié. »

            De plus, Wangrin avait l’appui du waldé dont il faisait partie, le plus turbulent de ceux qui existaient dans le pays.

            « L’alkati savait que, dans le pays de Diagaramba, mieux valait avoir Satan et sa horde contre soi plutôt que la langue d’Abougui Mansou. En effet la langue de cet homme était plus meurtrière qu’une pertuisane. » (W/49)

       Les premiers blancs-noirs au service des commandants de cercle veillaient soigneusement à ne pas se couper du milieu des notables locaux.

            Lorsque affecté à Ouagadougou, Hampâté Bâ se fut présenté au gouverneur, il fit des visites aux personnages importants de la ville, un marabout célèbre et réputé, un chérif, deux éminents coranistes, deux commerçants bien informés sur tout ce qui se passait dans le pays, et enfin, un berger.

            « Aucun fonctionnaire africain résidant à Ouagadougou ne pouvait alors se passer de ces sept personnages, sortes de manitous africains de la Haute Volta, et y vivre en paix. Ce tribut de politesse dûment payé, je pouvais commencer à m’installer. » (MC/94)

        Les interprètes au service de quel « maître » ?

            Dans le livre déjà cité, l’historien Brunschwig formulait un certain nombre de bonnes questions sur le rôle des interprètes :

            « A considérer certaines carrières d’interprètes, en essayant de pénétrer dans leur intimité, on se pose la question de savoir qui, au juste, ils servaient : la résistance africaine, active ou passive, la colonisation française, ou simplement eux-mêmes, à l’instar de Wangrin et consorts.

            La réponse n’est pas aisée, parce que les trois termes ne s’excluent pas…

             Et l’historien de relever :

             « Il faut rappeler l’extrême fragilité de la présence française en brousse et le nombre insuffisant, la compétence et la qualité – souvent médiocres – des administrateurs, ainsi que leurs fréquentes mutations. » (HB/116)

            Et plus loin encore quant à la grande ambiguïté de leur rôle :

            «  Cette ambiguïté rend perplexe si l’on cherche, en conclusion, à définir le rôle de l’interprète dans la colonisation. Il varie évidemment, selon l’époque, selon les lieux, et selon la personnalité de l’administrateur.

            Ce qu’on retiendra, c’est d’abord son importance fondamentale au cours de la période d’établissement et d’organisation du régime colonial : 1880-1920. A ce moment, il est indispensable aux Français. Après, l’instruction se développant, son rôle diminue et son influence décroît rapidement.

            Il faut noter que ce rôle est joué sur la  scène locale du cercle ou du poste, où l’interprète évolue entre l’administrateur et le chef ou la population coutumiers. Sa marge de manœuvre est donc plus ou moins large selon les qualités ou défauts de ces derniers.

            En troisième lieu, le cas des interprètes s’apparente à celui plus général du collaborateur, sans tenter ici une analyse approfondie. Nous constatons qu’ils ont été des ferments actifs de désagrégation des sociétés coutumières. Mais, surtout, à partir des créations rapides de « cadres locaux indigènes », après 1910, ces gens qui étaient auparavant des individus isolés, tendent à former une nouvelle classe sociale, entre celles des colons blancs et celle des paysans ou chefs coutumiers noirs. Et, c’est de cette classe des collaborateurs que les écrivains africains qualifient de nègres blancs, que surgiront beaucoup des leaders de la résistance et de l’indépendance africaine. » (HB/123)

            Jean Pierre Renaud                           Tous droits réservés

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