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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 15:37

Chapitre 10

 

Les Blancs-Noirs

 

Chevilles ouvrières de la colonisation ou de la résistance ?

 

            Lorsque les colonisateurs français voulurent installer leur pouvoir et implanter leur administration en Afrique occidentale, ils eurent besoin de s’appuyer sur des interlocuteurs africains qui parlaient peu ou prou la langue française et comprenaient les langues ou dialectes, souvent nombreux, qui existaient dans les régions administrées.

Un truchement nécessaire, mais précaire

            Entre 1880 et 1920, toute colonisation serait mort-née, sans le concours et le truchement d’africains plus ou moins lettrés, ceux que l’on baptisa, au fur et à mesure du temps, c'est-à-dire de l’évolution des contacts, de la scolarisation, de différentes appellations, les blancs-noirs, les noirs civilisés, les nègres blancs, les acculturés, ou les évolués, au rythme assez lent de l’effort de scolarisation des jeunes noirs, et de la possibilité qui leur était donnée d’occuper des emplois dans le secteur public ou privé.

        De même que toute conquête militaire de l’Afrique occidentale n’aurait pas été possible sans le concours des tirailleurs africains.

            Dans la première phase de la colonisation, l’administration coloniale reposait donc sur les épaules des commandants, bons ou mauvais, et de leurs collaborateurs africains immédiats, de bonne ou de mauvaise qualité, avec un rôle clé donné à leurs interprètes. Car peu d’administrateurs connaissaient une langue locale.

            Le truchement de langage était donc absolument nécessaire, et souvent difficile à réaliser, mais il emportait inévitablement, comme conséquence, une grande part de truchement social et culturel, encore plus difficile à mettre en œuvre pour toutes les raisons que nous avons précédemment évoquées.

            Dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française », Henri Brunschwig notait que jusqu’au XIXème siècle :

       « L’ensemble des populations de l’Afrique française ne connaissait pas d’humanité autre que noire… ces sociétés noires repliées sur elles-mêmes, n’étaient pas systématiquement hostiles à l’étranger. » (HB/90)

       Et avant la conquête… « Les rapports indirects ont toujours précédé les contacts entre blancs et noirs. Les lettrés des côtes ont frayé, puis contrôlé les pistes que, par la suite, les « commandants » blancs empruntèrent. En brousse ou en forêt, où il n’y avait pas, comme dans les villes du littoral ou dans les gros postes, de résidents blancs, ces rapports indirects ont persisté longtemps. Il en fut ainsi des relations commerçant blanc- colporteur et noir- paysans indigènes, ou officier blanc- milicien noir- villageois indigènes, ou commandant français- interprète noir - chef indigène.

            Les contacts sans intermédiaires ne se sont généralisés que tardivement, après 1920, quand il y eut partout des Noirs qui avaient appris le français dans les écoles publiques ou dans celles des missions. » (HB/214)

        Au cours de la période examinée,  les interprètes étaient donc une denrée rare, et il fallait nécessairement passer par leur truchement pour tenter de se faire comprendre, et la chose était d’autant plus difficile qu’un gouffre culturel séparait alors le monde des blancs de celui des noirs, fait à la fois d’ignorance, d’incompréhension, et quelquefois de mépris.

            Après la guerre de 1914-1918, le retour des tirailleurs dans leurs villages d’Afrique, donna naissance à une nouvelle catégorie d’interprètes, laquelle changea complètement la donne, en attribuant à ces blancs-noirs un réel pouvoir.

            Dans les chapitres qui précèdent nous n’avons fait qu’esquisser les regards que les deux mondes se portaient mutuellement, l’un sur l’autre, précisément à l’aide des quelques truchements qui pouvaient exister.

       Le rôle capital et ambigu des « répond-bouche »

            Le rôle de ces blancs-noirs, interprètes, commis secrétaires, plantons, ou gardes de cercle, était capital, mais avant tout, celui des interprètes, les « répond-bouche ».

            Ainsi qu’on le disait souvent, « le commandant passe, l’interprète reste ».

            Rôle central dans la rencontre entre deux mondes, mais rôle tout autant ambigu, comme le soulignait l’historien Brunschwig. Car, ils avaient un grand pouvoir à la fois sur leur commandant, et sur les noirs de leur cercle, qui étaient dans l’obligation de passer par leur intermédiaire pour exprimer demandes ou doléances auprès des autorités françaises.

            Nous verrons ce qu’il en était plus loin, à travers quelques exemples.

            Rôle ambigu étant donné la position clé qu’occupaient les interprètes dans le système colonial, et de la faculté que cela leur donnait pour influencer leur commandant de cercle, dans le sens qui leur convenait, avec naturellement une tentation permanente de corruption.

            L’administration coloniale n’était évidemment pas dupe, et elle s’efforça rapidement de donner un cadre à cette fonction et de fixer les conditions d’accès à ce corps. Chacune des colonies mit successivement en place ce type de corps. Ce fut le cas au Soudan en novembre 1895, où il y avait 29 interprètes officiels en 1906.

            Les interprètes furent alors recrutés au niveau des certificats primaires indigènes qui existaient déjà.

            Une telle mesure apportait quelques garanties, mais elle n’empêcha pas le développement de cas de corruption, sanctionnés ou amnistiés par l’administration.

      Un grand pouvoir

            Je serais tenté de dire que l’interprète avait autant de pouvoir, sinon plus, que le commandant qu’il était censé servir, car lui seul connaissait la langue de ses frères, leurs codes religieux, politiques, et sociaux, et surtout leur entrelacement.

            Et les vrais « rois de la brousse » n’étaient en définitive, à cette époque, peut-être pas ceux que l’on désignait ainsi.

            Dans « Oui mon commandant », Hampâté Bâ notait :

            «  A l’époque, aucun commandant de cercle ou de subdivision ne pouvait espérer mener une enquête valable à l’insu de son interprète et de son commis. » (MC/262)

            Et comme nous l’avons déjà vu, le même auteur a consacré un livre à la mémoire d’un interprète célèbre, « L’étrange destin de Wangrin ». Le récit de sa vie et de ses aventures nous donne la représentation du rôle capital, et dans le cas d’espèce, haut en couleurs, d’un interprète au cours de la première phase de colonisation, la période que nous étudions.

       « Un étrier d’or »   

            D’entrée de jeu, citons une phrase tout à fait éclairante sur les nouvelles fonctions du personnage, à Diagaramba :

            « C’est ainsi que Wangrin mit pour la première fois le pied dans l’étrier d’or que constituaient les fonctions d’interprète.

            Wangrin n’était pas seulement un interprète des palabres, mais il servait de secrétaire au commandant. Il distribuait le courrier, préparait les dossiers de chaque affaire et reclassait méthodiquement les archives. » (W/51)

            Après avoir, en qualité d’interprète compétent et efficace, assis son réseau de relations africaines,  Wangrin se convertit aux affaires, plus ou moins frauduleuses, y réussit pleinement en bâtissant une réelle fortune qui en fit un grand noir civilisé, propriétaire d’une des premières voitures de Bamako, sa torpédo, et d’avoir au service de son commerce un couple de blancs-blancs, dont la fameuse Dame Blanche-blanche qui fut, d’après l’histoire contée par notre auteur, et que nous avons déjà évoquée, l’une des causes de sa perte.

            L’auteur racontait qu’il avait réussi à supplanter son prédécesseur, un ancien sergent de l’infanterie coloniale, Racoutié, très fier de ses fonctions.

            « Je suis Racoutié, ancien sergent de fantimori (infanterie de marine), classe 1885, matricule 6666.

            Je suis présentement l’interprète du commandant. Je suis son œil, son oreille et sa bouche. Chaque jour, je suis le premier et le dernier auxiliaire qu’il voit. Je pénètre dans son bureau à volonté. Je lui parle sans intermédiaire.

            Griots, cordonniers, forgerons, captifs de case ici présents, je vous donne à partager cent mille cauris. Chantez mes louanges. Je vous dirai un jour celui que vous devrez insulter pour mon plaisir.

            Je suis Racoutié qui s’assied sur un banc en beau bois de caïlcédrat devant la porte du commandant blanc. Qui parmi vous ignore que le commandant a droit de vie et de mort sur nous tous. Que ceux qui l’ignorent sachent que ma bouche, aujourd’hui, Dieu merci, se trouve être la plus proche de l’oreille du commandant. » (W/45)

            Tout au long du récit des aventures de Wangrin, on le voit prendre une place de plus importante dans l’administration coloniale, jusqu’à faire participer, en 1914, un administrateur colonial à un vaste trafic de bœufs réquisitionnés vers la Gold Coast.

            A Bandiagara

            Dans le roman « Amkoullel », le même auteur donnait un autre exemple des pouvoirs d’un interprète, celui de Bandiagara, auquel sa mère, Kadidja, avait demandé un service :

            «  Kadidja, informée du prochain transfert de son mari (à Bougouni), alla trouver l’interprète Bâbilen Touré. Elle lui demanda d’intervenir en sa faveur auprès du commandant afin qu’il l’autorise à accompagner son époux (de Bandiagara à Bougouni). Que ne pouvait alors un interprète colonial, pourvu que le solliciteur sache étayer sa requête par  la « chose nocturne », le cadeau discret que l’on échange à la nuit tombée, à l’abri des regards ! Mais Kadidja disposait de suffisamment de fortune pour acheter tous ceux dont le concours lui était nécessaire, et elle n’hésitait jamais à y mettre le prix. Bâbilen lui conseilla de demander audience au commandant et de se rendre à son bureau avec une tête et un visage composés pour la circonstance.

            Charles de Brétèche avait déjà, et cela bien avant l’éclatement de la révolte de Louta, entendu parler de cette femme peule peu ordinaire ; il ne mit donc aucune difficulté à la recevoir. Il faut dire que Bâbilen avait comme on dit, « utilisé sa bonne bouche » en faveur de Kadidja. »(A/134)

            A la fin de cet entretien, elle reçut cette permission. Le lecteur doit savoir que son mari avait été condamné à rejoindre Bougouni, pour avoir été accusé d’avoir fomenté cette révolte de Louta.

      Aux commandants, les apparences du pouvoir !

            A la lecture de tous ces souvenirs sur la vie, les fonctions, et les aventures des interprètes cités, on comprend bien qu’à la différence des commandants, ils étaient complètement immergés dans la vie de leur pays, alors que les commandants n’étaient que de « passage » et n’apercevaient que les apparences, l’écume des sociétés qu’ils administraient. De plus, certains, tel Wangrin, disposaient d’un réseau d’influence et d’espionnage parallèle à celui du commandant.

            Wangrin réussit à prendre la place de Racoutié, en s’appuyant sur le réseau local d’influence qui existait à Diagaramba, et notamment sur celle d’Abougui Mansou.

            «  Celui-ci lui avait donné à entendre que tous les notables de Diagaramba, marabouts en tête, étaient pour Wangrin et qu’ils n’hésiteraient point à faire une marche de démonstration si, dans cette affaire, la balance de la justice penchait en faveur de Racoutié. »

            De plus, Wangrin avait l’appui du waldé dont il faisait partie, le plus turbulent de ceux qui existaient dans le pays.

            « L’alkati savait que, dans le pays de Diagaramba, mieux valait avoir Satan et sa horde contre soi plutôt que la langue d’Abougui Mansou. En effet la langue de cet homme était plus meurtrière qu’une pertuisane. » (W/49)

       Les premiers blancs-noirs au service des commandants de cercle veillaient soigneusement à ne pas se couper du milieu des notables locaux.

            Lorsque affecté à Ouagadougou, Hampâté Bâ se fut présenté au gouverneur, il fit des visites aux personnages importants de la ville, un marabout célèbre et réputé, un chérif, deux éminents coranistes, deux commerçants bien informés sur tout ce qui se passait dans le pays, et enfin, un berger.

            « Aucun fonctionnaire africain résidant à Ouagadougou ne pouvait alors se passer de ces sept personnages, sortes de manitous africains de la Haute Volta, et y vivre en paix. Ce tribut de politesse dûment payé, je pouvais commencer à m’installer. » (MC/94)

        Les interprètes au service de quel « maître » ?

            Dans le livre déjà cité, l’historien Brunschwig formulait un certain nombre de bonnes questions sur le rôle des interprètes :

            « A considérer certaines carrières d’interprètes, en essayant de pénétrer dans leur intimité, on se pose la question de savoir qui, au juste, ils servaient : la résistance africaine, active ou passive, la colonisation française, ou simplement eux-mêmes, à l’instar de Wangrin et consorts.

            La réponse n’est pas aisée, parce que les trois termes ne s’excluent pas…

             Et l’historien de relever :

             « Il faut rappeler l’extrême fragilité de la présence française en brousse et le nombre insuffisant, la compétence et la qualité – souvent médiocres – des administrateurs, ainsi que leurs fréquentes mutations. » (HB/116)

            Et plus loin encore quant à la grande ambiguïté de leur rôle :

            «  Cette ambiguïté rend perplexe si l’on cherche, en conclusion, à définir le rôle de l’interprète dans la colonisation. Il varie évidemment, selon l’époque, selon les lieux, et selon la personnalité de l’administrateur.

            Ce qu’on retiendra, c’est d’abord son importance fondamentale au cours de la période d’établissement et d’organisation du régime colonial : 1880-1920. A ce moment, il est indispensable aux Français. Après, l’instruction se développant, son rôle diminue et son influence décroît rapidement.

            Il faut noter que ce rôle est joué sur la  scène locale du cercle ou du poste, où l’interprète évolue entre l’administrateur et le chef ou la population coutumiers. Sa marge de manœuvre est donc plus ou moins large selon les qualités ou défauts de ces derniers.

            En troisième lieu, le cas des interprètes s’apparente à celui plus général du collaborateur, sans tenter ici une analyse approfondie. Nous constatons qu’ils ont été des ferments actifs de désagrégation des sociétés coutumières. Mais, surtout, à partir des créations rapides de « cadres locaux indigènes », après 1910, ces gens qui étaient auparavant des individus isolés, tendent à former une nouvelle classe sociale, entre celles des colons blancs et celle des paysans ou chefs coutumiers noirs. Et, c’est de cette classe des collaborateurs que les écrivains africains qualifient de nègres blancs, que surgiront beaucoup des leaders de la résistance et de l’indépendance africaine. » (HB/123)

            Jean Pierre Renaud                           Tous droits réservés

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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 10:39

Chapitre 9

 

Derrière le miroir des Blancs-Blancs, un monde noir invisible aux blancs

Croyances, mœurs et coutumes

 

            Il est évident que les récits des premiers explorateurs ne découvraient que la surface du monde noir, et encore. Pour recourir à une image, les premiers Blancs-Blancs ne voyaient que la peau du fruit, et quasiment rien de la pulpe et du cœur, du noyau ou des pépins.

            Le monde noir demeurait invisible, inconnu des blancs, et il le restera longtemps, peut-être d’ailleurs, jusqu’à la décolonisation de ces territoires.

 

            Il ne pouvait guère en être autrement, en raison le plus souvent de l’ignorance des langues locales, de la relative brièveté des contacts, de la grande distance qui existait entre les codes sociaux, ceux des blancs et ceux des noirs, et aussi, pourquoi ne pas le dire, de la croyance imbue des blancs dans la supériorité de leur civilisation et de la race à laquelle ils appartenaient.

 

            Au cours de la première période de colonisation, les Blancs-Blancs étaient complètement entre les mains des Blancs-Noirs,  leurs interprètes, leurs commis, ou leurs gardes, leur truchement « obligé » entre les deux mondes. Nous évoquerons leur rôle capital plus loin.

 

            A lire les récits du monde noir vivant de cette époque, on a l’impression de fréquenter un univers de mythes et de légendes, de songes et de prédictions, de génies et de sciences occultes, de renouer avec un passé aboli, celui des elfes et des faunes, des devins et de sorciers, et de retrouver la familiarité d’une ambiance sociale souvent superstitieuse.

            Ou encore, l’univers vaudou d’Haïti décrit par Seabrook, avec ses divinités, ses sacrifices, ses transes, sa magie, et ses zombis dans son roman « L’île magique », paru en 1929.

            Et plus récemment,  celui de la forêt gabonaise de Dedet, dans « La mémoire du fleuve », lequel a évoqué une autre famille de croyances et de rites mystérieux sur les rives du Gabon. 

 

            Notre source

            C’est le grand mérite d’Amadou Hampâté Bâ, traditionaliste célèbre et reconnu, de nous plonger dans cet univers alors invisible aux blancs avec deux de ses livres, « L’étrange destin de Wangrin », et « Amkoullel ».

            En ce qui concerne le premier livre, auquel il a déjà été fait allusion plus haut, il écrivait dans son Avertissement :

            « Ce livre est le fruit d’une promesse, faite à un homme que je connus en 1912.

            J’étais écolier et n’avais que douze ans ; lui était interprète du grand commandant de cercle de mon pays. »

 

            L’auteur nous raconte donc la destinée étonnante et tumultueuse de Wangrin, un interprète très puissant, un Blanc-Noir à succès, devenu un homme d’affaires riche, puis clochard. Héros haut en couleur, familier, acteur, et otage, toute sa vie, des devins et des sorciers, complètement immergé dans les croyances magiques qui  imprégnaient la culture et la civilisation des Bambaras du bassin du Niger.

 

            Le deuxième livre, « Amkoullel », est une biographie de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur, bon musulman, mais encore attaché aux traditions du monde invisible, lorsqu’elles ne contrarieraient pas ses convictions musulmanes. 

            Il fut d’ailleurs affilié à la société bambara d’initiation enfantine Tiebleni, sinon, il lui aurait été impossible de fréquenter ses camardes de Bougouni, en plein milieu bambara qui était alors le sien. (A/192)

            Dans ce livre, on voit des Commandants confrontés à ce monde des croyances, des fétiches, et des marabouts, un univers qui leur échappait, des marabouts, qu’ils combattaient quelquefois, ou dont, d’autres fois, ils recherchaient la coopération, comme ce fut notamment le cas à Bandiagara, lors de la déclaration de la guerre 1914-1918.

            Dans cette confrontation, les Commandants disposaient de peu de cartes, car il leur manquait les clés de ce monde invisible.

 

Croyances

 

            A lire les récits des premiers blancs qui venaient à la rencontre de peuples et cultures inconnus, on voit bien qu’ils passaient largement à côté de ce monde invisible des croyances, entrevoyant à peine les formes de l’islam africain, perdus dans la sorte de labyrinthe des peuples, de leurs dialectes, de leurs religions, de leurs coutumes, très différentes, selon qu’il s’agissait du désert, de la savane, de la forêt, ou des côtes.

 

            Premiers signes d’un monde invisible

            Un grand-père Peul initié

            Le grand-père maternel de l’auteur, Pâté Poullo, nous introduit dans ce nouveau monde, lorsqu’il abandonna ses richesses, troupeaux, et pouvoir, pour rejoindre l’Almamy El Hadj Omar :

            «  Je ne suis pas venu non plus auprès de toi pour acquérir un avoir, car en ce monde, tu ne peux rien m’apporter que je ne sache déjà je suis un  « silatigui », un initié peul, je connais le visible et l’invisible. J’ai, comme on dit « l’oreille de la brousse » ; j’entends le langage des oiseaux, je lis les traces des petits animaux sur le sol et les taches lumineuses que le soleil projette à travers les feuillages ; je sais interpréter les bruissements des grands vents et des quatre vents secondaires, ainsi que la marche des nuages à travers l’espace, car pour moi, tout est signe et langage. Ce savoir qui est en moi, je ne peux l’abandonner, mais peut-être te sera-t-il utile quand tu seras en route avec tes compagnons, je pourrai « répondre de la brousse » pour toi et te guider parmi ses pièges.

            C’est te dire que je ne suis pas venu à toi pour les choses de ce monde. Je te prie de me recevoir dans l’islam, et je te suivrai partout où tu iras, mais à une condition : le jour où Dieu fera triompher ta cause, et où tu disposeras du pouvoir et de grandes richesses, je te demande de bne jamais me nommer à aucun  poste de commandement, ni chef d’armée, ni chef de province, ni chef de village, ni même chef de quartier, car à un Peul qui abandonné ses troupeaux, on ne peut rien donner qui vaille davantage.(A/36)

 

            Le caïman sacré de Bandiagara

            Et plus loin, dans le même roman, il raconte le déroulement d’une dispute entre deux bandes d’enfants organisés en association, dites waaldé, dispute très semblable à celles contées chez nous par Louis Pergaud, mais avec un arrière-plan de croyances qui n’étaient pas celles des enfants de Franche Comté :

            « Aussitôt les arbitres des deux camps intervinrent pour arrêter la lutte. Assez malmenés dans la mêlée générale, la moitié des camarades de Si Tangara avaient fui, les uns courant se cacher derrière les dunes rouges, les autres dans le bosquet d’acacias ; d’autres encore aveint traversé la rivière et regagné Bandiagara. Nous avions remporté la victoire, mais à un prix élevé : nombre d’entre nous avaient été sérieusement blessés.

            Nous traînâmes Si Tangara en prisonnier jusqu’à l’entrée de la poche d’eau où vivait le caïman sacré de Bandiagara, que tout le monde appelait « Mamma Bandiagara » (l’ancêtre de Bandiagara).

            - Jure par le caïman sacré que tu ne nous provoqueras plus jamais, lui dis-je, et que tu ne t’allieras pas avec une autre waaldé pour nous combattre. En compensation, nous sommes prêts à fusionner avec ta waaldé. A nous tous, nous pouvons constituer une force redoutable capable de tenir tête à toutes les waaldés rivales du quartier nord. » (A/304)

 

            Un syncrétisme de croyances insaisissable

            Les Blancs abordaient ce monde noir inconnu, forts de leurs certitudes rationnelles ou de leurs convictions religieuses monothéistes, quand ils en avaient, et ils se trouvaient confrontés à un univers dans lequel le visible et l’invisible se mélangeaient constamment, bien incapables de déterminer une frontière entre le visible et l’invisible, ne sachant jamais où se situaient les pouvoirs religieux, entre les marabouts, les sorciers, les féticheurs, les devins, ou les géomanciens.

            Il fallut d’ailleurs beaucoup de temps pour que nos meilleurs ethnologues fassent un peu de clarté sur ce nouveau monde des croyances, des prédictions, et des interdits.

            Sur les nouveaux continents, la colonisation française fut confrontée à cette immense difficulté de compréhension des autres cultures et croyances, étrangères naturellement, mais aussi et souvent, étranges pour nos systèmes de pensée.

             Dans la plupart d’entre elles, les ancêtres faisaient l’objet d’un véritable culte, la vie quotidienne était en permanence animée par des êtres invisibles, que ce soit en Afrique, en Asie, ou à Madagascar.

            Seul l’Islam, lorsqu’il existait en Afrique occidentale, surtout dans les régions du Sahel et du bassin du Niger, donnait une impression de « rationalité » religieuse, étant précisé, comme le souligne d’ailleurs Hampâté Bâ, que l’Islam, nouveau conquérant des âmes, s’était bien gardé de remettre en cause les croyances qui ne contrariaient pas les sourates du Coran. A plusieurs reprises, le même témoin distinguait d’ailleurs les vrais et les faux marabouts.

 

            Kati, symbole d’un pluralisme des croyances

            A Kati, ville de garnison à proximité de Bamako :

            « Il y avait alors à Kati trois sanctuaires : l’église chrétienne avec son école et sa crèche ; la mosquée, avec sa medersa (école) et sa zaouïa (lieu de réunion et des prière des membres d’une confrérie soufi), enfin le djetou, bois sacré des Bambaras, où se célébraient généralement leurs cultes. » (A/438)

           

Marabouts et prédictions

            Khadidja, la mère bien-aimée d’Hampâté Bâ, en consultation auprès d’une femme marabout de Bandiagara, pour l’aider à sauver son mari, Tidjani Thiam, injustement emprisonné :

            « Dans un quartier de Bandiagara vivait une vieille femme marabout célèbre et respectée, née à Hamdallaye (capitale de l’empire peul du Macina) au temps du vénérable Cheikou Amadou, on l’avait surnommée « dewel asi », c'est-à-dire « la petite femme qui a creusé » (sous-entendu : creusé la connaissance mystique) ; elle enseignait les sciences islamiques traditionnelles : le coran bien sûr, mais aussi les hadith (paroles et actes du prophète), la grammaire arabe, la logique, la jurisprudence selon les quatre grandes écoles juridiques islamiques, plus les traditions spirituelles soufi et tout cela en tissant de très jolies nattes de paille habilement ornées de dessins symboliques… Ma mère lui rendit visite. Je viens auprès de toi, lui dit-elle, afin que tu me bénisses et me conseilles. » (A/106)

            Plus loin, Hampâté Bâ évoquait une autre rencontre de sa mère avec un marabout, alors qu’il sortait d’une grave maladie :

            « J’étais encore très faible. Ma mère, inquiète, alla consulter un marabout réputé pour ses étonnantes voyances et que l’on avait surnommé Mawdo molebol gotel, «  le vieux (ou le maître) qui n’a qu’un poil », ce qui signifiait « le vieux (ou le maître) qui n’a qu’une seule parole », et aussi « qui est unique en son genre ». Après avoir dressé un thème probablement de nature géomancienne ou numérale, il déclara :

            « O Kadidja, sois heureuse, car dès que ton fils quittera la ville, sa santé évadée lui reviendra totalement. Son séjour à l’étranger est inévitable et il y restera assez longtemps, avant de te revenir, mais il n’y sera pas malheureux. Il s’y fera un nom et il y fondera une famille… En guise de conclusion, il ajouta : « dans sa vie, ton fils jouira des bonnes grâces des grands. Un jour même, il bâtira une maison à étages…

             Cette « maison à étages » existe aujourd’hui à Abidjan…(A/510)

 

            Une prédiction à partir d’un rêve

            A plusieurs reprises, la mère de l’auteur se fit prédire son avenir.

            Une fois, dans son enfance, pour  un rêve qu’elle avait fait :

            « C’est à peu près à cette époque que la petite Kadidja fit un rêve qui la marqua profondément en raison des prédictions auxquelles il donna lieu et qui se vérifièrent l’une après l’autre, tout au long de sa vie. Dans ce rêve, elle voyait le saint Prophète pénétrer dans la cour de la maison familiale. Il lui disait d’aller chercher ses frères et sœurs et de venir partager avec lui un grand plat préparé par sa mère. Ils s’assirent tous autour du plat et mangèrent jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Alors le Prophète, gardant auprès de lui les frères et sœurs de Kadidja, leva les yeux sur elle et lui demanda de sortir… »

 

            A son réveil, elle devint triste, convaincue que le Prophète l’avait abandonnée et elle raconta son rêve à sa mère :

            « Rassure-toi, lui dit-elle, ton oncle Eliyassa Hafiz Diaba est un grand marabout qui connaît la science de l’interprétation des songes... lui saura trouver la vraie signification de ton rêve… il trempa une plume de roseau dans une encre spéciale et couvrit la natte de formules coraniques, de lettres et de signes selon un agencement spécial… »

 

            Il lui demanda d’aller faire un don à un pauvre

            « Quand elle revint, il fit alors les prédictions suivantes, fondées sur les différents éléments du rêve comme sur les signes observés par lui sur la natte :

            Ma nièce Kadidja survivra à tous ses parents elle héritera de tous ses frères et sœurs, car elle sera la dernière à mourir après une très longue vie. Aucun de ses frères et sœurs n’aura d’enfants. Elle se mariera deux fois. De son premier mariage, elle aura trois enfants. Ils vivront difficilement, mais si un seul survit, il sera suffisant. Il sera un grand soutien pour elle. Son deuxième mariage la ruinera. Elle donnera six enfants à son deuxième mari, mais ces enfants seront plutôt une charge pour elle. Kadidja connaîtra de grandes difficultés dans sa vie, mais elle triomphera de tous ses ennemis, hommes ou femmes, et elle surmontera tous les événements pénibles qui jalonneront son existence »

            Cette prédiction étonnante dans sa précision, se réalisera au fil du temps dans les moindres détails. « A/65)

 

            L’auteur évoque naturellement le milieu des croyances dans lequel baignaient les différentes ethnies qui peuplaient le bassin du Niger, en partie converties à l’Islam, et en partie restées attachées à leurs croyances animistes ancestrales, notamment chez les Bambaras. Il nous donne donc une large ouverture sur ce monde alors, et encore, caché aux blancs.

            Il évoque notamment un dieu très célèbre du bassin du Niger, le dieu Komo.

 

Le Dieu  Komo

 

            La société du Komo était une société secrète Bambara dont l’auteur apprit l’existence, dans un village où sa mère fut obligée d’accoucher au cours d’un voyage.

            De nos jours, les amateurs de masques ou les curieux de cultures africaines, connaissent les masques et le nom du Komo.

            «  Le chef du village dépêcha auprès de ma mère le doyen d’âge de la communauté (de Donngorma). Il était accompagné du « maître du couteau » de la société secrète Komo de Donngorna, comme je l’apprendrai plus tard. Le Komo est une antique société religieuse Bambara réservée aux adultes et dont le dieu, représenté par un masque sacré est également appelé Komo. Quant au « maître du couteau », c’est le sacrificateur, et souvent le maître initiateur de cette société.

 

            Le « maître du couteau » examina attentivement le nouveau-né. Il lui tâta les os de la tête…puis il se retira sans rien dire… le doyen d’âge, vêtu d’une tunique jaune se fit apporter une calebasse d’eau claire. Il la prit dans sa main droite et avança jusqu’au seuil du vestibule où se tenait ma mère. Il s’accroupit et dit s’adressant au nouveau né :

            « Oo Nji Donngorna (envoyé de Donngorna), tu es venu chez nous de la part de celui qui t’a envoyé. Sois le bienvenu. Apporte- nous une nouvelle réjouissante. Voici ton eau, accepte-la en échange de notre bien-être et de notre longévité…

            Il tendit la calebasse d’eau à ma mère : verses-en quelques gouttes dans la bouche de ton fils… avant de quitter la maison, le vieillard prévint les femmes :     Dînez de bonne heure ce soir, et enfermez-vous aussitôt dans la maison. Le dieu Komo de Donngorna fera une sortie exceptionnelle pour venir saluer son hôte étranger Nji Donngorma, mais les femmes, les enfants et tous ceux qui ne sont pas initiés, ne sont pas autorisés à le voir. S’ils le faisaient, ils risqueraient la mort. Le Komo les tuerait impitoyablement. Restez donc bien enfermés ! (A/171)

 

:           Wangrin et son monde magique

 

            L’auteur racontait :

            «  Mais Wangrin n’était le fidèle exclusif d’aucune religion. Il reconnaissait la puissance divine partout où elle se logeait. A défaut de ses marabouts thaumaturges, il décida de s’adresser à son dieu personnel Gongoloma-Sooké pour lui demander de le préserver contre le mal qui pourrait venir du commandant de Chantalba. La lutte promettait d’être d’autant plus dure que Romo mettrait sans doute la main à la pâte. Or une guerre doit être préparée…

            Wangrin tira du fond d’un sac en peau de chat noir une petite pierre maculée de sang. C’était la pierre symbolisant le lien qui l’unissait à Gongoloma-Sooké. C’est sur cette pierre que Wangrin avait immolé son poulet - offrande d’alliance et d’allégeance.

            Il alla acheter un poulet noir et un poulet blanc.

            Quand il fut de retour, il posa la petite pierre devant lui, se saisit du poulet noir de ses deux mains et dit :

            O caillou ! Tu symbolises la première force du cosmos. Tu contiens du fer, lequel contient du feu.

            Tu es, ô caillou, l’habitat de l’esprit de Gongoloma-Sooké, mon dieu protecteur.

            Un orage de malheurs se prépare contre moi. .. C’est pourquoi, caillou ! Habitat de Gongoloma-Sooké ! je te commande, par « Kothiema sunsun » et « Bathiema sunsun » (paroles cabalistiques du culte Komo), d’ouvrir grandes les petites portes invisibles de ta peau pétrifiée, afin que j’y fasse goutter le sang de ce poulet noir, symbole de la nuit de peine qui menace de tomber sur moi.         Gongoloma-Sooké viendra boire le sang du poulet et me dira ce que je devrai faire pour triompher de mes ennemis…

            Il ne devait pas se contenter de cette cérémonie animiste. Il estima indispensable de se contenter des marabouts de fortune qu’il trouverait sur sa route.     En quelques jours, il avait monté un véritable arsenal d’occultistes de tous bords et de tous gabarits : géomanciens, magiciens, interprètes de songes et de cris d’animaux, décrypteurs des empreintes d’animaux, etc.. » (W/256)

 

            L’auteur raconte plus loin les chasses à l’éléphant clandestines de Wangrin et les péripéties des poursuites engagées par l’administration coloniale qui n’arrivait jamais à le « coincer ».

            « Un combat entre deux sorciers (versés dans les sciences occultes) ne se livre pas à la manière des lutteurs de foire, mais à coups de pratiques magiques, lancement d’effluves qui aveuglent, paralysent, rendent fou ou, parfois, tuent froidement l’adversaire. Or - et Romo le savait - Wangrin était passé maître en ces matières, à force de fréquenter et de faire travailler les plus grands dignitaires de la sorcellerie bambara, peule, dogon, marka, yarsé, samo, bobo, mossi, gourma, gourounsi, pomporon… (W/296)   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 février 2024 6 17 /02 /février /2024 11:33

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                     Deuxième Partie

Premiers regards noirs sur les blancs

Regards noirs sur les blancs, les « peaux allumées », et, en opposite, le monde des noirs invisible

 

            Les pages qui suivent sont le fruit d’un travail délicat qui a consisté à tenter de reconstituer et d’esquisser :

  • les représentations que les noirs avaient des blancs dans la première période de la colonisation française en Afrique Occidentale, c’est-à-dire dans les années 1890-1920.
  • et en opposite, les traits de sociétés et de cultures qui constituaient alors, pour les blancs,  le monde noir invisible.

 

            Nous avons vu dans les chapitres précédents comment les premiers blancs décrivaient cette Afrique encore inconnue, à la fois dans le détail pour les itinéraires suivis et les populations rencontrées, et en même temps, à grands traits, les organisations politiques, les croyances et les coutumes, mais sans aller évidemment au cœur de la vie intime, matérielle et spirituelle, de ces peuples.

            Ces récits étaient inévitablement des descriptions superficielles des mondes noirs rencontrés, car ils étaient très variés, et accusaient naturellement un grand décalage entre les apparences et la réalité, entre le visible et l’invisible. 

            Mais, ainsi que le lecteur a pu le constater, le regard des blancs, premiers découvreurs de mondes étranges et étrangers, n’était ni péjoratif, ni raciste, même s’il était largement imprégné de la supériorité de la civilisation occidentale.

            Pour tenter de comprendre la façon dont les noirs se représentaient les blancs, il fallait recourir au truchement des noirs eux-mêmes, rois, chefs de villages, ou interprètes, dont le rôle fut capital, et nous y reviendrons.

            Nous avons vu dans un des chapitres précédents que le voyage à Paris du prince Karamoko, fils de Samory, avait été organisé précisément pour faciliter le truchement entre deux adversaires, qui auraient pu, grâce à ce moyen, devenir des partenaires.

Cette tentative fut un échec.

 

Fragments de représentation des blancs et truchements noirs :

 

            Le 10 août 1889, le capitaine Péroz avait été invité par la Société d’Emulation de Besançon, dont il était membre, à faire une conférence pour présenter son dernier livre « Au Soudan », livre qui racontait sa mission de négociation d’un traité de protectorat avec Samory, conférence déjà évoquée au chapitre 4.  

            Le président de la société savante, M.Besson, notait dans son discours de présentation, que Samory se représentait la France, comme « un ensemble d’îles pauvres et peu habitées, placées à l’embouchure du Sénégal » et ajoutait que le livre « nous transportait dans un monde absolument nouveau ».

            Le récit du capitaine Toutée observait que les noirs percevaient les blancs comme des fantômes.

            Au cours de la première période de colonisation, les blancs étaient complètement entre les mains de leurs interprètes et secrétaires, pour tenter de saisir l’image que les noirs pouvaient avoir des blancs, mais cette situation continua, plus ou moins, selon les périodes et les territoires, jusqu’à la fin de la période coloniale.

            Le capitaine Toutée évoquait les fausses images que les blancs de la côte colportaient sur les noirs, tant était grande leur ignorance du monde noir, mais un certain nombre de noirs avaient déjà une certaine connaissance du monde blanc qu’ils avaient eu l’occasion de fréquenter sur les côtes de Guinée.

            Il s’agissait des commerçants, dioulas ou sarakolés, qui transportaient et vendaient des marchandises entre le Soudan et la côte. Certains sarakolés s’étaient par ailleurs engagés sur des bateaux et avaient navigué entre New York, Bombay, ou Shanghaï (Richard Molard, p,103).

            Grâce à son ancienne appartenance dioula et au commerce qu’il entretenait régulièrement avec la Sierra Léone, Samory disposait de bonnes informations sur les blancs. Ahmadou, avait à ses côtés, un homme qui jouait un grand rôle, Samba N’Diaye, surnommé l’ingénieur, qui avait passé vingt ans de sa vie à Saint Louis.

            Dans les chapitres qui suivent, nous essaierons de retracer les représentations que les noirs avaient des blancs au cours de la première période de colonisation, à partir d’une bonne source, semble-t-il, celle d’Amadou Hampâté Bâ, dont les écrits proposent une mine d’informations sur le sujet. Notre grand témoin  historique sera donc Hampâté Bâ. L’ensemble de ses récits très documentés et chronologiquement datés donnent un éclairage tout à fait intéressant sur les deux sujets à traiter.

Chapitre 8
Regards noirs sur les blancs, les « peaux allumées »

En fin de chapitre :

 René Maran " Batouala"

Ahmadou Kourouma

"Les Soleils des Indépendances"

 

La chronologie

            Les récits d’Hampâté Bâ couvrent une période qui s’inscrit en grande partie dans la première période de la colonisation, avant la première guerre mondiale, 1914-1918, pendant et après cette guerre.

            La Grande Guerre de 1914-1918, la rupture d’image, avec un avant et un après : la guerre 1914-1918 fut une première rupture capitale de l’image du blanc en Afrique occidentale.

            Hampâté Bâ racontait dans son livre « Amkoullel » :

            « Quand les rescapés rentrèrent au foyer en 1918-1910, ils furent la cause d’un nouveau phénomène social qui ne fut pas sans conséquence sur l’évolution future des mentalités : je veux parler de la chute du mythe de l’homme blanc invincible et sans défauts. Jusque-là, en effet, le Blanc avait été considéré comme un être à part : sa puissance était écrasante, imparable, sa richesse inépuisable, et de plus il semblait miraculeusement préservé par le sort de toute tare physique ou mentale. Jamais on n’avait vu d’administrateurs des colonies infirmes ou contrefaits…Mais, depuis, les soldats noirs avaient fait la guerre dans les tranchées aux côtés de leurs camarades blancs. Ils avaient vu des héros, des hommes courageux, mais ils en avaient vu aussi pleurer, crier, avoir peur. Ils avaient découvert des contrefaits et des tarés, et même, chose impensable, à peine croyable, ils avaient vu dans les villes des Blancs voleurs, des Blancs pauvres, et même des Blancs mendiants.

         Et 1919 vit naître une nouvelle ère !

            Quand ces tirailleurs rentrèrent au pays, ils racontèrent, au fil des veillées, tout ce qu’ils avaient vu. Non, l’homme blanc n’était pas un surhomme bénéficiant d’on ne savait quelle protection divine ou diabolique, c’était un homme comme eux, avec le même partage de qualités et de défauts, de force et de faiblesse… C’est là, en 1919, que commença à souffler, pour la première fois un esprit d’émancipation et de revendication qui devait finir, avec le temps, par se développer dans d’autres couches de la population. » (A/470)

            Dans un autre livre, « Oui, mon Commandant ! », le même auteur, en route pour Ouagadougou, notait :

            « En cinq ans, les choses avaient subtilement changé un peu partout. Certes, l’accueil réservé aux fonctionnaires était toujours le même, mais il me parut moins fondé sur la peur du Blanc et de son auxiliaire que sur le respect naturel de l’autorité établie, et, surtout, sur l’hospitalité due à l’étranger de passage bien avant l’arrivée des Blancs. Une nouvelle vision des choses, née avec le retour des anciens combattants de la Grande Guerre et la chute du mythe du « Blanc invulnérable », faisait peu à peu son chemin. » (MC/240)

            Pourquoi cette guerre des Blancs ?

            Un mot enfin à ce sujet sur la teneur, tout à fait éclairante, des conversations que la déclaration de guerre provoqua à Bandiagara,  avec une grande variété des raisons que les noirs proposaient pour expliquer cette guerre. L’un d’entre eux déclara :

            « Depuis un long moment, nous discutons en vue de comprendre pourquoi les Français nos maîtres, et les Allemands  que nous ne connaissons pas, sont entrés en guerre. Pour les uns, c’est une question de femmes (la page 389 évoque ce thème de façon crue et colorée). Pour les autres, c’est une question de champs. O frères de ma mère, vous n’y êtes pas, la vérité est tout autre. La voici, sans méandres ni aspérités, unie et bien plate comme la plaine de la zone inondable : nous constituons, pour les « peaux allumées », un bien matériel très important. Aux uns, ils ont enseigné leur langue, aux autres leur façon de cultiver,  à d’autres encore le métier de la guerre, et ainsi de suite…

            Et pourquoi les toubabs d’Europe se sont-ils déclaré la guerre ? Mes frères, je vais vous le dire : les Français sont entrés en guerre pour nous conserver, rien que pour nous conserver, et les allemands pour nous avoir. Il ne faut pas chercher une autre explication. » (A/390)

            Les « peaux allumées »

            Le récit Toutée nous a déjà donné l’occasion d’évoquer les impressions que les Noirs éprouvaient au contact des Blancs, impressions de créatures étranges, venues d’ailleurs, d’un entre deux mondes.

Hampâté Bâ racontait ses premiers contacts avec les premiers Blancs :

         « Une braise qui ne brûle pas »

            Quelques temps après notre retour à Bougouni, le commandant de Courcelles, qui effectuait une tournée de recensement, passa à la maison. J’avais entendu dire que les Blancs-Blancs (comme on appelait les Européens par opposition aux Blancs- Noirs ou Africains européanisés) étaient des « fils du feu » et que la clarté de leur peau était due à la présence en eux d’une braise ardente. Ne les appelait-on pas les « peaux allumées » ? Les Africains les avait baptisés ainsi parce qu’ils avaient observé que les Européens devenaient tout rouges lorsqu’ils étaient contrariés ; mais moi j’étais persuadé qu’ils brûlaient. Tenaillé par la curiosité, je demandai à Nassouni de me cacher derrière les pans de son grand boubou…..bien caché derrière elle, j’avançai tout doucement ma main droite sur le côté. Le plus légèrement que je pus, je posai le bout de mon index sur la main gauche du commandant qui reposait au bord de la table. Contrairement à mon attente, je ne ressentis aucune brûlure. J’en fus extrêmement déçu. Désormais, pour moi, le Blanc était « une braise qui ne brûle pas »…

            Un jour que nous étions en train de nous amuser (avec mon petit frère) au bord du chemin, je vis surgir devant nous un Blanc-Blanc vêtu d’un costume extraordinaire, accompagné de deux acolytes blancs-noirs : un garde de cercle et un interprète. Les blancs, c’est bien connu, sont de puissants sorciers qui émettent des forces maléfiques et mieux vaut ne pas s’attarder en leur compagnie. Mais là, impossible de fuir, nous étions coincés. Je saisis donc mon petit frère et le plaçai entre mes jambes pour le protéger du « mauvais œil » qui émanait du Blanc-Blanc et de ses compagnons blancs-noirs…

         Le blanc-blanc lui caresse la tête…

… Son costume était d’une blancheur remarquable, mais au lieu de flotter et de laisser l’air circuler librement autour du corps comme les vêtements africains, il épousait strictement les formes du Blanc, comme si c’était pour lui une carapace de protection. Immédiatement, une vieille légende, qui remontait aux premières arrivées des blancs par voie de mer et que j’avais entendue, me revint à l’esprit. Les Blancs, disait-on lors, étaient des « fils de l’eau », des êtres aquatiques qui vivaient au fond des mers dans de grandes cités. Ils avaient pour alliés des djinns (génies) rebelles que le prophète Salomon avait jadis précipité dans les profondeurs de l’océan et à qui le séjour sur terre était interdit à jamais. Ces djinns fabriquaient pour eux, dans leurs ateliers, des objets merveilleux. De temps en temps, ces fils de l’eau sortaient de leur royaume aquatique, déposaient quelques uns de leurs objets merveilleux sur le rivage, ramassaient les offrandes et disparaissaient à jamais. » (A/186)

            Le lecteur se rappelle sans doute l’anecdote citée plus haut, rapportée de la cour de Samory, d’après laquelle la France était constituée d’îles situées au large du Sénégal.

            Blancs et noirs à Bandiagara :

            « Leurs balayures ou leurs ordures, était tabou pour les nègres. On ne devait, ni les toucher, ni même les regarder. Or un jour, j’entendis le cordonnier Ali Gomni, un ami de mon oncle maternel Hammadou Pâté, déclarer que les excréments des Blancs, contrairement à ceux des africains, étaient aussi noirs que leur peau était blanche...

            Discussion entre petits camarades et expédition matinale pour vérifier à proximité du quartier des Blancs le dire du cordonnier, à l’endroit où les corvées de prisonniers  venaient vider les tinettes des blancs. …

… Même en observant la scène de loin, nous sommes vite convaincus : les blancs déposent « mou » et « noir ». A/236)

            Plus loin, l’auteur citait : « les blancs sont de la race « allons vite-vite ». (A/322)

            Mais le lecteur doit savoir aussi qu’au contact des Blancs-Blancs et de leurs acolytes, les Blancs-Noirs, les noirs éprouvaient le plus souvent, à cette même époque, beaucoup de crainte. Les commandants de cercle ou de subdivisions jouaient un rôle capital dans cette nouvelle partition de la peur du blanc.

            Les Commandants

            Les « dieux de la brousse », ainsi qu’ils ont souvent été baptisés, les administrateurs des colonies, disposaient de très grands pouvoirs qui les faisaient craindre de leurs administrés noirs. L’Afrique occidentale française avait été découpée en cercles et subdivisions, des fractions de cercles, à la tête desquels la France avait mis ces fameux commandants. Il y en eut de 120 à 150, et la superficie de ces cercles pouvait être considérable. Les quelques hommes qui assuraient ces commandements disposaient de pouvoirs incontestablement exorbitants, notamment sur le plan judiciaire, en tout cas, dans cette première phase de la colonisation. Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous tenterons d’expliquer les raisons, bonnes ou mauvaises, du système colonial que la France mit alors en place en Afrique.

            Il est évident que ces commandants placés dans des situations exceptionnelles, et dotés de pouvoirs exceptionnels, pouvaient incarner le meilleur comme le pire de la colonisation française, mais au fur et à mesure de la mise en place du système colonial, leur recrutement et leur contrôle s’améliora.

            Hampâté Bâ ne se livrait d’ailleurs pas à un réquisitoire contre ces commandants. Ses jugements étaient nuancés, et se nourrissaient de beaucoup d’anecdotes sur les défauts ou les qualités des administrateurs qu’il avait côtoyés ou servis. Ses livres constituent une sorte de galerie de portraits des commandants qu’il connut dans sa vie, ou au cours de sa carrière, des portraits souvent moqueurs de ces hommes qui n’étaient ni tous bons, ni tous mauvais.

            A cheval et il faut saluer !

            Hampâté Bâ rapportait dans la biographie qu’il rédigea sur un interprète célèbre Wangrin, un véritable roman d’aventures, « L’étrange destin de Wangrin », l’accueil que lui fit son nouveau commandant de Bonneval, à Dioussola, et l’habitude qu’il avait de monter chaque jour à cheval pour inspecter ses chantiers.

             «  Un commandant de cercle à cheval était tel un soleil au zénith. Il n’y avait que les mauvais sujets français pour ne pas le voir à vingt cinq cinquante, ou même cent mètres de distance...

            Car il fallait en effet saluer le commandant à son passage, sauf à être punis par plusieurs jours de prison.

Certains administrateurs des colonies punissaient cette faute de quinze jours de prison ferme. C’était là un avantage attaché à la dignité de grand et de petit commandant de cercle. Ces condamnations, relevant du code de l’indigénat, étaient prononcées sans jugement. (W/222)

            Dans le livre « Oui, mon Commandant ! », le même témoin décrit à maintes reprises la toute puissance des administrateurs.

            Conversation entre Hampâté Bâ, nouveau commis expéditionnaire au cercle de  Dori et le planton Fodé Diallo :

            « Dieu te garde de tenter quoique ce soit contre le plus petit et le plus vil des Blancs, à plus forte raison contre un membre du corps des administrateurs des colonies. Ce sont les maîtres absolus du pays. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle les dieux de la brousse. Ils ont tous les droits sur nous et nous n’avons que des devoirs, y compris celui de les considérer et de les servir eux d’abord, et le Bon Dieu ensuite. Si par malheur, tu touchais à un seul cheveu du commandant, on te ferait mourir d’une mort qu’aucune bouche ne saurait décrire, et toute ta famille, tout ton village, paieraient cher ton crime de lèse-majesté. » (MC/150)

            Le lecteur notera que, d’après le planton, le comportement du commandant de Coutouly s’expliquait par une intoxication incurable, sa jalousie amoureuse, raison pour laquelle il tenait sa femme, une belle Peule du Fouta Djalon, constamment enfermée dans une chambre contiguë à son bureau.

            « Les confidences du planton m’avaient remis dans mes gonds. Le fait pour le commandant, d’avoir épousé officiellement une femme indigène, chose très rare à l’époque où les « dieux de la brousse » pratiquaient plutôt la réquisition de force ou l’union temporaire appelée « mariage colonial ».

            Le même témoin racontait que lors du décès de son enfant, le même commandant avait décrété la fermeture des bureaux et la mise du drapeau en berne. (MC/164)

            Des commandants intouchables

            Et dans une affaire qui mettait en cause la très grave responsabilité d’un autre administrateur, dans le même cercle, pour la mort de plusieurs noirs à la prison de Dori, notre grand témoin observait, qu’en dépit des recommandations du gouverneur Hesling et de l’inspecteur Arnaud, venu sur les lieux, l’administrateur en question n’avait fait l’objet que d’un blâme avec inscription au dossier.

            « Cet événement fut l’un des premiers à me faire toucher du doigt la réalité de ce qu’était à la colonie, un Blanc par rapport aux noirs, et me confirma la supériorité imprescriptible des administrateurs des colonies sur les autres Blancs. » (MC/179)

            Et enfin, autre notation, à Ouagadougou :

            « Les administrateurs des colonies avaient tellement confiance en leur pouvoir qu’ils ne prenaient jamais au sérieux les menaces proférées par les indigènes. »(MC/213)

            Portraits et anecdotes

            Le livre d’Hampâté Bâ est truffé d’anecdotes et de portraits des administrateurs qu’il a fréquentés.

            A déjà été évoqué plus haut le portrait d’un administrateur actif, celui de Coutouly, mais citons à présent celui de l’administrateur « Saride » (un faux nom), capitaine de réserve, un « commandant de cercle libidineux »

            « L’administrateur Saride partit donc tout joyeux pour Tenkodogo, pays de beaux chevaux et de belles femmes. Il était  marié et sa femme l’accompagnait, mais cela ne l’empêchera pas, on le verra, de chercher aventure auprès de femmes africaines.

            « Un jour de foire, il vit passer une jeune femme peule de toute beauté… Elle se nommait Aminata Diallo…

            Saride mit tout en œuvre pour séduire Aminata, des tours pendables et non pendables, et le lecteur trouvera dans ces pages savoureuses, avec la description des rivalités entre commandant et marabout amoureux d’Aminata, le récit des épisodes rabelaisiens de cette histoire, qui connut en définitive une fin tragique. Après son procès, Saride fut muté à Ouagadougou, et se suicida avec sa compagne, une dame Larisse, qui n’était pas son épouse, et dont une affaire judiciaire en métropole révéla la véritable situation. (MC/199 à 228)

            Les femmes, un sujet « sensible »

            Les Blancs mirent très longtemps pour se faire accompagner de leur épouse, quand ils étaient mariés, et pour de multiples raisons, notamment le risque permanent d’épidémies récurrentes, et une absence généralisée de confort dans les lieux de résidence, et dans les résidences elles-mêmes.

            D’où la pratique fréquente du « mariage colonial », déjà évoqué, sorte de concubinage, entre un blanc et une noire, le temps d’un séjour, dans la région d’affectation.

            Il n’est pas dans mes intentions de disserter sur le sujet, mais cette pratique rencontrait moins d’objections dans la tradition africaine de beaucoup de ses communautés que dans les homélies des missionnaires.

            Nous avons vu que le commandant de Coutouly avait épousé, dans les formes de notre droit, une femme Peule, et le récit d’Hampâté Bâ donnait un autre exemple de mariage à la régulière, celui du commandant Bailly.

            Le roman « Amkoullel » nous donne un autre exemple d’histoire d’amour romantique entre le commandant militaire affecté aux Etats du roi Aguibou Tall, à Bandiagara, le capitaine Alphonse et une jeune fille de la cité.

            Quand il vit Fanta Kounta, il « tomba follement amoureux de la jeune fille et usa du droit du plus fort pour en faire, conformément à l’usage des hauts fonctionnaires coloniaux, « sa femme coloniale »…Le capitaine Alphonse n’avait pas épousé Fanta pour satisfaire un désir passager mais parce qu’il l’aimait réellement. »(A477)

            Cette romance imposée connut d’ailleurs une fin tragique, Fanta Kounta mourut quelque temps après son mariage d’une fièvre pernicieuse.

            Le roman de Wangrin nous donne une certaine lumière sur le pouvoir d’attraction que pouvait exercer une blanche sur le « blanc-noir » qu’était Wangrin.

            Au sommet de sa réussite, d’interprète reconverti dans les affaires, et cousu d’or et d’argent , Wangrin fit la connaissance d’une française, épouse d’un commerçant, lors d’un voyage à Dakar, et de fil en aiguille, le couple vint à Bamako au service des affaires de Wangrin.

            Et ce qui devait arriver, arriva, la séduction de Dame Blanche-blanche par le héros.

             Mais ici encore, une histoire à la fin tragique, car Wangrin devint un clochard, la destinée qui lui avait été plusieurs fois annoncée par les signes successifs des devins et des marabouts.

Ce fut du reste Dame Blanche-blanche qui fut à l’origine du dernier signe du destin, la perte de son fétiche, Borofin, sa pierre - alliance avec Congoloma-Sooké, son dieu personnel. En faisant le ménage de la chambre, elle se saisit du fétiche de Wangrin, contenu dans une peau de chat noir, qu’elle mit au feu.(W/334)

            Les symboles du pouvoir colonial

            Les technologies de rupture

            Les récits d’Hampâté Bâ nous donnent peu d’informations sur les effets que produisit l’introduction, sinon l’irruption, des technologies modernes de l’époque qu’étaient le télégraphe, les bateaux à vapeur sur le Niger, les charrettes, ou les armes à feu qui permirent aux Blancs de conquérir leurs terres… sur les mœurs du Bassin du Niger. Les notations les plus intéressantes concernent déjà ce que nous pourrions appeler les déchets de la société de consommation.

            Mais tout d’abord quelques mots de ces technologies, décrites le plus souvent en termes imagés.

            La corde de fer

            Dans « Wangrin », au sujet du télégraphe :

            « Le grand commandant est exactement renseigné des faits et gestes de tous ses administrés. Crois-tu que la mystérieuse corde de fer qui est tendue partout à travers le pays est là pour rien ? As-tu déjà appliqué ton oreille contre l’un des poteaux qui soutiennent cette corde de fer ? Si oui, tu auras entendu le langage secret que la corde bourdonne constamment ; c’est ainsi qu’à votre insu la « corde-espionne » renseigne le commandant sur tout ce qui se passe au loin. » (W/153)

            Les pirogues métalliques

            Et plus loin, dans le rêve de la bergère peule :

            «  Sur cette eau agitée voguait une immense pirogue métallique. Du milieu de cette pirogue bizarre sortait, par un gigantesque foyer, un panache de fumée noire, drue comme un « tiba duuke krum », le nuage d’orages et de giboulées.

            La barque métallique eut raison des vagues  et accosta ; beaucoup de blancs-blancs et quelques noirs habillés en blancs-blancs débarquèrent. Parmi les blancs- blancs, il y en avait un qui criait à tue-tête : Wangrin ! Wangrin ! Où es-tu ? » (W/200)

            Dans « Amkoullel », alors arrivé au port de Ségou, l’auteur se rappelait :

            « Une fois toutes les formalités remplies, notre petit convoi se dirige vers le port. Stupéfait, je vois une embarcation métallique gigantesque se balancer légèrement sur les flots. Par une sorte d’anus latéral, elle évacue régulièrement de longs jets d’eu à grands coups de pch-pch-pchh !... tandis que des volutes de fumée s’échappent de deux grosses cheminées inclinées. C’est la première fois que je vois un bateau à vapeur. A côté des longues pirogues bozos élégantes et silencieuses, on dirait une sorte de gros monstre fluvial cuirassé de fer et n’arrêtant pas de pisser et de fumer » (A/411)

            Indiquons que la navigation de bateaux à vapeur sur le fleuve Niger ne datait que des années 1885-1890, et que le monstre en question, un des premiers bateaux de passagers, portait le nom de l’officier de marine explorateur que nous avons évoqué dans un des chapitres précédents : il s’agissait du « Mage ».

            Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », nous avons raconté comment les premières canonnières venues démontées de France avaient été remontées à Koulikoro, sur le fleuve Niger, pour partir à la conquête du Soudan, de Bamako à Tombouctou, à la fin du dix-neuvième siècle

            Le musée des ordures

            « Juste comme nous allions quitter les lieux, Daouda aperçoit un peu plus loin plusieurs « villages d’ordures », autrement dit de grands tas d’ordures ménagères qui s’étalent derrière le mur d’enceinte du quartier résidentiel.  Poussés par la curiosité, nous allons les examiner. A notre plus grande stupéfaction, nous y découvrons une mine de trésors ! Les blancs y jettent toutes sortes d’objets particulièrement précieux : boites d’allumettes vides, boites en fer de diverses tailles, flacons et bouteilles de toutes les couleurs, papiers dorés et argentés, morceaux d’étoffe de couleur couverts dépareillés ou cassés (y compris des couteaux, quelle aubaine !), tessons de vaisselle joliment décorés, vieilles casseroles, rasoirs à manche cassé, fourneaux de pipe fêlés, planchettes, clous, bobines vides, bouts de crayon, montures de lunettes, et surtout de gros catalogues illustrés, entre autres celui de la Manufacture d’armes et cycles de Saint Etienne qui, à Bougouni, m‘avait valu une certaine notoriété auprès de mes camarades. Nous ramassons ce qui peut tenir dans nos bras, bien décidés à revenir une autre fois pour compléter notre collection, puis, chargés de notre butin nous revenons triomphalement à Bandiagara…

              Par la suite, Daouda et moi retournerons souvent à Sinvci pour prélever de nouveaux trésors dans les « villages d’ordures », créant ainsi, sans nous en rendre compte un véritable musée d’ordures ménagères de Blancs. » (A/240)

       Jean Pierre Renaud                               Tous droits réservés

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6 février 2024 2 06 /02 /février /2024 10:45

La Méthode Hidalgo

L’entourloupe politique

Votation sur les SUV

Le 4 février 2024

Le Média France Info !

Le 5 février 2024 à 10 heures

« Votation sur les SUV : les Parisiens approuvent à près de 55% le triplement des tarifs de stationnement pour les voitures les plus lourdes »

Sauf qu’un peu moins de 6% d’électeurs parisiens ont voté hier !

Il est vrai qu’à ce tarif statistique, c’est beaucoup mieux que le succès d’Hidalgo aux Présidentielles 2022, 1,75%...

Revenons à la politique sérieuse !

  La question posée est tout à fait caractéristique de la méthode Hidalgo qui laisse à croire qu’à cette occasion elle a fait progresser la vie de la cité.

&

         Le Canard Enchaîné du 5 février 2024 a publié une caricature qui nous rappelle un bon souvenir, celui de la crise des retraites, au cours de laquelle, en violation de ses fonctions légales de maire, elle se crut autorisée à encourager les syndicats à faire la grève des poubelles.

         Avec la crise agricole, le Canard a remis au goût du jour le Paris des poubelles et des rats, avec une caricature intitulée « Le Siège de Paris »

« Nous allons peut-être devoir manger des rats ? Comme en 1870 ? »

« La bonne nouvelle, c’est qu’on a de quoi tenir longtemps ! »

Sauf s’il s’agit non pas de rats mais de surmulots aux dires d’une certaine conseillère de Paris…

Jean Pierre et Marie Christine Renaud

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3 février 2024 6 03 /02 /février /2024 11:04

Chapitre 7

Commentaire sur les trois témoignages Mage, Péroz et Toutée

Rappelons tout d’abord que ces trois témoignages se situent à trois époques différentes (1864-1865), (1886-1887), et (1894-1895) et qu’ils émanent de trois officiers de la marine et de l’infanterie coloniale.

                      Le grand historien colonial Henri Brunschwig notait dans son livre « L’Afrique noire au temps de l’Empire français », qu’à la différence d’autres nations, notamment la Grande Bretagne, la France n’avait pas été une des premières à se lancer dans des explorations. Il relevait également que les explorations françaises eurent souvent «  un caractère artisanal », et furent surtout le fait d’officiers chargés de missions politiques.

             Ces trois témoignages portent sur trois contrées géographiques différentes, le bassin du Niger (Ségou), le Haut Niger (Bissandougou), et l’hinterland du Dahomey.

           Les trois récits décrivent leur voyage exploratoire dans trois types de royaumes africains, ceux d’Ahmadou, fils d’El Hadj Omar, de Samory, et des rois du Dahomey.

           Il s’agit de véritables reportages de voyage, géographiques, militaires et politiques, mais avec une dimension scientifique qui n’est pas négligeable.

         Les voyageurs décrivaient de façon minutieuse les régions traversées, établissaient leur carte topographique, et y joignaient souvent leurs observations botaniques, géologiques,  ou zoologiques.

            Incontestablement, ces trois récits ne s’inscrivent pas dans un discours dépréciatif des civilisations africaines, et le témoignage de Toutée est significatif à cet égard, loin de certains discours racistes de l’époque.

           Et comment ne pas noter que ces officiers de l’infanterie coloniale ne rentraient absolument pas dans la catégorie des « traîneurs de sabre » dont l’historien Person, auteur d’une somme monumentale sur Samory, affublait volontiers ces officiers ?

       Mais il est évident qu’avec le recul que nous donne l’histoire de ces pays, une meilleure connaissance de ces royaumes africains, on ne peut s’empêcher de penser que ces officiers n’avaient pas d’autre solution que de proposer une description superficielle des mondes noirs qu’ils rencontraient.

           Leur témoignage s’inscrit dans la première période de la conquête coloniale au cours de laquelle ces officiers remplissaient une sorte de fonction de reporters, recueillant le maximum d’informations sur les contrées traversées, mais passant inévitablement à côté du fonctionnement concret des sociétés africaines, de leurs mœurs, traditions, et croyances.

       Et pourtant, deux de ces officiers, Mage et Péroz, avaient la possibilité de s’entretenir à peu près correctement avec leurs partenaires africains dans un des dialectes couramment utilisés en Afrique occidentale, mais leur mission était de courte durée, et sa nature n’était pas « ethnologique » .

           Grâce à cette capacité de s’entretenir dans les dialectes locaux, ces deux officiers avaient la possibilité de mieux analyser les sociétés rencontrées, mais il leur fallait aussi recourir à leurs interprètes, l’interprète avait toujours un rôle essentiel, et c’est souvent par leur truchement qu’ils pouvaient entrevoir les réalités d’une Afrique encore largement inconnue, et vivante.

          C’est aussi grâce à ce truchement qu’ils pouvaient se former une opinion sur l’image que les blancs renvoyaient alors dans le monde noir de l’époque, souvent celle du premier blanc rencontré, du mystère qui l’entourait, pour ne pas dire de la magie qui était toujours familière aux noirs.

           Il convient à présent de tenter d’esquisser, à partir de quelques témoignages d’intellectuels noirs, le portrait que le monde noir se faisait du blanc dans les débuts de la colonisation.

 Jean Pierre Renaud                Tous droits réservés

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3 février 2024 6 03 /02 /février /2024 10:42

Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale (1890-1920)

Suite

 

                                         Première Partie                                               

Premiers regards blancs sur les mondes noirs

 

Le prince Karamoko à Paris (1886)

Chapitre 6

 

1886 : une tentative française de truchement politique entre monde blanc et monde noir

 

La visite du prince Karamoko à Paris

 

           Qui eut assez d’imagination et d’intelligence, osa sortir des sentiers battus, en proposant à Samory de découvrir, grâce à la personne interposée de son fils préféré de l’époque, Karamoko, la France, les Français, Paris, où il séjourna plusieurs mois ? Sans doute le colonel Frey, alors commandant supérieur du Haut Sénégal, un officier dont les états de service ne manquèrent pas d’indépendance et d’originalité.

           Frey faisait partie de cette petite cohorte d’officiers coloniaux qui ne se contentaient pas d’images rapides, toutes faites, sur les mondes étrangers qu’ils fréquentaient, aussi bien en Afrique occidentale qu’au Tonkin.

            Lors du séjour du capitaine Péroz, à Bissandougou, le colonel Frey le chargea de convaincre Samory de laisser partir son fils Karamoko vers la France.

            A l’occasion de la présentation du livre de Péroz Au Soudan, à la Société d’Emulation du Doubs, le 10 août 1889, à Besançon, un de ses responsables expliquait le pourquoi de ce voyage.

         «  Peu après eut lieu le voyage à Paris de son fils Karamoko, voyage, on s’en souvient, qui occupa beaucoup la presse d’alors, mais qui, au fond, avait un but plus sérieux que celui d’amuser les badauds de la capitale. Il s’agissait de donner au prince soudanais une idée générale de notre puissance, et de détruire ainsi les préjugés des siens qui faisaient de la France un ensemble d’îles pauvres et peu habitées, placées à l’embouchure du Sénégal. »

       Trois remarques à ce sujet :

            - Ce voyage s’inscrit parfaitement dans la problématique que nous avons décrite dans un chapitre précédent, concernant les premiers contacts et échanges entre le monde blanc et le monde noir.

            Si les Français ignoraient alors beaucoup de choses sur l’Afrique, comme aujourd’hui du reste, les mœurs, les institutions, la géographie territoriale des pouvoirs, entre lignages, villages, royaumes, empires, et ethnies, les Africains étaient encore plus ignorants de l’Europe, tout au moins ceux de l’hinterland, et Samory faisait partie de ceux-là.

.           Nous avons vu plus haut, avec le capitaine Toutée, que les populations africaines de la côte n’avaient pas obligatoirement non plus une image fidèle du monde blanc.

           - Il est évident que ce voyage avait un but politique, convaincre Samory de la réalité de notre puissance en s’appuyant sur le témoignage d’un fils, en qui l’Almamy avait toute confiance.

           - Ce voyage n’eut pas les résultats escomptés, soit de la faute de Samory, soit de la faute de la France, puisqu’il ne mit pas fin à la guerre que la France avait engagée contre l’Almamy, guerre qui se conclut par sa défaite en 1898, douze ans plus tard.

            Entre temps, le prince Karamoko s’était retrouvé à plusieurs reprises à la tête de l’une des armées de Samory, et le capitaine Péroz, à nouveau en face de l’Almamy et de son fils, comme adversaire, dans les deux années 1891-1892, quand la colonne du colonel Humbert conquit le Ouassoulou et sa capitale, Bissandougou.

           L’historien Person, qui consacra une véritable somme à Samory, de plus de deux mille pages, extraites à la fois des traditions orales africaines et des comptes rendus militaires, notait :

            « Le départ pour un pays lointain et mystérieux du troisième fils de Samory, qui était alors son préféré, sinon, comme on l’a écrit son héritier, doit être jugé comme un événement extraordinaire… Ce voyage n’avait donc pas uniquement un but politique précis, mais il visait à provoquer un choc psychologique.  (P.691) »

           Péroz eut beaucoup de peine à convaincre Samory de lui confier son fils Karamoko qu’il accompagna de Bissandougou à Saint Louis.

         Frey écrivait :

            «  Il confia Karamoko, son fils, à la mission française, pour le présenter au commandant supérieur (alors Frey) et au gouverneur ; puis malgré sa répugnance que lui inspirait un trop grand éloignement de ce fils préféré, sur une demande du colonel Frey, il autorisa son départ pour la France.

            Emmène mon fils, écrivit-il à ce dernier, je te le confie. A partir de ce moment, et pendant tout le temps qu’il sera dans ton pays, sers-lui de père ! J’ai pleine confiance dans les Français ! (F/180)

           Le prince Karamoko débarqua à Bordeaux le 9 août 1886, où il prit le train de Paris le 11 août 1886.

            La France l’installa au Grand Hôtel, et il partagea son temps entre les spectacles, les visites officielles, et l’étude des questions militaires.

            Frey a raconté dans son livre le séjour de Karamoko à Paris :

            « Karamoko vint donc à Paris, où l’ambassade ouassoulienne eut son heure de célébrité…

            Leur arrivée à Bordeaux, leur trajet en chemin de fer, leur séjour d’un mois à Paris furent pour Karamoko et pour sa suite une série de singulières surprises : ils marchèrent comme dans un rêve, d’étonnement en étonnement, de stupéfaction en stupéfaction.

            Les merveilles de la capitale, les représentations auxquelles ils assistèrent dans les théâtres et dans les cirques furent pour eux des spectacles d’une étrangeté et d’une splendeur incomparable…

            Karamoko fut, pendant son séjour à Paris, l’objet d’une vive curiosité. (F/182)

            Dans la capitale, il fut reçu par les plus hautes autorités de l’Etat : La Porte, secrétaire d’Etat aux Colonies, l’amiral Aube, ministre de la Marine et des Colonies, Freycinet, Président du Conseil, et enfin, Grévy, Président de la République.

            Boulanger, le jeune général, ministre de la Guerre, alors en pleine ascension politique, lui fit visiter des établissements militaires et l’autorisa à assister aux grandes manœuvres militaires du mois d’août 1886.

        Concernant le premier traité que son père venait de signer avec la République Française, le général exprima son espoir :

            « Je suis convaincu, lui dit-il en terminant, que vous emporterez de votre voyage l’opinion que la France est une nation puissante et qui traite ses hôtes avec la plus grande générosité. »

   Le prince reçut beaucoup de cadeaux, dont l’un d’entre eux retiendra notre attention plus loin.

            Aucune trace écrite ne semble avoir subsisté de ce voyage à la cour de Samory, une fois le prince revenu, avec une infinie lenteur, à travers le Haut Sénégal.

            Le capitaine Péroz avait fait placer un espion auprès de Karamoko, mais que pouvait-il rapporter d’utile ?

        C’est dans son autre livre Au Niger, dans lequel Péroz rend compte de sa dernière campagne au Soudan, dans les années 1891-1892, que le capitaine se livre à une interprétation du choc culturel qu’avait dû ressentir le prince Karamoko.

           A l’occasion des combats sur le Niger, les troupes coloniales mirent la main sur une malle en zinc appartenant à Karamoko, malle qu’il avait rapportée de son voyage, et le capitaine de raconter :

            «  La prise la plus curieuse fut sans contredit une malle en zinc peint, propriété du prince Karamoko, qui renfermait parmi de nombreuses surprises une collection de journaux illustrés de Paris et de Londres représentant Karamoko se délectant des douceurs de son séjour au Grand Hôtel en 1886 : le prince à table, le prince dans sa chambre à coucher, le prince roulant en huit ressorts sur les boulevards. Que ces temps de splendeur et de luxe sont loin ! Maintenant, il faut, courbé par la volonté absolue d’un père inflexible, coucher sur la dure au hasard des événements, exposé à de fâcheuses surprises comme celles de ce matin, et se contenter d’une maigre pitance qui ternit le vernis des joues potelées d’antan.

            Un peu de reconnaissance et surtout l’espoir de refaire quelque jour un aimable séjour dans la capitale ont toujours fait de Karamoko l’apôtre de la paix dans les conseils de son père ; il eut volontiers tout lâché pour continuer avec les Français l’agréable vie de prince dont on lui avait donné un si alléchant avant-goût ? Mais Samory ne se paie pas de bagatelle ; il a fallu courir la campagne et entendre trop souvent hélas ! A son gré, siffler à ses oreilles les balles de ses amis les Français.

            J’imagine que lorsque Karamoko représentait à Samory notre puissance militaire dont la comparaison avec la sienne, malgré son nouvel armement en fusils à tir rapide, ne pouvait laisser aucun doute sur l’issue de la lutte, l’Almamy devait lui répondre quelque chose d’approchant traduit en bon français : Nous périrons tous les uns après les autres s’il le faut, mais nous périrons glorieusement… (AN/19) »

           Le capitaine Péroz était alors l’officier le plus proche de l’Almamy, d’autant plus qu’il  pouvait s’entretenir avec lui, sans interprète, dans la langue malinké, comme déjà indiqué. Son interprétation n’était sans doute pas loin de la vérité.

           Toujours est-il que ce voyage fut vraisemblablement la cause de la perte de confiance de Samory à l’égard de son fils Karamoko, une perte de confiance qui s’aggrava au fur et à mesure des années. L’Almamy fut de plus en plus convaincu que son fils était prêt à le trahir, ou le trahissait déjà, et qu’il fallait donc l’empêcher de nuire.

            Comme nous l’avons déjà signalé, Samory fit enfermer Karamoko et le laissa mourir de faim.

            L’exemple de Karamoko est intéressant à beaucoup de points de vue, mais il montre la difficulté que la France et l’Empire de Samory des années 1880  rencontraient, à la fois pour s’informer mutuellement, et trouver des terrains d’entente.

            La France mit beaucoup de temps à arrêter et à faire adopter une politique coloniale cohérente, à savoir un choix clair entre l’administration directe des nouveaux territoires conquis ou une administration indirecte, à l’anglaise, c’est-à-dire en faisant appel aux autorités locales qui pouvaient exister, l’almamy Samory dans le cas présent, même dans les territoires gouvernés par des monarchies établies telles qu’en Annam ou à Madagascar.

            Ce même exemple met enfin en évidence la grande difficulté de méthode que l’on rencontre lorsque l’on tente de comprendre un autre monde, une autre civilisation, même en se passant du truchement habituel d’interprètes.

                        Jean Pierre Renaud                              Tous droits réservés

 

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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 15:21

La coutume de la guerre et des captures d’esclaves :

 

            « Voilà pourquoi nous ne pouvons prétendre, ni d’autres, exercer aucun droit politique dans des pays où les rois partent en guerre régulièrement chaque année comme un propriétaire va faire ses vendanges ou sa moisson, et offrent à leur retour leur singulière récolte sur des foires qui se tiennent presque à époque fixe… »

      Et à Tchaki, le capitaine de préciser :

            « En dehors de l’esclavage, il ne me coûtait pas d’assurer roi et ministres que les mœurs du pays seraient respectés, et nous nous entendîmes facilement sur ce qui concernait l’espèce d’autonomie  communale des villages.(p.164) »

             Le récit de Toutée donnait des exemples concrets de ces guerres intestines, motivées par la capture d’esclaves :

         En arrivant à Yaouri :

            « Je n’ai trouvé personne à qui parler à Yaouri, parce que le roi était à la guerre : il avait envoyé, quelques jours avant mon passage, un premier lot de trois cents esclaves qui avaient été vendus sur le marché (p.269) »

         «  De Yaouri à Saye, (avril et mai 1895),

            La puissance du roi de Yaouri peut s’étendre jusqu’à quatre jours de marche dans l’intérieur des terres. Lorsqu’il ne combat pas (le roi) ses voisins de l’est, c’est au roi de Boussa, possesseur de presque toute la rive droite, qu’il s’en prend.

            Il résulte de cet état de guerre, quasi-permanent, que la navigation du Niger est assez peu sûre…

            A partir de Tchakaachi, ville bariba, à 6 kilomètres rive droite en amont de Yaouri, les villages deviennent plus rares, et on n’en rencontre plus guère que tous les 12 ou 15 kilomètres : ils appartiennent au roi de Boussa jusqu’aux environs de Gomba. Le roi de Boussa vient chaque année faire la guerre dans cette partie de cette frontière, et, suivant le cas, il abandonne les villages conquis, après en avoir tué ou capturé les habitants, ou bien il les repeuple avec des contingents baribas. (p.270) »

        En touchant les terres du nord, le capitaine eut un contact indirect avec l’ancien Almamy de Ségou, Ahmadou, fils d’El Hadj Omar, chassé de sa capitale par le colonel Archinard, et réfugié dans un des petits royaumes du moyen Niger. Ce dernier ne réussit pas à y fonder un nouvel empire.

          Les Touaregs

       En revanche, il eut un contact direct, c'est-à-dire un affrontement armé, avec des Touaregs qui faisaient régner un climat d’insécurité sur le cours du moyen Niger.

            Lors de la conquête de l’Afrique de l’ouest, les troupes coloniales eurent souvent maille à partir, en bordure de la zone sahélienne, avec des partis de Touaregs, à l’est et à l’ouest de Tombouctou.

             Une année auparavant, en janvier 1894, la colonne Bonnier avait été presque complètement détruite par des Touaregs à proximité de Tombouctou.

            Lors de sa reconnaissance du cours du Niger dans la zone de Saye, la mission du capitaine fut accrochée par des Touaregs qui régnaient au nord de Saye .

            «  Enfin, les Touaregs, sorte de mameloucks du Sud, bien qu’établis hors des villes, exercent sur tout le pays une autorité personnelle et redoutée, exclusivement fondée sur leur prestige de blancs. Ce prestige est tel qu’ils peuvent tout se permettre à l’égard des autres, tant Foulbés que Sonnerayes. Il me parait bien difficile qu’il s’établisse jamais entre nous et ces exploiteurs éhontés, une paix bien sincère et bien durable.

            Pourtant leur chef, le nommé Boubakar, des Locamaten, m’a fort bien reçu, j’ai été par lui comblé de cadeaux : bœufs, chèvres, lait, œufs… » (p.285)

        Mais parallèlement, Boubakar complote contre la mission :

            «  Zinder, sur le NIger, le 6 juin 1895,

            Monsieur le Ministre,

            L’orage que je pressentais et que vous avez pu pressentir vous-même, si toutefois vous avez reçu l’un des deux courriers qui portaient ma lettre d’avant-hier, a enfin éclaté : j’ai été attaqué hier par Boubakar.

            Depuis trois jours, mes hommes qui, comme tous les noirs, découvrent à certains indices insignifiants pour nous la présence d’un ennemi, ne cessaient de me supplier, à chaque instant, de les laisser tirer sur les groupes de touaregs qui marchaient à notre hauteur… Hier matin, nous avions encore échangé avec Boubakar politesses, cadeaux et souhaits de bonheur…

            Une grossière injure de leur chef à mon endroit, une halte de quelques instants, consacrée à des clameurs étourdissantes et à une danse sauvage, explosion d’enthousiasme à la vue de notre petit nombre, puis leur marche en avant reprend, scandée par un temps d’arrêt.

            A soixante pas, se détachent les lanceurs de javelots, leurs armes tombent à nos pieds sans avoir blessé personne.

            J’ouvre alors le feu… enfin, après vingt minutes de tir, les plus avancés reculent et, dans une bousculade générale, tous les fantassins disparaissent. Quant aux cavaliers, l’étroitesse et l’âpreté du terrain ne leur permettaient d’agir qu’en colonne, le sort de leurs camarades ne devait pas  laisser de les impressionner, aussi furent ils beaucoup plus mous. Quelques uns furent démontés, les autres prirent la fuite, à l’exception de leur chef, qui vint bravement, tout seul, à la fin, se faire tuer sur nous…(p.291)

         Le capitaine Toutée racontait à ce sujet : « J’ai eu en rentrant en France la très rare bonne fortune de trouver ce qu’on rencontre presque jamais dans ces sortes d’engagement, c’est un compte rendu de l’attaque des Touaregs, version de l’ennemi.

            Le capitaine Destenave, venu par le Sénégal et le Soudan français jusqu’à Dori, se trouvait là dans l’intérieur des terres à cinq ou six jours de marche de Zinder. Il apprit qu’un parti de blancs remontait le NIger au nord de Saye, et persuadé faute de renseignements que ce ne pouvaient être que des Allemands, il demanda au roi de Dori de le renseigner sur leurs faits et gestes.

            On lui amena le propre forgeron de Boubakar qui avait pris part à l’engagement et le lui raconta ainsi… (p.292) »

      Précisons au lecteur que le récit du forgeron confirmait celui de Toutée.

            « Les gens de Boubakar vont et viennent autour de Zinder et entrent même en ville où ils sont réellement maîtres de tout et de tous. (p.296) »

            Le capitaine eut à nouveau à combattre les Touaregs de Boubakar lorsqu’il repartit de Zinder pour redescendre le cours du fleuve, alors que les Touaregs voulaient lui interdire le passage. La mission échangea souvent des coups de feu avec des groupes de Touaregs qui la poursuivaient sur les berges.

               Commentaire

            Le capitaine Toutée, témoin de l’histoire coloniale

            Notre propos n’était pas d’illustrer un épisode de l’histoire coloniale de l’Afrique de l’ouest, et notamment de la rivalité, souvent vive,  entre la France et la Grande Bretagne. Nous invitons le lecteur curieux de cette histoire à se reporter au récit du capitaine, lequel rendait compte à la fois des entreprises d’intoxication d’information coloniale qu’utilisait le conquérant anglais pour défendre des positions virtuelles, et des résultats concrets de la poussée de la Royal Niger Company vers le bassin du Niger. Notons qu’au moment où Toutée accomplissait sa mission, les jeux étaient déjà faits, étant donné que la Grande Bretagne s’était déjà solidement installée sur les bouches du Niger, et donc sur la partie utile de ce territoire qui paraissait la plus riche.

            Pour écrire son récit, la capitaine fit enfin largement appel aux comptes rendus réguliers qu’il faisait au Ministre des Colonies, et ces documents constituent un bon exemple de la communication écrite militaire, relativement régulière, mais aussi de la possibilité qu’avait le capitaine d’utiliser le télégraphe électrique sur une partie de son itinéraire. Les conditions de communication avaient donc bien changé par rapport à celles qui existaient encore au tout début de la conquête coloniale du Soudan.

            Une source de documentation précieuse

            Le capitaine rapportait de son voyage une moisson d’informations de toute nature, physiques, géographiques, humaines, et politiques. Il ramenait aussi dans ses cartons une cartographie qui n’existait pas, ainsi qu’une étude hydrographique approfondie du cours du Niger qu’il avait analysé. La France eut dès lors à sa disposition la représentation fidèle du cours inférieur du Niger, et de ses possibilités de navigation, que les rapides de Boussa rendaient précaires. La puissance coloniale française ne pourrait donc pas compter sur cette voie de navigation, plus courte que celle utilisée jusque là, le Sénégal, puis le Niger supérieur.

            Gageons que les historiens africains ont déjà eu la possibilité de comparer le contenu du récit Toutée avec ceux que leur ont transmis les traditions orales.

            Au cours de son voyage, le capitaine eut également l’occasion de redresser certaines erreurs qu’avaient pu faire tel ou tel explorateur, passé avant lui dans cette région, Barth, mais surtout les frères Lander, soit au sujet de la végétation, soit au sujet d’une cité. Il est évident que les conditions d’exécution souvent très difficiles des missions, et quelquefois, la légèreté de certains voyageurs, s’en rapportant plus à une source locale qu’à leur propre observation, étaient de nature à colporter de fausses informations.

         Le capitaine en donne l’exemple de la cité de Yaouri, qu’auraient pu visiter les frères Lander, lors de leur exploration du bas Niger, dans les années 1830-1831.

        «         Saye, le 25 mai 1895

            Yaouri est non seulement le nom d’un royaume, mais celui d’une très grosse ville située sur la rive gauche du Niger, en bordure le long du fleuve. Il faut croire que les frères Lander, les premiers voyageurs qui prétendent avoir visité le pays, ont été abusés par leurs guides ou que la ville s’est déplacée depuis. (p.268) »

            L’un d’entre eux mourut d’ailleurs quelques années plus tard, à Fernando Po, à l’âge de trente ans 

Et soixante ans plus tard, le capitaine mettait encore en garde les candidats français à l’aventure de l’expatriation, en indiquant que la mortalité des jeunes européens était très élevée, 33% la première année, 50% sur deux ans, et 60% sur trois ans. Avis aux amateurs !

            Enfin, le capitaine Toutée portait un regard « blanc » ni raciste, ni dépréciatif, sur les sociétés noires du Dahomey.

« Soleils » de l’ère précoloniale, et commentaire des trois récits

 

            Nous avons repris la belle expression des soleils que le romancier Kourouma a retenue pour publier son livre intitulé «  Les soleils des indépendances ». Nous retrouverons très brièvement cet auteur dans la partie de cet essai qui sera consacrée aux témoignages des noirs sur la période coloniale.

            Rappelons tout d’abord que ces trois témoignages se situent à trois époques différentes (1864-1865), (1886-1887), et (1894-1895), et qu’ils émanent de trois officiers de la marine ou de l’infanterie coloniale.

            Ces trois témoignages s’inscrivent donc dans la première phase de la conquête coloniale de l’Afrique de l’ouest, et ils portent sur trois contrées géographiques différentes, le bassin du Niger moyen (Ségou), le Haut Niger (Bissandougou), et l’hinterland du Dahomey.

            Les trois récits décrivent leurs voyages exploratoires et politiques dans trois types de royaumes africains, ceux d’Ahmadou, fils d’El Hadj Omar, de Samory, et des rois du Dahomey.

         Il s’agit de véritables reportages de voyage, géographiques, militaires, et politiques, mais avec une dimension scientifique qui est loin d’être négligeable.

            Les voyageurs décrivaient de façon minutieuse les régions traversées, établissaient leur carte topographique, et ils y joignaient souvent leurs observations botaniques, géologiques, ou zoologiques.

          La  convergence des trois récits

            Le côté positif des « soleils » du monde noir de la période précoloniale    

     Les trois récits soulignaient la qualité de l’accueil et de l’hospitalité des rois, chefs de village, et sujets qui les hébergeaient et les nourrissaient. Il existait une véritable tradition de l’hospitalité à l’égard des étrangers de passage, hospitalité qui allait jusqu’à leur alimentation, comme nous l’avons vu dans les témoignages.

     Les trois soulignaient l’importance des palabres, langages de sociabilité et de civilité, mais aussi de l’échange de cadeaux avec leurs hôtes.

          Hospitalité, mais également vive curiosité des noirs à l’endroit de leurs premiers blancs en visite chez eux. Le témoignage de Delafosse, quelques dizaines d’années plus tard, en Côte d’Ivoire, montrait que cette curiosité restait vive dans les régions où le blanc n’avait pas encore fait sa première apparition.

       Les trois récits décrivaient la cour des rois et des almamys qui les avait accueilli, fastueuse comme celle de Samory, ainsi que les rois et almamys eux-mêmes, Ahmadou pour Mage, Samory pour Péroz, et les rois du Dahomey, pour Toutée.

            Chacun des officiers accordait une attention particulière à certains aspects de leur voyage :

            - Mage, aux griots dont il découvrait l’existence et le rôle, à l’Islam, mais surtout à l’islamisme qu’il craignait par-dessus tout,

            - Péroz au rôle des lettrés en langue arabe, à la philosophie de la vie des Malinkés, à la puissance de Samory, mais aussi à la condition des femmes Malinkés,

            - Toutée à la propreté de la plupart des villages qui l’accueillaient : l’épisode de la fermière Peuhl est à cet égard des plus intéressants. Le même Toutée évoquait aussi la menace que constituaient les Touaregs pour les villages sédentaires de la zone de Saye.

            Mais les considérations du capitaine sur l’image que les noirs se faisaient du monde blanc étaient également fort instructives.

        Incontestablement, ces trois récits ne s’inscrivaient pas dans un discours dépréciatif des sociétés africaines, et le témoignage de Toutée est significatif à cet égard, loin de certains discours racistes de l’époque.

       Le côté négatif des « soleils » du monde noir de la période précoloniale

  Il n’empêche que les mêmes témoins relevaient tous l’existence d’une traite des esclaves, ainsi que la persistance d’un état de guerre ouverte ou larvée qui avait souvent pour origine la capture d’esclaves.

            Le lecteur aura donc pu constater qu’un voyageur pouvait recueillir une image contrastée des royaumes noirs qui l’accueillaient,  à la fois des sociétés bien organisées, prospères, comparables aux nôtres, et des sociétés qui restaient attachées aux coutumes de l’esclavage et de la guerre.

            Certains historiens d’origine africaine semblent vouloir masquer une partie des réalités que les premiers voyageurs blancs découvraient en Afrique occidentale, au même titre que certains historiens français ont tenté de dresser un tableau idyllique de la colonisation.

   Une version africaine récente

            Nous en proposons quelques exemples tirés d’un petit livre fort instructif, rédigé par de bons historiens de l’Afrique, en réponse au discours du Président Sarkozy, à Dakar, le 26 juillet 2007. Ce livre a le grand mérite de proposer sa vision africaine de l’histoire.

                        Dans la préface de ce livre intitulé : « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy »,  un auteur classe le roi Béhanzin dans la catégorie des résistants à la conquête coloniale (p.18) : ce classement n’est pas faux, mais il convient de l’éclairer, en indiquant que ce roi était un esclavagiste, qu’il faisait procéder régulièrement à des sacrifices humains rituels, et que les peuplades voisines de son royaume ne furent pas mécontentes de le voir disparaître.

            De même, un autre historien, faisant référence aux témoignages de plusieurs explorateurs du dix neuvième siècle relève, dans un texte bien documenté, les multiples références aux «  valeurs sous-tendues par l’idéal d’humanité » (p.79). Le récit Toutée en donne effectivement de multiples exemples, mais pourquoi passer sous silence l’autre versant, celui de la traite des esclaves, des captifs, et des guerres menées pour s’en procurer ?

            Alors il est vrai qu’un  article fort intéressant du même livre analyse les tenants et les aboutissants de la traite négrière transatlantique pendant quatre siècles, article intitulé « Aux origines de la traite négrière transatlantique : introduction au débat sur la responsabilité africaine ».

            Il s’agit donc d’une introduction d’un débat historique, et il serait bon de le poursuivre, car cette dernière soulève des questions relatives à l’Afrique occidentale, et plus précisément au Soudan géographique, au sens large, qui embrassait tout le bassin du Niger de Bissandougou, capitale de Samory  à Tombouctou.

            Il est difficile tout d’abord de traiter sur le même pied la traite de l’Afrique occidentale, centrale, et orientale. S’il est vrai que la traite a été organisée comme un échange de produits, avec des « techniques propres de production du captif » (p.193), et s’il est non moins vrai que cette traite a longtemps été avalisée par les églises, y compris islamiques. Tout a changé au cours du XIXème siècle, lorsque les nations occidentales décidèrent d’interdire l’esclavage.

       Et la phrase : «  Toutefois ces résistances montrent que la TN (traite négrière) n’était pas le prolongement du système d’esclavage interne à la société africaine dont elle a un revanche décuplé l’ampleur » (p.197), reconnaît bien l’existence d’un système d’esclavage interne, observé par tous les explorateurs, missionnaires et officiers, en Afrique occidentale.

             Les grands Almamys musulmans du bassin du Niger, El Hadj Omar, Ahmadou, et Samory, et les rois des régions animistes, Tiéba ou Behanzin, gouvernaient des Etats dont les captifs et les esclaves étaient des éléments constitutifs.

            Alors s’il est vrai que la conquête coloniale, en rencontrant des résistances diversifiées selon les régions, a pu inciter les Almamys du Niger, à échanger des captifs contre des fusils, comme le fit longtemps Samory en Sierra Leone, à la fin du dix neuvième siècle, il parait difficile d’entériner la phrase d’un historien, d’après laquelle la situation historique aurait été celle du « commerce ou la mort » (p.196)

       Et une conclusion étrange !

      Et  la façon dont le même historien pose les termes de la responsabilité africaine dans la traite est  surprenante, c’est le moins qu’on puisse dire, citons sa phrase :

            « La question de la responsabilité africaine de la T N est en conséquence posée : peut-on affirmer que la France est responsable du nazisme qui s’était imposé au pays dans les années 1940 et auquel des collaborateurs français ont pris part, malgré les vives résistances au système ? (p.198)

            Assimilation rude et hardie, alors que l’esclavage a été progressivement interdit, selon les régions, une fois la conquête réalisée, souvent donc contre les trafiquants africains de chair humaine, et que la conquête, en dépit de tous ses défauts et des dérapages du système colonial qui fut mis en place, peut difficilement être mise sur le même plan que la nazisme : les Français auraient donc été les précurseurs des nazis en Afrique occidentale ? Voilà un beau sujet de recherche !

            Enfin, un troisième historien propose une analyse fort intéressante sur la gestion et la prévention des crises de subsistance dans les sociétés précoloniales du Sahel : mythe ou réalité ? (p. 83)

            Il manque toutefois un élément d’information utile, celui des incursions permanentes des Touaregs, et de leur prédation sur les paysans noirs des villages du Sahel. Il en existe de multiples témoignages, dont celui de Toutée.

Un truchement blanc représentatif ?

            Nous ne voudrions pas terminer ce chapitre en indiquant que le lecteur peut rester sur sa faim, et d’abord le commentateur :

            - à partir du moment où les récits des premiers voyageurs montrent à la fois qu’ils proposaient leur vision « blanche » d’une certaine Afrique, géographique et culturelle, pas nécessairement représentative de l’ensemble occidental de ce continent,

            - et alors qu’ils passaient à côté du monde noir concret, vivant, des croyances religieuses et le plus souvent magiques de cet univers que l’expansion de l’Islam avait bien de la peine à mettre en ordre, comme nous le verrons dans les chapitres qui seront consacrés à l’image du blanc chez les noirs.

      Pour aller plus loin dans la connaissance et la compréhension du fonctionnement des sociétés africaines, de leurs moeurs, de leurs croyances, de leurs institutions, il aurait fallu plus de temps à ces officiers, même lorsqu’ils n’avaient pas besoin du truchement d’un interprète, comme ce fut le cas de Mage et de Péroz, mais ce n’était pas leur métier de faire de l’ethnologie avant la lettre.

            Grâce à cette capacité de s’entretenir avec leurs interlocuteurs africains dans les dialectes locaux, ils avaient la chance de pouvoir se passer du truchement d’interprètes, mais ils ne faisaient qu’entrevoir une Afrique inconnue et vivant.

       Ils savaient en tout cas que l’image que les blancs renvoyaient alors dans le monde noir de cette époque, souvent celle du premier blanc rencontré, était celle du mystère qui l’entourait, pour ne pas dire de la magie qui était familière aux noirs

     N’était pas résolu le problème de la connaissance réciproque des deux mondes noirs et blancs, de leur représentation, de leurs images respectives.

          A ce stade historique donc,  la connaissance du monde noir par les premiers témoins blancs ne pouvait être que superficielle, et en ce qui concerne celle des blancs par les noirs, le plus souvent fantasmagorique.

        Et la tentative novatrice que fut le voyage à Paris du prince Karamoko, fils de Samory, en 1886, ne permit pas de réduire l’écart gigantesque qui existait entre les deux types de représentation, ce dont Karamoko avait été témoin, mais dont le témoignage avait été rapidement récusé par Samory.

      Nous tenterons dans la deuxième partie de cet essai de tenter d’approcher l’image que les noirs pouvaient avoir des blancs au cours de cette première période de contact et d’échange.

            En ce qui concerne l’image des noirs par les blancs, au cours de cette première période, l’évocation qu’en faisait le capitaine Toutée, une représentation complètement faussée par les blancs de la côte, souvent des aventuriers, il serait intéressant qu’une analyse sérieuse de la presse française de l’époque, parisienne et provinciale, car cette dernière faisait alors jeu égal avec la parisienne, soit effectuée afin de dégager l’image que les journaux de France renvoyaient alors des noirs.

          Il est loin d’être assuré que cette recherche soit concluante, car, contrairement à ce que certains chercheurs voudraient faire accroire, la presse dans son ensemble n’accordait  pas une grande place aux questions coloniales.

                      Dans son livre « L’Afrique noire au temps de l’Empire français », le grand historien colonial Henri Brunschwig écrivait d’ailleurs :

            « Les Français – le Français moyen – ne s’intéressaient pas aux colonies. Ce qu’auraient révélé à l’époque des sondages d’opinion…p.61), » s’ils avaient existé. 

            Une fois la conquête coloniale achevée, en gros à la fin du siècle de ces témoignages, le système colonial se met en place, et c’est à partir de là que tout change, et pas nécessairement en bien.

Jean Pierre Renaud                     Tous droits réservés

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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 14:34

 

 

Toutée en mission de Cotonou à Gaya, sur le Moyen Niger: 1894-1895

 

 

Troisième témoignage d’un homme « blanc » sur les hommes du monde noir de l’Afrique occidentale

 

Carte

            Dans le chapitre relatif à la problématique des premiers échanges entre monde « blanc » et monde « noir », nous avons déjà fait appel au témoignage du capitaine Toutée : ce dernier relativisait beaucoup les témoignages qu’il était possible de recueillir, selon qu’il s’agissait du monde noir de la côte ou de celui de l’hinterland, que personne ne connaissait alors.

 

            Polytechnicien et artilleur, le capitaine avait déjà fait connaissance avec le monde colonial, mais un monde très différent de l’Afrique, celui de l’Asie, en Indochine, dans les années 1880.

La mission Toutée

      La mission confiée au capitaine s’inscrivait dans la compétition que les puissances européennes avaient engagée dans toute l’Afrique pour conquérir le maximum de terres africaines, qu’elles considéraient, avec beaucoup d’hypocrisie, comme n’appartenant à personne, c'est-à-dire des « res nullius », sous les prétextes de la civilisation ou de la liberté du commerce.

            Dans le cas de Toutée, il s’agissait de délimiter les zones d’influence française et anglaise entre le Dahomey, récemment conquis, et la Nigéria, et notamment de pouvoir s’assurer d’un point de navigation français, sur le Niger, au sud des chutes de Boussa.

            Le lecteur doit savoir que la Nigéria avait la particularité  d’avoir été concédée par le gouvernement britannique à une compagnie à charte, privée, la Royal Niger Company, à laquelle l’armée britannique apportait, étrangement et officiellement, son concours.

            Pour atteindre son objectif, Toutée avait pour instruction de ne pas emprunter le cours inférieur du Niger, d’ailleurs navigable, en grande partie sous contrôle britannique, et de gagner par la nouvelle colonie du Dahomey, le cours moyen du fleuve dans la région de Boussa.

            « L’itinéraire devait tenir compte de la ligne provisoire de démarcation des zones d’influences française et anglaise, qui va en suivant le méridien d’Adjarra, jusqu’au neuvième parallèle.

            Au nord de ce parallèle, aucune attribution de territoire n’avait encore été faite à des puissances européennes, de sorte qu’une fois parvenue à l’extrémité nord du couloir formé par les deux méridiens qui bordent le Dahomé, la mission avait liberté de manœuvre pour gagner le fleuve en se tenant le plus près possible du neuvième parallèle.

            Tout le long de cet itinéraire, elle devait chercher à nouer des relations avec les chefs des pays traversés, afin d’assurer une ligne continue de territoires soumis à notre autorité depuis la côte jusqu’au point du fleuve où nous arriverions. – Des postes devaient être établis là où ils seraient nécessaires pour consolider ou affirmer notre influence.

            Ce nouvel itinéraire rendait très problématique le succès de la mission en tant  qu’exploration hydrographique du Niger…

             Dans ces conditions, on ne pouvait guère espérer que, parvenue par le plus grand des bonheurs à travers les sentiers de ces différents pays, à plus de 600 kilomètres de son point de départ, affaiblie dans ses organes de direction par la maladie des blancs… la mission fût encore en état d’entreprendre une navigation de quelque étendue sur le fleuve. » (page .XX)

           Le déroulement de la mission

            « Le 17 novembre 1894 au soir, mes instructions étant signées, je prenais congé du ministre, et, le 18, je partais en compagnie du lieutenant de réserve de Pas pour Marseille, où nous devions embarquer le 20. »Le capitaine embarqua sur le vapeur l’Isly pour Dakar, et Cotonou, où il devait débarquer pour accomplir sa mission. Le port disposait déjà d’un warf qui permettait de franchir l’obstacle de la barre, permanent sur cette côte, tout en obligeant passagers ou marchandises, à l’embarquement ou au débarquement, à être transbordés par un panier, du wharf au bateau et inversement.

     Le monde noir de la côte :

            «  Pendant des centaines et des milliers de kilomètres nous rencontrerons dans l’intérieur des noirs de toutes races. Ils nous recevront plus ou moins amicalement, plus ou moins agréablement ; nous trouverons des gens plus ou moins intelligents, plus ou moins irrésolus ou barbares, mais à, 50 kilomètres de la mer, nous perdrons de vue l’état social, anormal, et monstrueux qui règne à la côte. Pendant tant de jours désormais, nous vivrons dans un monde si raisonnable, qu’on nous reprocherait de quitter, sans en signaler quelques traits, le pays des folies moricaudes que nous ont décrit tous les auteurs de notre jeunesse. Tous leurs récits venaient de capitaines anglais - négriers pour la plupart - qui n’avaient jamais quitté leur  bateau. Ces navigateurs nous ont donné des noirs l’idée qu’ils en avaient et qui était exacte pour ceux de la côte. » (p.47)

        Le capitaine passa par l’ancienne capitale du roi Behanzin, Abomé, puis par Tchaourou, Tchaki, pour arriver au Niger, le 13 février 1895, où il fonda le nouveau poste d’Arenberg.

            Arrivé sur le fleuve, il fit la reconnaissance des chutes de Boussa, situées plus au nord, une reconnaissance qu’il poursuivit en direction de Tombouctou, jusqu’à Saye, Farka, et Kirotschi.  Il eut alors maille à partir avec les Touaregs qui dominaient cette zone.

            Toutée revint alors à Arenberg pour rejoindre Cotonou, Porto Novo, et la France, en naviguant sur le Niger.

            « J’étais arrivé à Arenberg épuisé, l’absence de quinine et de laudanum m’ayant causé des séries de crises dont chacune m’affaiblissait d’autant. » (p.332)

      « Enfin, le 3 août 1895 à six heures du soir, je grimpais joyeusement les fondrières de la place Amiral-Cuverville et faisais ma rentrée à Porto Novo. » (p.338)

        Il convient de rappeler que le poste d’Arenberg fut en définitive abandonné à l’occasion de négociations anglo-françaises qui suivirent, la France obtenant alors que sa colonie du Dahomey touche le fleuve Niger à Gaya.

             La thématique des observations

          Monde blanc et monde noir : regard, impressions, images réciproques

           C’est un sujet difficile, que celui de la représentation réciproque que pouvait avoir tel ou tel blanc et tel ou tel noir de l’autre, lors des premiers contacts, de la découverte mutuelle d’êtres et de croyances étranges.

 La tentation de l’anachronisme et de la généralisation sophiste s’est donc souvent emparée de beaucoup d’interprètes qui se voulaient ou se prétendaient savants.

            Imaginez un peu le choc que pouvait constituer le premier contact d’un blanc avec un groupe ethnique nu, alors qu’un autre était habillé comme chez nous, mais avec des vêtements différents des nôtres, ou la découverte de la magie, des fétiches, et des sacrifices, chez les uns, et de l’islam chez les autres

            En ce qui concerne les premières impressions des blancs, nous avons la chance de disposer de beaucoup de récits de voyageurs, d’explorateurs, de missionnaires et d’officiers. Les mêmes récits nous donnent aussi quelquefois une version des premières impressions des noirs au contact des premiers blancs, une sorte de représentation réciproque par truchement, fiable ou pas.

            Comme nous l’avons déjà vu, les blancs avaient une représentation ancienne des noirs, une image très contrastée selon les époques, et les témoignages. Des images  non représentatives du monde noir, des mondes noirs, car il convient toujours de rappeler que l’Afrique est un vaste continent. Hier, comme aujourd’hui, toute image « noire », sortie de son contexte de date, de lieu, et d’origine, est par nature caricaturale, et donc fausse.

            Avant les explorations géographiques, les aventures missionnaires, et la conquête coloniale elle-même, les blancs avaient donc une image un peu folklorique de l’Afrique, faite de témoignages de côtiers, et surtout par le truchement de noirs ou de blancs qui connaissaient peu de choses sur l’hinterland.

            Que dire alors des noirs, lorsqu’ils découvrirent les premiers blancs ? Dans les chapitres consacrés à Mage et à Péroz, l’occasion nous a déjà été donnée d’avoir un aperçu de ces premiers contacts, mais le témoignage du capitaine Toutée est plein d’intérêt à ce sujet.

       Premier contact de Toutée avec les Mahis

            Toutée est chez les Mahis :

            « Ce qui contribuait à les tranquilliser, c’est qu’ils savaient qu’étant déjà pourvu je ne venais pas chercher femme chez eux. Comme ils ne se mettent en campagne que pour conquérir des femmes, ils comprenaient difficilement que je fusse venu pour autre chose. Mahmadou leur avait déjà dit que non seulement j’en avais une, mais que je voyageais avec son portrait et qu’au moyen du fil (le télégraphe) je lui parlais tous les soirs. Comme ils m’en parlaient à leur tour, je leur montrai les photographies que je portais sur moi et ils échangèrent longtemps leurs impressions. « Est-il vrai que tu n’aies qu’une femme ? – Oui – C’est sans doute que les femmes blanches coûtent très cher, plus cher que les nôtres ? – Oh, oui – ça se comprend, elles sont bien plus jolies. Et le tout petit, pourquoi n’est-il pas sur le même papier que les autres ? – C’est sa mère qui a voulu. – Alors, c’est comme chez nous, vous aimez mieux le dernier venu. – oui, tant qu’il est tout petit. – C’est comme chez nous.

            J’eus ensuite avec eux une longue conversation sur les choses agricoles ; ils apprirent avec intérêt que j’avais deux cents moutons et que lors de mon départ un grand nombre d’entre eux étaient malades parce qu’il avait plu dessus. – Tout cet échanges d’idées insignifiantes  avait pour but et eut en grande partie pour résultat  de me faire considérer par eux comme un être humain semblable à eux et accessible à toutes idées de sens commun, et non un sorcier vivant de maléfices et de son commerce avec les loups-garous, ce qui – chacun le sait – est le propre des blancs.     En revanche la séquestration de Béhanzin ne fut pas bien comprise. Non seulement les Mahis n’avaient jamais vu la mer, (le cas de votre serviteur avant dix huit ans), mais ils n’ont pas la notion de ce qu’est une île, et Abdul, pour leur expliquer, ayant fait avec le doigt un petit cercle autour duquel il étendit les bras pour figurer l’immensité des flots, ils crurent que Béhanzin se tenait toujours debout sur un espace aussi étroit que celui qu’Abdul avait dessiné. L’infortuné leur apparut comme une sorte de saint Jean le Styliste malgré lui, et le supplice qui lui était infligé leur sembla d’une malice véritablement diabolique.

            C’est le lendemain, dans les conversations sans fin qui revenaient au sujet du déporté de la Martinique, que j’appris la fausse notion qu’ils s’étaient faite de sa situation et j’ai noté le fait pour montrer un exemple, combien les notions les plus simples – un prisonnier dans une île – exigent en réalité de connaissances acquises étrangères à des hommes relativement intelligents et civilisés. » (p.90)

      A Savé, le roi Achémou

          Lors de son passage à Savé, où il fut fort bien accueilli par le roi Achémou, un Nago, Toutée rapportait une observation intéressante recueillie à l’occasion de l’une de ses rencontres avec le roi :

            « Enfin, je n’ai pas pu savoir s’il partageait la croyance de la plupart des noirs, qu’il faut éviter de croiser son regard avec un blanc sous peine d’être ensorcelé. Cette croyance est si répandue et si profondément enracinée, que j’ai connu des gens incontestablement braves, auxquels elle donnait une physionomie timide et irrésolue tout à fait en désaccord avec leur valeur réelle. » (p.101)

            Longues conversations avec le même roi :

            « Nous passâmes de longues heures ce soir-là et le lendemain à parler de la France, des femmes, des enfants, des domestiques, des chevaux, de l’agriculture, et du service militaire. » (p.103)

            Et toujours la même curiosité des noirs à l’égard des blancs qui campaient momentanément dans leur village ou cité.

 A Gobo, Toutée notait :

            « Rien ne se passa d’extraordinaire dans la soirée, sauf l’arrivée subite par diverses ruelles donnant sur notre camp de cavaliers isolés, toujours la lance au poing et toujours au galop. Nous nous installâmes pour dîner dans la cour du chef et tous vinrent, pendant notre repas, satisfaire leur curiosité, relativement soit à nos personnes, soit à nos mets, soit à notre vaisselle.

            Comme on parlait de la chaleur intense qu’il avait fait dans la matinée, et de l’absence de lune qui nous interdirait de partir de trop bonne heure, quelqu’un avança qu’un blanc avait autrefois prédit une éclipse de lune aux gens d’Abeokouta. Je leur dis alors qu’il y en aurait une le 10 mars, et que si vers cette époque ils voyaient repasser par leur pays quelques uns de mes enfants, ils devaient les traiter comme les fils d’un homme qui ne se trompe pas. » (p.122)

  A Tchaki

            «  Eh bien, il y avait si peu de résidence et de médecins anglais à Tchaki, qu’un de nos plus grands ennuis dans cette ville fut l’obsession continuelle de la foule, laquelle n’avait jamais vu de blanc. (p.259) »

       L’accueil et l’hospitalité

        Le roi d’Abomey

      Au début de son voyage, le capitaine rendit visite au roi Abogliagbo, à Abomey, car comme il l’expliquait :

            «  J’avais un intérêt majeur à connaître ce potentat, car pour voyager dans les pays noirs, il est d’usage qu’on soit accompagné d’un « récadère » du roi, sorte d’introducteur qui vous « présente » aux autorités locales des pays traversés. Tout inconnu qui entre dans un village sans y être annoncé par le roi ou sans être accompagné par un récadère du roi, est par là même suspect. Il est tout d’abord et justement suspect de ne pas avoir fait de cadeaux au roi : or ces cadeaux représentent tout simplement nos droits de douanes. A de rares exceptions près, les rois n’entretiennent pas de douaniers aux frontières de leurs Etats, la perception de leur maigres droits serait trop onéreuse. Ils prescrivent simplement que quiconque se présente pour entrer vienne les voir ou en demande la permission. Le cadeau reçu directement, sans aucun grappillage d’intermédiaire, entrera tout entier dans le trésor royal, ce qui n’est pas le cas de tous les impôts dans des pays plus civilisés.

            Le voyageur qui s’est vu, suivant la formule consacrée, ouvrir les routes de la frontière à la capitale, se les voit fermer s’il veut continuer sa route sans que le roi ait reçu un cadeau suffisant, et dès lors, sans qu’on se livre à des coupables violences, il est simplement boycotté partout où il va, et ne trouve nulle part personne qui veuille entrer en relations avec lui, même à prix d’or, même pour lui donner un épi de maïs ou un verre d’eau. C’est la condamnation à mort par oubliette en plein air ou par prétérition.

            Quand le roi ne se contente pas d’ « ouvrir les chemins » au voyageur, mais qu’il veut l’honorer particulièrement, il remet au récadère chargé de l’introduire auprès de ses sujets, un bâton royal. C’est une baguette de 50 centimètres de long avec bec de cane argenté.

            Ce bâton est un symbole représentant le roi lui-même, et sa personne est censée être présente là où est présent son bâton. C’est là un usage général dans les pays dahoméens, mahis, ou nagos, et à Allada notamment, le roi envoyait chaque matin son bâton se présenter au résident (de la colonie) à l’heure du rapport »  (p.68)

            L’accueil n’était pas toujours aussi formaliste, mais presque toujours sympathique.

       Chez le roi de Papa

            Toutée notait l’hospitalité exceptionnelle du roi de Papa, dès son arrivée :

            «  Pendant qu’il me demandait des nouvelles de mon voyage, des esclaves qui étaient massés derrière la ligne des notables apportaient près de ma tente des paniers d’œufs, des monceaux d’igname, de bananes et de papayes, attachaient des chèvres et des poulets...

            Pendant qu’il parlait, je vis mes porteurs qui buvaient dans de grandes jarres disposées à l’avance sous les grands arbres et remplies d’eau par les femmes du village.

            Je ne crois pas que dans aucune des villes de France, avec la population la plus sympathique, les autorités les plus zélées, le service d’intendance le plus habile, une troupe de l’importance de la mienne puisse être en moins de temps, à moins de frais, avec plus de discrétion féconde, mieux satisfaite dans tous les besoins d’installation et d’alimentation, reçue en un mot avec plus de correction et de dignité que nous le fûmes dans cette bourgade de Papa…. Le lendemain matin, il nous restait tellement de vivres que nous ne pouvions les emporter. (p.172)

      Chez le roi de Kitchi

            Un autre exemple de l’hospitalité locale, à Kitchi :

            « Mon séjour à Kitchi fut donc fort assombri par la maladie des deux seuls Français qui fussent encore avec moi.

             En revanche c’est à Kitchi que j’ai reçu l’accueil le plus expansivement sympathique de tout mon voyage… »

       Le capitaine réussit à faire signer par le roi un traité d’allégeance, et la signature de ce document fut l’occasion d’une grande cérémonie officielle et populaire :

            «  Quand j’arrivai chez le second roi (le premier étant impotent), il ne me donna pas le temps de descendre de cheval, m’envoya quelqu’un pour me faire ranger mes fanfaristes à droite et à gauche et s’avança au milieu de cette haie, suivi de ses serviteurs et de six femmes en grande toilette. Il esquissait un pas de danse et arrondissait les bras en cadence avec la musique, derrière lui, ses suivants et suivantes l’imitaient.

            Toute cette petite cérémonie était si bien machinée qu’il n’y avait pas la moindre place pour le ridicule, et au bout de quelques instants, au milieu de l’enthousiasme général, mes clairons et tirailleurs se mirent à danser pour leur compte, en accord avec les exécutants de Kitchi. » (p.184)

    Le sauvetage de la mission par les villageois de Garafiri :        

            Une dernière anecdote : à son retour, le capitaine Toutée descendait en pirogue le cours du bas Niger, en direction de la côte, lorsque sa pirogue chavira en franchissant une série de récifs, de rapides, et de chutes. :

            «  Vingt cinq mètres plus loin, la pirogue revient à la surface, complètement débarrassée par les lames de tout ce qui la chargeait. Nous suivons l’épave à la nage. Au bout de 300 mètres environ, frappé sous l’aisselle gauche par une pointe de rocher, je perds un instant la respiration et coule à fond. Ressaisi par mes laptots et ramené à la surface, je reprends connaissance et me dirige, rive droite, vers les branches d’un arbre près duquel le courant nous pousse… »

            Les trois groupes de pirogues du capitaine sont isolés en pleine nuit, sur le fleuve. Le capitaine grimpe sur la berge et trouve un sentier qui le conduit vers un village à onze heures du soir. Il s’agissait du village de Garafiri.

            « Le chef et les notables, aussitôt réveillés, accoururent, me frottant avec des étoffes sèches, me gorgeant de bière chaude et de nourriture et me prodiguant les marques de leur compassion et de leur admiration. Ces manifestations amicales auxquelles chaque nouvel arrivant se croyait obligé de procéder, durèrent toute la nuit. Vers trois heures, nous partîmes avec 200 bateliers munis de leurs pagayes… A midi, tout mon monde sain et sauf, tous mes bateaux, dont deux représentés par quatre morceaux, étaient rendus à Garafiri. Tout le village, hommes et femmes, s’employait à nous remettre en état de naviguer : vingt quatre heures après, nous repartions. » (p.324)

  Et au sujet de la construction des pirogues :

            « Les gens d’Ilo sont, comme ceux de Boussa, de remarquables bateliers, et bien que le calme de leurs eaux ne leur ait point donné l’occasion d’acquérir au même degré de sang-froid et d’intrépidité de leurs frères installés sur les rapides, on y trouverait peut-être plus de ressources en batellerie qu’à Boussa même. Cela tient à ce qu’il existe auprès d’Ilo une forêt d’arbres à bois très dur, très favorable à la construction de pirogues. Le type de grandes pirogues que j’ai rencontré à Boussa et qui circule de Saye à Rabba, est en effet originaire d’Ilo. Ces pirogues portent facilement de trois à cinq tonnes, et, ainsi que vous pourrez vous en assurer en lisant mon rapport spécial sur ce point, elles exigent pour leur construction un art personnel consommé de la part du charpentier. Il n’y a pas en France quatre ouvriers d’art sur cent qui soient capables d’un pareil travail. Cette industrie est moins développée à Boussa, où elle est d’importation récente, car les frères Lander (des explorateurs anglais)  ne parlent que de pirogues en tronc d’arbres, et certes, s’ils avaient vu une seule pirogue du modèle de celles que nous utilisons, ils n’eussent pas manqué de le signaler. » (p.272)

     Hospitalité, mais aussi propreté

      Fermière peuhl et fermière bretonne 

     Péroz avait évoqué le bain des Nausicaa du pays malinké, Toutée met en scène le talent et la propreté de la fermière peuhl :

            «  Tandis que la paysanne bretonne tient son étable et sa laiterie presque aussi malproprement que l’auge où elle mange elle-même, et voit cailler son lait presque aussitôt qu’il est trait, la femme peuhl, depuis avant que Pasteur fût né, traite son produit suivant les règles de la plus rigoureuse antisepsie. Parfaitement propre de sa personne, elle lave encore ses mains et le pis de la vache à l’eau chaude avant de la traire. Les calebasses dont elle se sert, pourtant si altérables par la matière dont elles sont faites (des demi-courges à écorce dure), sont tenues indemnes de tout germe malsain. Elle les passe à l’eau bouillante avant et après chaque usage. Le rebord de ce vase est garni chaque jour d’un lait de chaux qui forme une bordure blanche jusqu’au niveau que doit araser le liquide. Ce badigeon immaculé protège le bord de la tasse contre le contact des doigts et des lèvres ; les mouches évitent de s’y poser pour descendre au lait et sont ainsi réduites à faire un plongeon ou à s’abstenir. Enfin, dès que le lait est trait, il est mis dans l’endroit le plus frais de la case, recouvert d’une tresse légère, qui laisse passer l’air sans permettre l’accès des poussières ni des insectes.

            La conséquence de ces soins est celle-ci : que dans un  pays où la température parait rendre la conservation du lait impossible, on peut en boire le matin, à midi et le soir. Inversement, en Bretagne, où la température de l’été est une des plus fraîches de France, le lait s’aigrit beaucoup plus vite. Si on en demande dans une ferme, on se voit servir un plat de caillé, et la Bretonne s’étonne de votre désir, remettant au moment de la traite l’heure fugitive où l’on boit du lait doux, comme si, le propre du lait était d’être aigri.

            On trouvera peut-être surprenante cette digression sur le produit des vaches, mais comme je dois la vie à la propreté et à l’intelligence des femmes peuhls, que beaucoup de blancs la leur doivent ou la leur devront comme moi, je pense que ceux-là au moins trouveront le sujet intéressant pour eux. (p.151)

  Propreté aussi de beaucoup de villages :

 

      A Abomé :

            « Les villages dahoméens sont si propres et si bien tenus que le roi peut les parcourir tous sans avoir à redouter pareille occurrence. (mettre le pied sur un fétu de paille ou un brin d’herbe, auquel cas les plus grands malheurs étaient à redouter)

             Déjà en entrant à Abomé, le jour de la prise de cette capitale, nos camarades avaient admiré l’extrême propreté de la voirie. S’il en était ainsi dans les jours désastreux où la monarchie croulait et où chacun fuyait la capitale envahie, qu’on juge ce qu’il devait en être à la cour du roi en ce jour de fête.

            Combien il serait à souhaiter que les maires de certains de nos villages – voire de nos villes importantes – puissent s’inspirer des principes de propreté édilitaire en vigueur dans l’ancien royaume de Behanzin ! Dans ce malheureux pays, ruiné par la guerre et par les mesures de dévastation systématique que le vaincu, avec une inlassable ténacité, opposait pied à pied à l’invasion, on aperçoit partout des ruines, mais pas un immondice.

            L’histoire ne dit pas que Rostopchine ait passé sous revue les maisons de Moscou, et ait fait cirer tous les parquets avant d’ordonner l’incendie, tandis qu’il semble qu’avant de mettre le feu à sa case chaque femme dahoméenne ait eu soin de faire le ménage à fond. Maintes fois, je suis entré en France dans des maisons villageoises et, arrivant le matin, j’y ai trouvé les enfants ébouriffés et chassieux, le lit défait, les hardes en tas dans la chambre, le balai en mouvement ou en suspens. La meilleure ménagère a de ces moments dont elle s’excuse et dont on l’excuse : je n’ai jamais surpris un intérieur dahoméen dans ce désarroi passager. »

        A Iloua          

      Le lecteur doit toutefois savoir que ce tableau d’une propreté idyllique n’était pas toujours le cas dans le nord du pays :

            « Iloua a bien le caractère de toutes les villes nagotes : population nombreuse et grouillante, laborieuse et affairée. Mais on voit que nous sommes loin du Dahomé. La propreté laisse à désirer » (p.138)          

           Combattants et cannibales

            Et Toutée de donner son opinion sur les combattants dahoméens :

            «  Nous nous sommes longtemps laissé représenter les sujets de Gleglé et de Béhanzin comme d’affreux cannibales indignes de toute estime… il fallait à ce petit peuple des qualités militaires peu ordinaires (cinquante cinq jours de combat presque ininterrompu). Ce n’est pas le seul courage individuel qui permet d’obtenir de tels résultats, il faut en outre une instruction et une organisation qui soient susceptibles d’en tirer parti, il faut que l’esprit de solidarité, de discipline, et de dévouement au roi ou au pays soit développé à un point que les institutions sociales et militaires réputées les plus solides et les plus perfectionnées ne sont pas sûres de procurer aux Etats les plus civilisés. (p.73)

     Des mondes noirs moins souriants

      Les esclaves et les captifs

            Pour utiliser une expression populaire, ne tournons pas autour du pot.

            Les premiers blancs que nous avons cités comme témoins d’un monde noir qu’ils ont fréquenté entre 1860 et 1900, ont tous relevé que la traite des noirs existait bien en Afrique de l’ouest, comme elle avait déjà existé auparavant pour alimenter la traite négrière transatlantique.

            Comme nous l’avons déjà indiqué, et au risque de se répéter, Il est possible de disserter sur le sens du concept « captif », car il est vrai que la condition de captif couvrait beaucoup de situations concrètes, aussi bien celle du conseiller du prince, de chef de guerre, de griot, de paysan auprès d’un maître, sorte de serf chez son seigneur, ou de domestique de la famille. A la base, il s’agissait bien d’une condition de serf à seigneur, et quand il y avait capture, il s’agissait souvent d’esclaves promis à la vente.

            Les trois témoignages de Mage, de Péroz, et de Toutée, font état de la présence de beaucoup de captifs dans les contrées traversées, ainsi que de convois de captifs ou d’esclaves.

            Le lecteur a relevé dans le récit de Toutée, la présence d’esclaves à la cour du roi de Papa, mais aussi l’accueil magnifique que ce dernier réserva au capitaine.

            D’où venaient ces captifs ?  Des guerres que tel ou tel roi local lançait pour capturer de nouveaux captifs, conservés ou vendus comme esclaves, car la vie humaine avait un prix tarifé et connu sur les marchés.

       De Tchaourou  à Tchaki 

       Sur son itinéraire de Tchaourou à Tchaki, le capitaine notait :

       « Je veux parler de la capture des noirs destinés à l’esclavage et des atrocités qui accompagnent cette opération.

            Les captures d’esclaves sont faites en Afrique soit par des expéditions à portée restreinte entre peuplades voisines, c’est le genre dahoméen, soit par des entrepreneurs de capture qui ne font que cela toute leur vie et organisent au travers de l’Afrique entière la capture d’abord, la caravane d’exportation ensuite : c’est le monde arabe. Dans l’un et l’autre cas, la capture cause la destruction radicale du village qui est attaqué. On sait que les hommes libres seraient difficiles à emmener au loin en caravane : ils seraient tentés de se sauver ou de se révolter, donc on les tue. Dans beaucoup de guerres de peuplades à peuplade, on leur coupe une jambe, ce qui revient au même. Les Dahoméens s’offraient le luxe de les transporter à dos d’homme jusque dans leur capitale et attendaient un jour de fête pour les exécuter. Ainsi faisaient les Romains ; d’ailleurs dans toute l’antiquité l’extermination du peuple vaincu était la règle.

            On tue également ceux des enfants et des vieillards qui seraient incapables de supporter la marche. Puis on organise une caravane pour emmener le reste, dont les femmes forment la majorité. On charge ces malheureux du maigre butin qu’on a pu faire en plus d’eux, et leur calvaire commence…

            Un chiffre a été donné et admis, c’est qu’il meurt en route les deux tiers de ces malheureux, soit de faim, de soif ou de fatigue, soit égorgés parce qu’ils ne peuvent plus suivre.

            Comme on a déjà tué les deux tiers de la population au moment de la capture, on voit qu’une opération qui concerne 100 têtes, en tue 89 pour en livrer 11 au marché. Encore ceux qui survivent, comme ceux qui succombent, ont-ils tous subi un martyre épouvantable.

            Et ce ne sont pas là propos de femme sensible et il n’y a pas que les âmes tendres que le récit de souffrances pareilles infligées à une notable partie de l’humanité, doive émouvoir et exaspérer…

            Que nous empêchions les peuplades soumises à notre dévolu de se faire la guerre entre elles pour se prendre des hommes, cela va de soi ; que nous les garantissions des guerres que les autres pourraient leur faire dans la même intention, cela n’est pas beaucoup plus difficile. Moyennant quoi des pays à moitié déserts se repeupleront, ceux qui sont simplement habités grouilleront de monde et nous aurons laissé à nos successeurs la plus grande richesse qu’on puisse souhaiter sur une terre fertile, c'est-à-dire n’en déplaise à Malthus, des hommes. (p.162)…

                                         Première Partie

           

 

 

 

 

 

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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 11:33

 

Chapitre 4

 

1886-1887 : Péroz vers le Niger et l’Empire de Samory à Bissandougou

 

Un deuxième témoignage « blanc » sur le monde noir de l’Afrique Occidentale (1886-1887)

 

A titr(e d’information complémentaire, j’ai publié, en 2011, un livre consacré au capitaine Péroz, dont le titre était « Les confessions d’un officier des troupes coloniales »

Niger (Samory). Guyane (Dreyfus). Tonkin (Dé-Tham)

 

Une carte

 

 

            Lorsque  le capitaine Péroz exécuta la mission que lui avait confiée le lieutenant-colonel Gallieni, sur instruction du Ministre de la Marine et des Colonies, à savoir, négocier un traité de protectorat avec l’Almamy Samory, et donc se rendre dans le Ouassoulou, jusqu’à Bissandougou, siège de son pouvoir, le capitaine avait déjà acquis une bonne connaissance du monde noir, mais en qualité d’officier combattant.

 

            En 1884, il avait guerroyé sous les ordres du Commandant Combes, contre les sofas de Samory, et s’était illustré, à la fin de 1884 et au début de 1885, en défendant le nouveau fort de Niagassola contre les sofas de l’Almamy.

             Au printemps 1886, il avait accompagné le capitaine Tournier auprès de Samory pour négocier un traité de protectorat que la France n’estima pas satisfaisant. Améliorer et compléter ce premier accord fut donc la mission  du capitaine Péroz.

 

            Il intervenait donc dans les affaires du Haut Sénégal dans une tout autre qualité que celle de soldat, et c’est tout l’intérêt de sa contribution à la connaissance du monde noir, et notamment celui de Samory, dont l’histoire et l’organisation politique étaient alors quasiment inconnues.

            Ce sont donc les observations recueillies au cours de sa mission qui nourrirent le récit de l’ouvrage intitulé « Au Soudan », publié chez Calmann - Lévy, en 1889.

 

            La topographie de l’explorateur et ses cartes

           

            Le capitaine Péroz était accompagné du lieutenant Plat chargé de toute l’intendance de la mission, et en particulier de l’établissement des cartes :

            «  L’arrivée au campement, alors que tout le monde se repose des fatigues de la marche, il faut qu’il traduise sur la carte notes et observations et qu’il passe la soirée penché sur sa table, suant sang et eau par quarante degrés de chaleur, à dessiner son itinéraire. Tel est au moins le rôle de l’explorateur consciencieux qui veut rapporter de ses voyages un carte sérieuse et non des itinéraires faits d’approximation et destinés à être controuvés à chaque contrôle ultérieur… Aussi les résultats topographiques de la mission dépassèrent-ils tout ce qu’on pouvait espérer. Ce jeune officier y joignit en outre un précieux album de vues, croquis et types, saisissants de vérité, qui pourront aider puissamment à la connaissance du pays mandingue. (p.107) »

 

            De son côté, le docteur Fras, outre l’ample mission d’informations scientifiques recueillies, enrichissait la collecte de la mission par des photos.

 

            L’habitat

 

            Relevé des pistes, description des paysages, géographie aussi de l’habitat. L’auteur consacrait de nombreuses pages à la description des habitations de Nafadié, la ville, sainte du Mandingue musulman :

            «  On y voit encore les ruines de la gigantesque mosquée construite il y a une cinquantaine d’années par le roi Kankan-Mahmadou, qui venait chaque année y faire ses dévotions pendant le rhâmadan… Elle a été incendiée, en 1873, par Nassikha-Madhi, frère de Samory, pendant le siège qu’il fit de cette ville.

            Les maisons, dans cette région, sont beaucoup plus confortables que dans le Haut Sénégal et le Soudan français. Elles se composent, comme sur la rive gauche du Niger, d’une muraille circulaire en pisé couverte d’un chapeau conique ; mais elles sont beaucoup plus spacieuses. Nombre d’entre elles ont un étage séparé du rez-de-chaussée par un plancher en bambous très bien ajustés et couvert d’argile durcie…(336)

 

            Et Péroz de décrire en détail l’aspect et la composition de ces habitations dans les pages qui suivaient.

 

            De même, il s’attardait sur la merveille du pont du  Bangalanko :

 

            « Les indigènes ont jeté sur le Bangalanko, - que nous avons à franchir avant d’atteindre Bangalan puis Diangana où nous camperons, - un pont qui est une véritable merveille dans son genre. A ce point, la rivière, large de 50 mètres, coupe, à une profondeur de 5 mètres, dans des berges taillées à pic, le tuf ferrugineux du sous-sol. De grands arbres ont poussé au milieu de son lit, qui demeure presque à sec une partie de l’été ; d’autres ont cramponné puissamment leurs racines dans les fissures des parois verticales des berges. C’est sur leurs maîtresses branches que les habitants de Bangalan ont installé leur pont.

            A l’aide d’un enchevêtrement inextricable de bois de toutes longueurs et de toutes grosseurs, ils ont établi une sorte de tablier sur lequel un lit de fascines a été placé ; puis des menus branchages ; enfin sur le tout trois couches alternatives d’argile durcie et de paille…(342)

           

L’accueil  et l’hospitalité

 

            Péroz  constatait que l’hospitalité était une coutume bien ancrée dans les mœurs malinké et une règle de vie fidèlement appliquée dans la plupart des villages du Soudan traversés, en tout cas dans les zones où la paix civile régnait.

            A Kankan, il relevait :

            « Pendant la journée, de tous les villages voisins, et ils sont nombreux, il nous arrive des dons de tout genre qui dénotent la grande richesse du pays en céréales, en légumes diverses et en troupeaux.

            Un des bœufs qui nous fut ainsi offert, magnifique taureau noir, vraie bête de sacrifice, était d’une nature tellement sauvage qu’il faillit mettre à mal plusieurs hommes de mon camp. » (347)

            Urbanité des rapports, palabres de salutations, échange traditionnel de cadeaux, telles étaient souvent les caractéristiques de ses rapports avec les chefs et notables de villages.

 

            A son arrivée à la frontière des Etats de Samory, sur les rives du fleuve Niger, le capitaine lui adressa un courrier pour l’aviser de sa présence et de son désir de le rejoindre à Bissandougou pour l’entretenir.

            « Il est d’usage, dans le Soudan, que lorsqu’un chef se présente sur les confins des possessions d’un autre prince, il adresse à celui-ci quelque cadeau de bienvenue. Pour me conformer à cette coutume, je mets à profit l’occasion que me présentent ces diulhas (les colporteurs traditionnels du pays) pour prier l’un d’eux de se détacher de la caravane et d’aller à Bissandougou ; il y fera hommage à l’almamy, de notre part, d’un fort joli fauteuil pliant couvert de dorures, à fond de soie brodée, que nous transportions comme une châsse depuis notre départ de Kayes

            Comme on le voit, nous n’avions rien négligé pour faire sous d’excellents auspices une prompte entrée dans les Etats du conquérant malinké. Néanmoins, nous attendîmes neuf longs jours une réponse de lui. (323) »

 

            Comme en atteste l’exemple ci-après, les échanges entre blancs et noirs n’étaient pas uniquement verbaux, contrairement à ce que certains croient à tort : les chefs noirs les plus importants, adeptes de l’islam, avaient à leur disposition des lettrés arabes capables de rédiger leur courrier en arabe. Tel était le cas de Samory, lequel adressa  sa réponse au capitaine Péroz. Cette missive est intéressante à lire : elle donne une idée du style fleuri, tout imprégné d’images tirées du Coran, qu’employaient les malinkés érudits.

            Voici en quels termes elle était conçue :

 

            « Louange à Dieu, qui nous a donné la faculté d’écrire au capitaine Péroz, qui est loin de nous.

            Nous appelons les bénédictions de Dieu sur son prophète.

            Cette lettre, c’est nous qui l’écrivons, almamy Khébir. Nous adressons mille saluts au capitaine Péroz. Que ces salutations lui soient plus douces que le miel et le sucre ; qu’elles aillent à notre ami dont la vue réjouit nos yeux, dont la présence est douce au cœur comme le fruit du tamarinier et en chasse le chagrin…

            Nous sommes heureux, très heureux de son arrivée auprès de nous. Nous avons hâte de le voir. Que notre ami vienne vite. Qu’il vienne vite. Car, auprès de nous, tout lui viendra à bien.

            Salut ! » (326) 

 

            Les captifs

 

            Alors que la traite négrière était interdite et encore combattue sur le plan international, elle continuait à exister en Afrique occidentale. Tous les récits de cette époque l’attestent, et le capitaine Péroz confirmait à cet égard les observations que Mage avait faites plus de quarante ans auparavant.

 

            Passant à Kita, Péroz notait :

            «  Les captifs, qui sont la grande marchandise d’échange du Soudan, y abondent et se vendent à une portée de fusil du fort. L’autorité ferme les yeux sur ce trafic, car nous n’arriverons à repeupler le pays qu’en autorisant, pendant plusieurs années encore, les caravanes à se débarrasser de leurs captifs sur notre territoire où ils deviennent des agriculteurs, et des hommes libres après une génération. » (185)

 

            L’auteur racontait encore :

            «  Au moment où nous nous engageons sous les bois au milieu desquels coule le ruisseau Kolamini où nous allons camper, nous nous croisons avec une caravane de quarante cinq captifs allant à Kita. Ce sont surtout des femmes et des enfants. Ces derniers gambadent insouciants autour de leurs mamans et paraissent peu affligés de leur sort. Les femmes, sauf les plus vieilles, sont chargées d’un ballot de noix de kola ou de pains de beurre de karité.

            Hier à Goubanko, nous avons vu une caravane du même genre ; toutes deux viennent du Ouassoulou. » ( l’Etat de Samory).(209)

 

            Sans nous attarder, pour le moment, sur ce sujet sensible, signalons que beaucoup dissertent sur la signification du mot captif, et de la situation des captifs au Soudan, en faisant valoir que le captif n’avait rien à voir avec l’esclave, et que sa condition était en définitive assez proche de celle de nos serfs du Moyen Age. Ils précisent aussi que beaucoup de captifs ou d’anciens captifs jouaient un rôle important auprès des chefs, comme Mage l’avait déjà noté. C’est vrai, mais il n’en reste pas moins qu’en parallèle, il existait bien alors un commerce des esclaves, c’est à dire une traite négrière. Il n’était non moins vrai que beaucoup des guerres locales étaient tout simplement motivées par la razzia de nouveaux captifs.

 

            Les mœurs, les coutumes, la philosophie de la vie des Malinkés

 

                        « A notre arrivée, nous fûmes fort étonnés de leur paresse et des difficultés que nous éprouvions à secouer leur torpeur, même en leur faisant espérer une rétribution très élevée du travail que nous leur demandions. Cependant, les causes de cette apathie étaient facilement visibles.

            A la façon dont ils envisageaient la vie, ils n’avaient rien à désirer lorsqu’ils possédaient une case, une ou deux femmes, un fusil, quelques captifs, une vache, de rares moutons et assez de mil dans leurs greniers pour préparer le couscous quotidien, et de temps à autre, une calebasse de dolo (bière de mil). Leur grand luxe était un morceau de guinée ou de calicot transformé en boubou et jeté par-dessus les vêtements que les captifs leur avaient tissé à leurs moments perdus ; une couverture légère dans laquelle ils se roulaient la nuit, et avec laquelle ils paradaient aux grands jours, constituait le summum du confort.

            Les Européens de même que tous les peuples civilisés cherchent à amasser beaucoup d’argent…

            Mais les jouissances de la civilisation, les besoins qu’elle crée sont inconnus du Malinké. La maison est parfaite lorsque, comme toutes les cases voisines, elle se compose d’un cylindre de terre battue couverte d’un chaume pointu…

            Que lui donnerons-nous en échange des labeurs et des peines que nous lui imposerons ? De l’argent : mais qu’en ferait-il ? Lorsqu’avec quelques centaines de francs, il aura atteint le maximum de son ambition en devenant chef de cases avec le modeste train de vie que je viens de dire, à quoi emploierait-il le surplus ? Le fondra-t-il et en ferait-il des bracelets ? Malgré son amour pour cet ornement, il ne peut cependant s’en couvrir de la tête aux pieds. Acheter des captifs ? Depuis que nous sommes maîtres chez lui, ils deviennent introuvables.

            Aussi, béatement couché sur son tara (lit), il passera ses journées à fumer ou à priser le tabac récolté dans son enclos ; le soir, sous « l’arbre » en compagnie des fortes têtes de l’endroit, il devisera bien tard en buvant du dolo et en regardant les jeunes gens danser et se divertir devant une grande flambée de paille et de brindilles. Son existence s’écoulera de la sorte douce et tranquille, et elle ne sera remplie que par un seul désir, celui de vivre longtemps ainsi sans qu’aucun tracas, aucun souci ; vienne le tirer de sa douce torpeur. » (137)

 

            L’auteur faisait remarquer que le Malinké n’avait pas du tout la même notion du temps que les blancs.

            «  Pourquoi donc s’inquiéter ?

            Que les blancs soient les bienvenus! La terre est assez grande pour tous. Mais qu’ils ne nous demandent rien ; surtout pas de travail, pas de soucis ; qu’ils ne nous jettent pas toujours le fastidieux « demain » à la tête, et nous laissent notre quiétude. (138)

            Le temps n’est rien pour les indigènes, les distances peu de choses. (200) »

 

            Un tableau peut être un peu caricatural, car les observations de l’auteur sur la qualité des cultures qu’il rencontra lors de  son parcours, témoignaient au moins autant du labeur d’une partie de la population.  A l’approche du fleuve Niger, il décrivait l’état florissant des cultures et leur variété, riz, maïs, coton, tabac, karité, fruit du travail d’une population fort laborieuse. Il notait aussi que la qualité du riz n’avait rien à envier au riz « caroline », et que « beau… le maïs l’est incontestablement plus que celui de France. » (250)

 

            Les femmes

 

            Le récit de Péroz est particulièrement intéressant à leur égard.

            « Au tournant de la route, notre attention est attirée par de sonores coups de hache s’abattant sans relâche sur les arbres voisins. Ce sont des femmes de Kita, jeunes et vieilles, qui font leur provision de bois pour préparer le repas de leurs maris qui, je le parierais volontiers, somnolent béatement sur le seuil de leur porte, la pipe aux lèvres, se réchauffant aux douces caresses du soleil levant.

            La femme malinkèse est très rarement maltraitée, peu rudoyée, et la qualité de mère la fait respecter à l’égal d’une madone ; toutefois  aucun labeur, même les plus durs, ne lui est épargné. Elle occupe peu de place au foyer où le maître de la maison la considère simplement comme la mère de ses enfants et une domestique de confiance, soumise et résistant aux plus rudes fatigues. Cependant, les femmes des chefs de cases riches (chefs de famille) n’ont généralement guère d’autres occupations que la culture et l’arrosage des jardins. Ce travail est encore assez pénible, à cause de la façon rudimentaire dont on puise l’eau avec une calebasse dans les puits, mais enfin, c’est le seul, avec la préparation de la nourriture du maître.

            Malgré ces travaux manuels nombreux, elles sont toujours, et sur elles-mêmes et sur leurs vêtements, d’une propreté parfaite. Chaque jour, aux heures de la sieste, alors que leurs maris somnolent à l’ombre, vautrés dans la poussière, elles vont au ruisseau voisin, mettent bas tout leur vêtement, et se lavent à grande eau. Puis elles nettoient leurs vêtements et le linge de la maison, non sans s’asperger encore une fois, alors que ce travail est terminé.

            Tout étranger, arrivant à midi près d’un village peut voir se renouveler à son profit la scène de Nausicaa et de ses suivantes, quittant leurs gais ébats dans l’onde pour courir au devant du voyageur altéré, et, dans leur précipitation à étancher sa soif, oubliant de remettre leurs vêtements qu’elles avaient étendus sur l’herbe pour les faire sécher.

            Les ablutions continuent le soir dans les jardins après l’arrosage. Et c’est un spectacle vraiment curieux et d’un très vif coloris que celui que présentent au coucher du soleil, ces femmes et ces jeunes filles nues, les bras levés, inondant de l’eau de leurs calebasses leurs corps de bronze se profilant nettement sur le rouge ou le bleu tendre du couchant, encadré par une végétation sombre et épaisse toute dentelée d’un étrange feuillage. (198)

 

            Les  diulhas

 

            A l’occasion de son voyage, le capitaine Péroz rencontra à maintes reprises des caravanes de diulhas, comme nous l’avons déjà vu en évoquant le problème des captifs. Il était en effet obligé d’emprunter les seules pistes qui existaient alors.

            La corporation des diulhas jouait alors un rôle majeur dans l’ensemble du commerce soudanais entre le sahel et la côte atlantique, sortes de marchands de gros qui affrétaient des caravanes pour acheminer leurs marchandises, produits (sel, bestiaux, mil, or ou kola) ou captifs.

            Il convient d’indiquer au lecteur qu’au tout début de sa vie, Samory partagea la vie des diulhas.

            «  A peine en route, nous avons rencontré une longue procession de marchands colporteurs, diulhas, suivis de leurs femmes. Pendant que ces messieurs marchent tout à l’aise, les mains ballantes, le large chapeau sur la tête et le fusil sur l’épaule, la crosse en arrière, leurs épouses ploient sous le faix d’énormes fardeaux placés en équilibre sur leurs têtes : les bébés qu’elles allaitent, et dont presque toutes sont pourvues, sont soutenus sur les reins de leurs mères par une large bande d’étoffe ; ils ballottent endormis deçà delà, leurs petites têtes crépues rejetées en arrière, dans un balancement cadavérique. C’est ici la coutume ; foin de galanterie ! Aux hommes les doux loisirs, aux femmes, les pesants fardeaux, les durs labeurs, sans que les devoirs conjugaux soient en rien amoindris.

            Les malheureuses n’ont même pas la ressource de la coquetterie pour amadouer leurs tyrans : un morceau d’étoffe enroulé autour des reins, quelques verroteries au cou et de l’ambre dans les cheveux relevés en forme de cimier constitue tout leur accoutrement. Quant aux hommes, dans les pays malinkés de la rive gauche du Niger, diulhas ou paysans, chef ou pauvre, voici comment ils s’habillent.

            Les coiffures sont de trois sortes : chapeau, bonnet ou turban…

            La pièce principale du vêtement est une sorte de blouse très ample, sans manches, descendant jusqu’à la ceinture ou jusqu’aux genoux, suivant les ressources de chacun ; elle est blanche, bleue ou jaune… Le pantalon, jusqu’au Niger, a l’apparence d’une jupe de zouave raccourcie jusqu’au-dessus du genou… La chaussure se compose uniformément d’un cothurne fait d’un morceau de peau de bœuf découpé d’après la forme du pied et de lanières qui le retiennent au cou de pied et au talon…

            Si les vêtements, surtout pour les femmes, sont d’une simplicité exemplaire, en revanche les bagues, les bracelets, les morceaux d’ambre, les verroteries de toute sorte font une large compensation à la légèreté du costume. »

 

            L’Empire de Samory

 

            A l’occasion de la défense du fort de Niagassola contre les sofas de Samory,  au cours de l’hiver 1884-1885, le capitaine Péroz avait déjà eu l’occasion de se faire une opinion sur son armée, et  de recueillir des informations sur le nouvel empire, car son origine historique ne datait que des années 1870. Sa mission lui donna la possibilité de confirmer certaines de ses impressions, mais surtout de découvrir toutes les facettes de l’organisation politique et militaire des Etats de l’Almamy.

            Il en relata tout d’abord l’histoire, une création qui devait beaucoup aux qualités exceptionnelles de Samory, de chef et de combattant. Déjà la légende de ses conquêtes, de ses faits d’armes, alimentait les chroniques orales de tout le Soudan. Le rôle qu’on attribuait à sa mère Sokhona parait cette saga de toutes les vertus humaines.

 

            De magnifiques cultures

            Arrivé à proximité du chef lieu de Bissandougou, Péroz fut très favorablement impressionné par l’état des cultures de l’Almamy :

            « Le 13 février nous couchons à Sana : et enfin, le lendemain, à peine en marche, nous entrons dans les cultures particulières de l’almamy-émir. Elles s’étendent sans discontinuité jusqu’à 15 kilomètres au-delà de Bissandougou, couvrant une superficie de 200 kilomètres carrés, entièrement cultivés. Une population de plusieurs dizaines de mille habitants est employée à ces cultures, et elle les entretient d’une façon vraiment remarquable. De distance en distance, à côté de bouquets de bois respectés à dessein, on a construit d’innombrables greniers. A l’ombre des arbres, des cases proprettes et de vastes gourbis sont aménagés pour abriter l’almamy lorsqu’il vient visiter ses propriétés.

            A dix heures, nous arrivons dans un de ces refuges qui nous a été assigné comme dernier campement, avant de faire notre entrée solennelle à Bissandougou.

            Les cases et les vérandas ont des proportions gigantesques et sont construites avec un soin extrême ; le sol est partout recouvert d’un fin cailloutis très doux sous le pied et qui le préserve de tout contact avec la terre. Ce campement est abrité du soleil par l’épais feuillage de hauts ficus, qui y entretiennent une fraîcheur délicieuse. Tout autour et à perte de vue, s’étend un immense champ cultivé avec un soin presque inconnu en France, à l’exception de celui apporté communément au jardinage proprement dit. Pas un brin d’herbe ne pointe entre les pousses de riz, mil, maïs, patates, kous, ognons, niambis, diabrés, haricots,, coton, indigo ou autres plantes ; chaque espèce particulière est séparée des autres par de larges chemins bien entretenus et, dans chaque carré, le terrain est préparé d’une façon différente, appropriée à l’espèce plantée. (p,354) »

 

            Une très brillante réception

            A Kankan, le capitaine avait été accueilli en fanfare par le fils préféré de l’Almamy, Karamoko.  Nous évoquerons plus loin le personnage et le rôle que la France voulut lui faire jouer auprès de son père et de sa cour, à l’occasion du voyage qui fut organisé à son intention à Paris, mais surtout pour donner à son père le témoignage de notre puissance.

 

            Sa réception de Bissandougou fut éclatante. Elle était à l’image de la puissance et de la richesse de Samory.

            « A peine sommes-nous installés qu’une dizaine de cavaliers arrivent à fond de train sur nous. Ils sont vêtus de rouge et précédés du chef des griots de l’almamy, armé d’un splendide arc d’apparat orné de bandes d’argent ciselé et en peau de fauve. Il est coiffé d’un bonnet de fourrure en forme de mitre, terminé par derrière par une longue bavette qui descend jusqu’à sa ceinture ; son vêtement de cuir souple, curieusement ouvragé de mille mosaïques aux couleurs vives, son pantalon en drap pourpre rayé de bandes de peau de panthères lui font un costume aussi bizarre que lui seyant bien ; ses mains, ses bras et ses jambes sont littéralement couverts de bijoux qui bruissent avec un cliquetis argentin à chacun de ses gestes dont il scande ses paroles.

            En passant devant nous, il saute à terre sans arrêter son cheval, et, après s’être prosterné, le front touchant le sol, il se relève et nous parle au nom de son maître dont il est le héraut, tandis que ses cavaliers, qui ont arrêté leurs chevaux dans leur galop furieux, gardent derrière lui une immobilité de statue. » (p,354)

            Nous invitons le lecteur curieux à se reporter au texte lui-même qui décrit avec beaucoup de couleur et de précision la cour de l’almamy, les logements, l’entourage, Samory lui-même, son armée et ses nombreuses femmes.

 

            Un royaume puissant

 

                        Le capitaine découvrait donc  un royaume riche, puissant, et bien organisé, sur le plan politique, judiciaire, et militaire. Par comparaison, la cour d’Ahmadou décrite par Mage faisait triste figure.

            Péroz fut légitimement impressionné à la fois par l’accueil fastueux dont il bénéficia, et surtout par tous les signes qui lui étaient donnés d’une organisation politique et militaire qui fonctionnait bien, et qui n’avait rien à voir avec ce que les blancs connaissaient ailleurs.

 

            Péroz fut un des rares blancs à fréquenter longuement la cour de Samory et le personnage lui-même, et il fut un des rares officiers aussi à préconiser une recherche d’entente avec l’almamy. Péroz ne cachait toutefois pas que le pouvoir de l’almamy s’exerçait souvent par la terreur, et qu’une certaine cruauté ne lui répugnait pas toujours, même quand il s’agissait de très proches. Accusant son fils Karamoko de trahison, il le fit enfermer et mourir de faim.

 

            Le capitaine avait enfin glané des informations sur la situation de l’Islam dans les Etats de Samory. La religion qu’il tentait d’implanter dans des territoires encore attachés à l’animisme était relativement modérée, accommodante avec les anciennes croyances.

            «  L’almamy-émir est chef des croyants et interprète le Coran, dont les préceptes ne paraissent pas préoccuper outre mesure ses sujets. Il est aidé dans cette tache par un jeune marabout, élève des Trarzas, très doux et fort tolérant, dont il a fait son guide spirituel ; grâce à ce conseiller, aussi intelligent qu’aimable, la tolérance est à l’ordre du jour dans l’empire… La seule obligation à laquelle l’almamy contraint strictement les principaux de ses sujets est l’envoi régulier de leur fils à l’école. (414)

           

            Enfin pourquoi ne pas noter une certaine condescendance dans certaines observations, car le capitaine Péroz, comme tous ses pairs de l’infanterie de marine, était convaincu que la civilisation occidentale était supérieure aux civilisations noires de son époque ?

Toutefois, ses carnets d’exploration ou de campagnes ne contiennent aucun mépris de sa part, aucun racisme, se bornent donc à une sorte de description technique, comme savaient le faire les bons officiers.

            Le lecteur doit savoir aussi que tous les récits de campagne de Péroz, au Soudan, au Tonkin, et dans le territoire Niger-Tchad, portent la marque d’une grande objectivité, d’un grand respect de l’autre, lorsque dans son comportement, il ne heurtait ni son humanisme, ni sa morale.

Jean Pierre Renaud     Tous droits réservés

 

 

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1 février 2024 4 01 /02 /février /2024 16:31

              Première partie

Premiers regards blancs sur le monde noir

Chapitre 3

 

Mage à la découverte du fleuve Niger et de l’Empire d’El Hadj Omar : 1864-1866

Un premier témoignage «  blanc » sur les Noirs de l’Afrique occidentale inconnue par un officier explorateur

Une carte

       Les préliminaires

       Lorsqu’en 1863, le gouverneur du Sénégal, Faidherbe choisit Mage pour une mission d’exploration de l’Afrique de l’Ouest et de diplomatie auprès de l’Almamy El Hadj Omar à Ségou, sur le Niger, Mage était très jeune, il n’avait que 26 ans.

       Il fit partie de la cohorte des jeunes officiers de marine qui furent les acteurs très actifs des explorations et des nouvelles conquêtes coloniales de la Troisième République à la fin du XIXème siècle.

Rappelons pour mémoire que, jusqu’en 1893, ce fut le ministre de la Marine qui gouverna les colonies, et ses officiers y jouèrent les premiers rôles. L’esprit conquérant de la marine, la très grande liberté d’initiative que la marine de l’époque, avec de longues périodes de perte de contact complet avec le commandement et le monde dit civilisé, contribuaient à forger de forts caractères d’officiers, et donc d’explorateurs, habitués à la solitude et à ne compter que sur eux-mêmes.

       Lors de sa mission, Mage n’eut aucune nouvelle de sa famille pendant deux ans. A l’époque, aucune communication rapide n’était possible, notamment en Afrique ; à titre d’exemple, le gouverneur Faidherbe adressa une lettre à Mage le 15 août 1864, qu’il ne reçut que le 31 octobre de la même année.          

                             Mage eut un destin tragique puisqu’il mourut  le 18 décembre 1869 dans le naufrage du navire qu’il commandait, la Gorgone, au large de Brest. Il n’avait que 32 ans.

                             Quand il fut désigné pour cette mission d’exploration, il avait déjà fait le tour du monde, passant des côtes du Brésil à celles de la Polynésie et de la Nouvelle Calédonie, et acquis aussi une expérience de guerre navale en mer Baltique, pendant la guerre de Crimée.

                             En 1854, il fut affecté à la Station navale des Côtes Occidentales d’Afrique.

                             « Le rôle de cette station est multiple : elle réprime la traite clandestine, qui survit des Rivières du Sud au Gabon, et ravitaille et soutient les petites garnisons de Casamance, de la Côte d’Or et de Libreville… Chaque officier de bord peut aussi, selon les circonstances, être commandant de bord, officier de troupe, arbitre de différents commerciaux ou diplomate auprès d’un chef indigène…                             

         De 1856 à 1858, Mage, à bord des avisos le Dialmath et l’Akba assure tous ces services, s’initie à toutes ces tâches. En 1857, il participe à sa première négociation africaine : son nom figure parmi les signataires du traité imposé par Vallon aux chefs du Rio Cassini, et assurant la souveraineté de la France sur cet estuaire (25 mai 1857). Le Rio Cassini sera plus tard cédé au Portugal. » (Saint .Martin).

                             Mage connaîtra à peu près tous les bâtiments de la flottille de la station, composée principalement d’avisos. L’état de ces avisos était déplorable. En juillet 1859, il prit le commandement intérimaire du Podor que le commandant de la station locale décrivait ainsi :

       « Le Podor, 64 hommes, 2 canons, 70 CV.

       Etat de délabrement complet : son pont est à changer, ses murailles à consolider, sa carène à réparer, sa chaudière à mettre à terre pour la restaurer. » (SM).

       Faidherbe mettait à rude épreuve équipages et avisos en multipliant les opérations amphibies auxquelles Mage participa au moins à deux reprises, dans le Sine et à Guémou.

 

  Ce fut toutefois à l’occasion d’une première mission d’exploration dans le Tagant, au sud de la Mauritanie, vers Chinguetti et Tichit, que Mage découvrit, pour la première fois, sa vocation d’explorateur. Dans certains cercles coloniaux de France, on rêvait encore d’une liaison par rail entre l’Algérie et l’Afrique occidentale, et cette mission s’inscrivait dans cette perspective imaginaire, illusoire.

                    Sa mission en pays maure ne fut pas un succès :

                            « Couvert de vermine, il arriva enfin à Matam le 22 janvier 1860, ayant parcouru en 43 jours plus de 800 kilomètres dans un pays alors totalement inconnu des Français, et qui devait encore attendre une quarantaine d’années avant d’en voir passer d’autres. » (SM)

       Mage confirmait qu’une liaison avec l’Algérie serait très difficile, sinon impossible. Sa fréquentation des maures ne lui laissa pas une bonne impression. Son récit relevait, entre autres,  que les maures entretenaient des relations dominatrices avec les noirs.

                        N’auraient-t-elles pas été « coloniales » avant l’heure ?

En 1860, il remonta à cheval la rive gauche du Sénégal jusqu’aux chutes de Gouïna. Ses quinze jours d’excursion équestre lui permirent de reconnaître les premières étapes de son voyage de 1863.

 Description résumée du déroulement de la mission

La France du Deuxième Empire de Napoléon III avait renoué avec les traditions de l’Ancien Régime, en se lançant dans de nouvelles conquêtes coloniales, en Algérie, en Cochinchine, et au Sénégal, avec Faidherbe.

La mission du gouverneur Faidherbe

.       Le gouverneur    du Sénégal poursuivait alors son objectif de pacification du Sénégal et de création de postes militaires tout le long du fleuve Sénégal, jusqu’à Médine, dans la proximité du futur Kayes, à la frontière du Haut Sénégal, aujourd’hui Mali.

       Faidherbe avait confié une mission très ambitieuse à Mage : « Votre mission consiste à explorer la ligne qui joint nos établissements du Haut Sénégal avec le Haut Niger, et spécialement avec Bamakou. »

        Faidherbe avait désigné Mage en qualité d’ambassadeur de la France auprès d’El Hadj Omar, en le chargeant de négocier un  traité d’alliance et de commerce avec ce dernier. L’objectif principal du gouverneur semblait bien être le développement du commerce.

       Mage était naturellement porteur d’une lettre officielle qui l’accréditait comme ambassadeur auprès du souverain noir.          

Il est intéressant de noter que la mission d’exploration confiée à Mage s’inscrit dans l’évolution historique de ce type de missions, une transition entre l’exploration des amateurs, tels que Mungo Park ou Caillé, et celle des professionnels, des officiers formés à l’observation scientifique et aux comptes rendus rigoureux. Une transition d’autant plus rapide que la conquête coloniale succéda à l’exploration géographique.

Faidherbe avait combattu El Hadj Omar dans le bas Sénégal et l’avait rejeté vers le Haut Sénégal et le Niger, où il s’était récemment installé dans sa nouvelle capitale de Ségou. El Hadj Omar avait déclaré la guerre aux Keffirs, les infidèles, mais nous reviendrons plus loin sur la signification de ce type de guerre, car il avait fort à faire, sur le Niger, avec les adversaires redoutables qu’étaient les royaumes bambaras du bassin du Niger. Mage arriva d’ailleurs à Ségou, résidence d’Ahmadou, alors que son père luttait contre les Bambaras. L’incertitude qui plana sur son sort, mort ou vivant, et sur l’issue de la nouvelle campagne de guerre qu’il avait entreprise contre Sansanding, et le royaume  du Macina fut vraisemblablement une des causes des atermoiements de son fils Ahmadou dans sa négociation avec Mage.

Faidherbe allait jusqu’à recommander à Mage de descendre le Niger, s’il en avait la possibilité, et en visionnaire, entrevoyait déjà la navigation de canonnières françaises sur ce même fleuve.

+ Saint Louis le 12 octobre 1863, et y fut de retour le 18 juin 1866, après des aventures qui durèrent trente mois, dont vingt sept passés en quasi semi-captivité à Ségou, après avoir affronté de très grandes difficultés et avoir été l’otage des multiples atermoiements d’Ahmadou, le fils d’El Hadj Omar, nouvel empereur du royaume de Ségou.

     En 1847, Anne Raffenel, prédécesseur de Mage, n’avait pas réussi à atteindre le Niger. Il avait exploré la Falémé et le Bambouk, et  connu la même expérience de captivité, mais cette fois chez les Bambaras, les ennemis irréductibles des Toucouleurs. Il publia également le récit de ses aventures, et s’attacha à donner une des premières descriptions des armées Bambaras.

       Le voyage de Mage avait au moins permis de lever une sorte de secret qui pesait sur le sort de son père, encore vivant ou mort, à la suite de combats avec ses opposants Bambaras, car il était effectivement mort.

 En modeste équipage, le 1er décembre 1863, il quitta Médine, terminus de la navigation saisonnière sur le fleuve Sénégal, et  le « monde blanc », « face à face avec l’inconnu », car il s’agissait bien de cela.

Il fit rapidement connaissance avec l’exubérance de la faune sauvage des premiers contreforts du Haut Sénégal, singes, caïmans, hippopotames, antilopes et lions.

Pour atteindre le fleuve Niger, qu’il toucha à Yamina, le 22 février 1864, il passa tout d’abord par Bafoulabé, au confluent des vallées du Bakhoy et du Bafing, un des premiers européens à y parvenir, puis par Koundian, Kita, et le Kaarta.  Le 2 février 1864, il n’avait déjà plus de café et de sucre, et écrivait alors : « Si seulement j’avais un morceau de pain ! »

       Il prit rapidement la mesure des affrontements passés et persistants entre les Toucouleurs d’Ahmadou et les Bambaras, entre les royaumes et confédérations de villages conquis par l’Islam, et ceux, notamment Bambaras, animistes et fétichistes qui lui résistaient.

     Il sollicita l’autorisation de pénétrer dans les Etats d’El Hadj Omar, car Mage se rendit rapidement compte qu’on reconnaissait son autorité dans une grande partie du Haut Sénégal, mais au fur et à mesure de son séjour, il en découvrit aussi les limites et la fragilité.

                                   Dans son équipage modeste, Mage réussit à rejoindre assez rapidement le Niger, alors qu’il n’y avait pas de piste, ou seulement des pistes tracées par des caravanes d’esclaves ou de produits locaux convoyés par des Dioulas, sel, noix de kola, or, peaux, tissus, mil, ou bétail...

       Avec le chirurgien de marine Quintin

       Mage était accompagné d’un jeune chirurgien de Marine, Quintin, une précaution très utile, pour ne pas dire vitale, compte tenu des épidémies et maladies qui régnaient dans ces contrées. Ils furent donc deux blancs à partager une aventure assez exceptionnelle.

       Lors de ce voyage, Quintin fit des prodiges en matière de soins des indigènes, notamment à Ségou.

       Leur escorte, réduite à dix noirs, tous choisis par Mage, pour les avoir eus à son service de marin, disposait de trois chevaux, de deux mules et de quatorze ânes pour transporter matériel, bagages, et cadeaux, car ils savaient qu’il leur faudrait distribuer beaucoup de cadeaux pour faciliter les relations de la mission avec les autorités locales, chefs de villages, de confédérations, ou rois.  Ils emmenaient également avec eux, cinq bœufs, destinés à assurer une partie de leur subsistance.

       Mage emportait enfin un canot Berton démontable, et une charrette, deux matériels que les natifs du  Haut Sénégal découvraient pour la première fois.

       Une photographie complète du Haut Sénégal des années 1864-1866

       Une première remarque : deux sources ont été exploitées, le récit paru dans la Revue le Tour du Monde, sorte de résumé du récit beaucoup plus complet, notamment sur le plan de l’histoire africaine, publié dans le livre de plus de six cents pages, paru chez Hachette en 1868.

       Une deuxième remarque d’ordre méthodologique : les descriptions de géographie physique, les relevés topographiques, sont propres au voyageur qui en est l’auteur, et ne risquent guère de souffrir d’un quelconque préjugé « blanc », alors qu’il peut en être autrement dans la description des mœurs, et surtout des croyances. Mais nous verrons, sans céder à la tentation anachronique, que le préjugé « blanc » ne parait pas imprégner la plupart des observations.

       Quant à l’histoire racontée des peuples rencontrés, il est évident qu’il s’agissait d’un recueil des « traditions » contées dans les villages traversés, souvent par des griots spécialisés dans sa transmission orale.

       Il nous faut donc à présent nous en rapporter au récit du voyageur, et tenter de relever parmi les très nombreuses observations faites, celles qui nous paraissent les plus intéressantes dans le contexte historique de l’époque.

Que voit-il ? Que fait-il ? Quel accueil les noirs lui réservent-ils ? Que dit-il ?

       Un géographe et topographe minutieux       

       Le récit constitue un véritable précis de géographie physique, humaine, économique et politique du Haut Sénégal de l’époque.

       Chaque jour, il relevait les positions géographiques de sa route (« la loi que je m’étais fixée de ne jamais passer trois jours sans remettre au net le lever que je faisais chaque jour »), l’altitude des villages traversés, établissait la carte de son itinéraire, traçait les contours du relief, faisait des croquis de personnages ou de villages, décrivait enfin les paysages, souvent d’ailleurs dans des termes élogieux.

       A Ouakha, il traverse une forêt de rôniers magnifiques et une plaine de toute beauté. (p.55)

       Géographe, topographe, ethnologue, mais aussi diplomate, toujours soucieux de solliciter une autorisation d’entrée et de passage dans les différents royaumes africains, mais aussi pour y établir son campement, lors de ses haltes dans chaque village.

       Pour entrer dans chacun de ces Etats ou des confédérations de villages, il fallait traverser une frontière, palabrer pour obtenir une autorisation, s’acquitter d’un cadeau pour entretenir une relation de confiance avec chacune des autorités locales.

       Dès son entrée dans les Etats d’El Hadj Omar, Mage fit connaissance avec la réalité de ses pouvoirs, chaque chef de village s’assurant que le voyageur blanc serait bien accueilli par le souverain.

                            L’hospitalité noire

                                                 Le récit témoigne de la remarquable hospitalité que lui ont manifestée la quasi-totalité des chefs noirs rencontrés, chacun rivalisant avec l’autre pour lui offrir généreusement, qui, lait, boisson, Oh ! Combien précieuse alors ! Pour la santé des blancs, bœuf, mouton, poulets, œufs, lait, et semoules diverses pour les deux blancs et leur escorte.

                            Il faut citer à ce sujet le passage de la mission à Firia, le 11 janvier 1864 :

                            « Le guide nous déclara que nous étions à Firia, et les ruines d’un grand village vinrent à l’appui de cette assertion. Mais qu’était devenu ce village ? La montagne était haute de cent mètres au moins ; nous ne pouvions penser à la franchir ce même jour… La nuit ne tarda pas à venir, et vers onze heures du soir, nous fûmes réveillés par un décor féerique : la montagne devant nous était illuminée. La nuit était noire, une centaine de torches éclairait les escarpements ; quelques ombres humaines mises en relief par la lumière animaient ce tableau. Je ne me lassais pas de l’admirer : c’était le village de Firia, bâti sur le haut de la montagne qui venait nous apporter à souper : trente calebasses de mets du pays pour les hommes, et, pour nous deux poules, des œufs, et un panier de mil pour les chevaux. »

                            Hospitalité étroitement liée à un échange quasi-diplomatique de cadeaux de courtoisie entre blancs et noirs, comme la coutume semblait aussi exister entre les noirs eux-mêmes. La mission avait bien pris soin d’emporter avec elle une grande quantité de cadeaux de toute sorte, notamment des tissus et des articles de Paris.

                            Le voyageur notait la coutume du « souper habituel qui est presque une obligation envers le voyageur », souper quelquefois exceptionnel : le chef du village de Tiefougoula lui offrit un superbe bœuf pour son souper, à Tamboula, le chef marabout lui donna également un boeuf. Ce dernier avait été en Sierra Léone et  « connaissait les blancs qu’il aimait. » A Ouakha, le chef lui offrit un cabri et un abondant repas de couscous pour ses hommes.

       Une curiosité noire débordante          

       Les explorateurs découvraient également, mais avec beaucoup plus de réserve, la curiosité débordante des villageois lorsqu’ils plantaient leur campement, à l’exemple de Banamba, village de Soninkés.

         « Deux notables vinrent me souhaiter la bienvenue et tentèrent en vain d’éloigner la foule qui m’entourait de cercles concentriques et multipliés. Peu après, le chef revint en personne de son excursion et n’eut pas plus de succès. La foule s’éloignait à sa voix, puis revenait bientôt. Je pris alors un moyen héroïque, je les aspergeai d’eau. Mes hommes allaient en chercher aux puits du village, qui avaient neuf brasses de profondeur, et je la leur jetais à la figure. Les noirs craignent l’eau autant que les chats ; par ce moyen, j’obtins un peu de tranquillité. Dans une ville d’Europe, un étranger qui agirait ainsi serait écharpé. Là-bas, personne ne songea à s’en formaliser, et j’y gagnai peut-être en considération…

  Toujours est-il que le chef ne lui en tint pas rigueur, puisqu’il lui offrit « un mouton gras avec une calebasse de riz pour mon souper, du bois pour le faire cuire et deux grandes calebasses de mil pour les animaux. »

       En 1847, Raffenel, cité plus haut, avait éprouvé le même type de désagrément :

  « Je n’eus pas, il est vrai, les mêmes louanges à donner à ses administrés. Les uns, avec tous les signes d’un profond étonnement, m’examinaient en détail : mes mains, mon visage, mes cheveux surtout, excitaient leurs réflexions qui se traduisaient par des rires et des lazzis ; les autres plus hardis, touchaient ma barbe et mes cheveux et faisaient aussitôt part de leurs impressions à leurs voisins ; d’autres encore, plus hardis, délégués sans doute par des observateurs plus subtils, allèrent jusqu’à mouiller leurs doigts et à les passer sur ma peau pour bien s’assurer qu’ils n’étaient pas dupes d’un artifice .(p.99-R)

       Au long de son parcours, Raffenel ne reçut pas toujours l’accueil hospitalier réservé à Mage, mais il rencontra surtout des difficultés chez les peuplades maures.

       Mage décrivait les traits géographiques des régions traversées, la beauté de certains paysages, des régions souvent prospères économiquement, lorsque les luttes mortelles entre Toucouleurs et Bambaras ne les avaient pas ruinées. Il notait souvent que beaucoup de leurs cultures variées, mil ou riz, n’avaient pas à rougir de la comparaison avec celles de notre pays.

       Notre voyageur, puisqu’il dénommait de cette façon ses semblables, les explorateurs, s’attardait sur la description des mœurs et des croyances.

                                                       Il est naturellement frappé par l’importance des mots, du langage, de la palabre dans tous les sens du terme, palabre diplomatique, mais aussi palabre de sociabilité à l’occasion des salutations qui durent,  et qui durent beaucoup pour un occidental. L’usage des belles paroles : lorsqu’un noir saluait un autre noir,  il s’enquérait longuement de la santé de tous les membres de la famille, et la famille était nombreuse.

                                                                                 Partout, il rencontrait des chefs de village dont l’autorité était plus ou moins étendue, dans une myriade de villages, et faisait connaissance avec les griots, à la fois bouffons, musiciens, conseillers des chefs et des princes, et souvent d’extraction captive. Comme nous l’avons déjà noté, ces griots jouaient aussi un rôle important dans la « tradition », la transmission de l’histoire locale.

                                                                                       Les griots

                                                           A l’occasion de son trop long séjour à Ségou, il fit connaissance avec plusieurs griots de la cour d’Ahmadou, «  Dialy Mahmady, griot de la cour, poète lauréat dans toute l’acception du mot ; capable de chanter pour n’importe qui, et de faire de la musique sur une grande guitare mandingue pendant toute une journée, pour obtenir un cadeau…. Un autre de mes visiteurs fut Soukoutou, griot également, mais griot esclave, et néanmoins le plus grand seigneur de Ségou. Non seulement sa maison, située près de celle d’Ahmadou, étonne par le style de sa construction, mais dans son habillement, dans ses manières, il y a un cachet de propreté et même de luxe et de douceur qui surprend de la part d’un noir qui n’a jamais vu de blancs… C’était un de mes plus gros acheteurs, et il payait à terme, très régulièrement pour Ségou. » (p.86)

                                                           Pour pouvoir subsister, Mage avait emporté avec lui des marchandises qu’il vendait pour assurer sa subsistance.

       Il décrivait les marchés, en particulier ceux de Ségou, où il séjourna de longs mois, beaucoup trop à son goût, condamné à attendre l’autorisation de quitter le Niger, au bon plaisir d’Ahmadou, et le rôle des marchands dioulas, les organisateurs de caravanes de sel, de noix de kola, de tissus, mais aussi de captifs.

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