Toutée en mission de Cotonou à Gaya, sur le Moyen Niger: 1894-1895
Troisième témoignage d’un homme « blanc » sur les hommes du monde noir de l’Afrique occidentale
Carte
Dans le chapitre relatif à la problématique des premiers échanges entre monde « blanc » et monde « noir », nous avons déjà fait appel au témoignage du capitaine Toutée : ce dernier relativisait beaucoup les témoignages qu’il était possible de recueillir, selon qu’il s’agissait du monde noir de la côte ou de celui de l’hinterland, que personne ne connaissait alors.
Polytechnicien et artilleur, le capitaine avait déjà fait connaissance avec le monde colonial, mais un monde très différent de l’Afrique, celui de l’Asie, en Indochine, dans les années 1880.
La mission Toutée
La mission confiée au capitaine s’inscrivait dans la compétition que les puissances européennes avaient engagée dans toute l’Afrique pour conquérir le maximum de terres africaines, qu’elles considéraient, avec beaucoup d’hypocrisie, comme n’appartenant à personne, c'est-à-dire des « res nullius », sous les prétextes de la civilisation ou de la liberté du commerce.
Dans le cas de Toutée, il s’agissait de délimiter les zones d’influence française et anglaise entre le Dahomey, récemment conquis, et la Nigéria, et notamment de pouvoir s’assurer d’un point de navigation français, sur le Niger, au sud des chutes de Boussa.
Le lecteur doit savoir que la Nigéria avait la particularité d’avoir été concédée par le gouvernement britannique à une compagnie à charte, privée, la Royal Niger Company, à laquelle l’armée britannique apportait, étrangement et officiellement, son concours.
Pour atteindre son objectif, Toutée avait pour instruction de ne pas emprunter le cours inférieur du Niger, d’ailleurs navigable, en grande partie sous contrôle britannique, et de gagner par la nouvelle colonie du Dahomey, le cours moyen du fleuve dans la région de Boussa.
« L’itinéraire devait tenir compte de la ligne provisoire de démarcation des zones d’influences française et anglaise, qui va en suivant le méridien d’Adjarra, jusqu’au neuvième parallèle.
Au nord de ce parallèle, aucune attribution de territoire n’avait encore été faite à des puissances européennes, de sorte qu’une fois parvenue à l’extrémité nord du couloir formé par les deux méridiens qui bordent le Dahomé, la mission avait liberté de manœuvre pour gagner le fleuve en se tenant le plus près possible du neuvième parallèle.
Tout le long de cet itinéraire, elle devait chercher à nouer des relations avec les chefs des pays traversés, afin d’assurer une ligne continue de territoires soumis à notre autorité depuis la côte jusqu’au point du fleuve où nous arriverions. – Des postes devaient être établis là où ils seraient nécessaires pour consolider ou affirmer notre influence.
Ce nouvel itinéraire rendait très problématique le succès de la mission en tant qu’exploration hydrographique du Niger…
Dans ces conditions, on ne pouvait guère espérer que, parvenue par le plus grand des bonheurs à travers les sentiers de ces différents pays, à plus de 600 kilomètres de son point de départ, affaiblie dans ses organes de direction par la maladie des blancs… la mission fût encore en état d’entreprendre une navigation de quelque étendue sur le fleuve. » (page .XX)
Le déroulement de la mission
« Le 17 novembre 1894 au soir, mes instructions étant signées, je prenais congé du ministre, et, le 18, je partais en compagnie du lieutenant de réserve de Pas pour Marseille, où nous devions embarquer le 20. »Le capitaine embarqua sur le vapeur l’Isly pour Dakar, et Cotonou, où il devait débarquer pour accomplir sa mission. Le port disposait déjà d’un warf qui permettait de franchir l’obstacle de la barre, permanent sur cette côte, tout en obligeant passagers ou marchandises, à l’embarquement ou au débarquement, à être transbordés par un panier, du wharf au bateau et inversement.
Le monde noir de la côte :
« Pendant des centaines et des milliers de kilomètres nous rencontrerons dans l’intérieur des noirs de toutes races. Ils nous recevront plus ou moins amicalement, plus ou moins agréablement ; nous trouverons des gens plus ou moins intelligents, plus ou moins irrésolus ou barbares, mais à, 50 kilomètres de la mer, nous perdrons de vue l’état social, anormal, et monstrueux qui règne à la côte. Pendant tant de jours désormais, nous vivrons dans un monde si raisonnable, qu’on nous reprocherait de quitter, sans en signaler quelques traits, le pays des folies moricaudes que nous ont décrit tous les auteurs de notre jeunesse. Tous leurs récits venaient de capitaines anglais - négriers pour la plupart - qui n’avaient jamais quitté leur bateau. Ces navigateurs nous ont donné des noirs l’idée qu’ils en avaient et qui était exacte pour ceux de la côte. » (p.47)
Le capitaine passa par l’ancienne capitale du roi Behanzin, Abomé, puis par Tchaourou, Tchaki, pour arriver au Niger, le 13 février 1895, où il fonda le nouveau poste d’Arenberg.
Arrivé sur le fleuve, il fit la reconnaissance des chutes de Boussa, situées plus au nord, une reconnaissance qu’il poursuivit en direction de Tombouctou, jusqu’à Saye, Farka, et Kirotschi. Il eut alors maille à partir avec les Touaregs qui dominaient cette zone.
Toutée revint alors à Arenberg pour rejoindre Cotonou, Porto Novo, et la France, en naviguant sur le Niger.
« J’étais arrivé à Arenberg épuisé, l’absence de quinine et de laudanum m’ayant causé des séries de crises dont chacune m’affaiblissait d’autant. » (p.332)
« Enfin, le 3 août 1895 à six heures du soir, je grimpais joyeusement les fondrières de la place Amiral-Cuverville et faisais ma rentrée à Porto Novo. » (p.338)
Il convient de rappeler que le poste d’Arenberg fut en définitive abandonné à l’occasion de négociations anglo-françaises qui suivirent, la France obtenant alors que sa colonie du Dahomey touche le fleuve Niger à Gaya.
La thématique des observations
Monde blanc et monde noir : regard, impressions, images réciproques
C’est un sujet difficile, que celui de la représentation réciproque que pouvait avoir tel ou tel blanc et tel ou tel noir de l’autre, lors des premiers contacts, de la découverte mutuelle d’êtres et de croyances étranges.
La tentation de l’anachronisme et de la généralisation sophiste s’est donc souvent emparée de beaucoup d’interprètes qui se voulaient ou se prétendaient savants.
Imaginez un peu le choc que pouvait constituer le premier contact d’un blanc avec un groupe ethnique nu, alors qu’un autre était habillé comme chez nous, mais avec des vêtements différents des nôtres, ou la découverte de la magie, des fétiches, et des sacrifices, chez les uns, et de l’islam chez les autres
En ce qui concerne les premières impressions des blancs, nous avons la chance de disposer de beaucoup de récits de voyageurs, d’explorateurs, de missionnaires et d’officiers. Les mêmes récits nous donnent aussi quelquefois une version des premières impressions des noirs au contact des premiers blancs, une sorte de représentation réciproque par truchement, fiable ou pas.
Comme nous l’avons déjà vu, les blancs avaient une représentation ancienne des noirs, une image très contrastée selon les époques, et les témoignages. Des images non représentatives du monde noir, des mondes noirs, car il convient toujours de rappeler que l’Afrique est un vaste continent. Hier, comme aujourd’hui, toute image « noire », sortie de son contexte de date, de lieu, et d’origine, est par nature caricaturale, et donc fausse.
Avant les explorations géographiques, les aventures missionnaires, et la conquête coloniale elle-même, les blancs avaient donc une image un peu folklorique de l’Afrique, faite de témoignages de côtiers, et surtout par le truchement de noirs ou de blancs qui connaissaient peu de choses sur l’hinterland.
Que dire alors des noirs, lorsqu’ils découvrirent les premiers blancs ? Dans les chapitres consacrés à Mage et à Péroz, l’occasion nous a déjà été donnée d’avoir un aperçu de ces premiers contacts, mais le témoignage du capitaine Toutée est plein d’intérêt à ce sujet.
Premier contact de Toutée avec les Mahis
Toutée est chez les Mahis :
« Ce qui contribuait à les tranquilliser, c’est qu’ils savaient qu’étant déjà pourvu je ne venais pas chercher femme chez eux. Comme ils ne se mettent en campagne que pour conquérir des femmes, ils comprenaient difficilement que je fusse venu pour autre chose. Mahmadou leur avait déjà dit que non seulement j’en avais une, mais que je voyageais avec son portrait et qu’au moyen du fil (le télégraphe) je lui parlais tous les soirs. Comme ils m’en parlaient à leur tour, je leur montrai les photographies que je portais sur moi et ils échangèrent longtemps leurs impressions. « Est-il vrai que tu n’aies qu’une femme ? – Oui – C’est sans doute que les femmes blanches coûtent très cher, plus cher que les nôtres ? – Oh, oui – ça se comprend, elles sont bien plus jolies. Et le tout petit, pourquoi n’est-il pas sur le même papier que les autres ? – C’est sa mère qui a voulu. – Alors, c’est comme chez nous, vous aimez mieux le dernier venu. – oui, tant qu’il est tout petit. – C’est comme chez nous.
J’eus ensuite avec eux une longue conversation sur les choses agricoles ; ils apprirent avec intérêt que j’avais deux cents moutons et que lors de mon départ un grand nombre d’entre eux étaient malades parce qu’il avait plu dessus. – Tout cet échanges d’idées insignifiantes avait pour but et eut en grande partie pour résultat de me faire considérer par eux comme un être humain semblable à eux et accessible à toutes idées de sens commun, et non un sorcier vivant de maléfices et de son commerce avec les loups-garous, ce qui – chacun le sait – est le propre des blancs. En revanche la séquestration de Béhanzin ne fut pas bien comprise. Non seulement les Mahis n’avaient jamais vu la mer, (le cas de votre serviteur avant dix huit ans), mais ils n’ont pas la notion de ce qu’est une île, et Abdul, pour leur expliquer, ayant fait avec le doigt un petit cercle autour duquel il étendit les bras pour figurer l’immensité des flots, ils crurent que Béhanzin se tenait toujours debout sur un espace aussi étroit que celui qu’Abdul avait dessiné. L’infortuné leur apparut comme une sorte de saint Jean le Styliste malgré lui, et le supplice qui lui était infligé leur sembla d’une malice véritablement diabolique.
C’est le lendemain, dans les conversations sans fin qui revenaient au sujet du déporté de la Martinique, que j’appris la fausse notion qu’ils s’étaient faite de sa situation et j’ai noté le fait pour montrer un exemple, combien les notions les plus simples – un prisonnier dans une île – exigent en réalité de connaissances acquises étrangères à des hommes relativement intelligents et civilisés. » (p.90)
A Savé, le roi Achémou
Lors de son passage à Savé, où il fut fort bien accueilli par le roi Achémou, un Nago, Toutée rapportait une observation intéressante recueillie à l’occasion de l’une de ses rencontres avec le roi :
« Enfin, je n’ai pas pu savoir s’il partageait la croyance de la plupart des noirs, qu’il faut éviter de croiser son regard avec un blanc sous peine d’être ensorcelé. Cette croyance est si répandue et si profondément enracinée, que j’ai connu des gens incontestablement braves, auxquels elle donnait une physionomie timide et irrésolue tout à fait en désaccord avec leur valeur réelle. » (p.101)
Longues conversations avec le même roi :
« Nous passâmes de longues heures ce soir-là et le lendemain à parler de la France, des femmes, des enfants, des domestiques, des chevaux, de l’agriculture, et du service militaire. » (p.103)
Et toujours la même curiosité des noirs à l’égard des blancs qui campaient momentanément dans leur village ou cité.
A Gobo, Toutée notait :
« Rien ne se passa d’extraordinaire dans la soirée, sauf l’arrivée subite par diverses ruelles donnant sur notre camp de cavaliers isolés, toujours la lance au poing et toujours au galop. Nous nous installâmes pour dîner dans la cour du chef et tous vinrent, pendant notre repas, satisfaire leur curiosité, relativement soit à nos personnes, soit à nos mets, soit à notre vaisselle.
Comme on parlait de la chaleur intense qu’il avait fait dans la matinée, et de l’absence de lune qui nous interdirait de partir de trop bonne heure, quelqu’un avança qu’un blanc avait autrefois prédit une éclipse de lune aux gens d’Abeokouta. Je leur dis alors qu’il y en aurait une le 10 mars, et que si vers cette époque ils voyaient repasser par leur pays quelques uns de mes enfants, ils devaient les traiter comme les fils d’un homme qui ne se trompe pas. » (p.122)
A Tchaki
« Eh bien, il y avait si peu de résidence et de médecins anglais à Tchaki, qu’un de nos plus grands ennuis dans cette ville fut l’obsession continuelle de la foule, laquelle n’avait jamais vu de blanc. (p.259) »
L’accueil et l’hospitalité
Le roi d’Abomey
Au début de son voyage, le capitaine rendit visite au roi Abogliagbo, à Abomey, car comme il l’expliquait :
« J’avais un intérêt majeur à connaître ce potentat, car pour voyager dans les pays noirs, il est d’usage qu’on soit accompagné d’un « récadère » du roi, sorte d’introducteur qui vous « présente » aux autorités locales des pays traversés. Tout inconnu qui entre dans un village sans y être annoncé par le roi ou sans être accompagné par un récadère du roi, est par là même suspect. Il est tout d’abord et justement suspect de ne pas avoir fait de cadeaux au roi : or ces cadeaux représentent tout simplement nos droits de douanes. A de rares exceptions près, les rois n’entretiennent pas de douaniers aux frontières de leurs Etats, la perception de leur maigres droits serait trop onéreuse. Ils prescrivent simplement que quiconque se présente pour entrer vienne les voir ou en demande la permission. Le cadeau reçu directement, sans aucun grappillage d’intermédiaire, entrera tout entier dans le trésor royal, ce qui n’est pas le cas de tous les impôts dans des pays plus civilisés.
Le voyageur qui s’est vu, suivant la formule consacrée, ouvrir les routes de la frontière à la capitale, se les voit fermer s’il veut continuer sa route sans que le roi ait reçu un cadeau suffisant, et dès lors, sans qu’on se livre à des coupables violences, il est simplement boycotté partout où il va, et ne trouve nulle part personne qui veuille entrer en relations avec lui, même à prix d’or, même pour lui donner un épi de maïs ou un verre d’eau. C’est la condamnation à mort par oubliette en plein air ou par prétérition.
Quand le roi ne se contente pas d’ « ouvrir les chemins » au voyageur, mais qu’il veut l’honorer particulièrement, il remet au récadère chargé de l’introduire auprès de ses sujets, un bâton royal. C’est une baguette de 50 centimètres de long avec bec de cane argenté.
Ce bâton est un symbole représentant le roi lui-même, et sa personne est censée être présente là où est présent son bâton. C’est là un usage général dans les pays dahoméens, mahis, ou nagos, et à Allada notamment, le roi envoyait chaque matin son bâton se présenter au résident (de la colonie) à l’heure du rapport » (p.68)
L’accueil n’était pas toujours aussi formaliste, mais presque toujours sympathique.
Chez le roi de Papa
Toutée notait l’hospitalité exceptionnelle du roi de Papa, dès son arrivée :
« Pendant qu’il me demandait des nouvelles de mon voyage, des esclaves qui étaient massés derrière la ligne des notables apportaient près de ma tente des paniers d’œufs, des monceaux d’igname, de bananes et de papayes, attachaient des chèvres et des poulets...
Pendant qu’il parlait, je vis mes porteurs qui buvaient dans de grandes jarres disposées à l’avance sous les grands arbres et remplies d’eau par les femmes du village.
Je ne crois pas que dans aucune des villes de France, avec la population la plus sympathique, les autorités les plus zélées, le service d’intendance le plus habile, une troupe de l’importance de la mienne puisse être en moins de temps, à moins de frais, avec plus de discrétion féconde, mieux satisfaite dans tous les besoins d’installation et d’alimentation, reçue en un mot avec plus de correction et de dignité que nous le fûmes dans cette bourgade de Papa…. Le lendemain matin, il nous restait tellement de vivres que nous ne pouvions les emporter. (p.172)
Chez le roi de Kitchi
Un autre exemple de l’hospitalité locale, à Kitchi :
« Mon séjour à Kitchi fut donc fort assombri par la maladie des deux seuls Français qui fussent encore avec moi.
En revanche c’est à Kitchi que j’ai reçu l’accueil le plus expansivement sympathique de tout mon voyage… »
Le capitaine réussit à faire signer par le roi un traité d’allégeance, et la signature de ce document fut l’occasion d’une grande cérémonie officielle et populaire :
« Quand j’arrivai chez le second roi (le premier étant impotent), il ne me donna pas le temps de descendre de cheval, m’envoya quelqu’un pour me faire ranger mes fanfaristes à droite et à gauche et s’avança au milieu de cette haie, suivi de ses serviteurs et de six femmes en grande toilette. Il esquissait un pas de danse et arrondissait les bras en cadence avec la musique, derrière lui, ses suivants et suivantes l’imitaient.
Toute cette petite cérémonie était si bien machinée qu’il n’y avait pas la moindre place pour le ridicule, et au bout de quelques instants, au milieu de l’enthousiasme général, mes clairons et tirailleurs se mirent à danser pour leur compte, en accord avec les exécutants de Kitchi. » (p.184)
Le sauvetage de la mission par les villageois de Garafiri :
Une dernière anecdote : à son retour, le capitaine Toutée descendait en pirogue le cours du bas Niger, en direction de la côte, lorsque sa pirogue chavira en franchissant une série de récifs, de rapides, et de chutes. :
« Vingt cinq mètres plus loin, la pirogue revient à la surface, complètement débarrassée par les lames de tout ce qui la chargeait. Nous suivons l’épave à la nage. Au bout de 300 mètres environ, frappé sous l’aisselle gauche par une pointe de rocher, je perds un instant la respiration et coule à fond. Ressaisi par mes laptots et ramené à la surface, je reprends connaissance et me dirige, rive droite, vers les branches d’un arbre près duquel le courant nous pousse… »
Les trois groupes de pirogues du capitaine sont isolés en pleine nuit, sur le fleuve. Le capitaine grimpe sur la berge et trouve un sentier qui le conduit vers un village à onze heures du soir. Il s’agissait du village de Garafiri.
« Le chef et les notables, aussitôt réveillés, accoururent, me frottant avec des étoffes sèches, me gorgeant de bière chaude et de nourriture et me prodiguant les marques de leur compassion et de leur admiration. Ces manifestations amicales auxquelles chaque nouvel arrivant se croyait obligé de procéder, durèrent toute la nuit. Vers trois heures, nous partîmes avec 200 bateliers munis de leurs pagayes… A midi, tout mon monde sain et sauf, tous mes bateaux, dont deux représentés par quatre morceaux, étaient rendus à Garafiri. Tout le village, hommes et femmes, s’employait à nous remettre en état de naviguer : vingt quatre heures après, nous repartions. » (p.324)
Et au sujet de la construction des pirogues :
« Les gens d’Ilo sont, comme ceux de Boussa, de remarquables bateliers, et bien que le calme de leurs eaux ne leur ait point donné l’occasion d’acquérir au même degré de sang-froid et d’intrépidité de leurs frères installés sur les rapides, on y trouverait peut-être plus de ressources en batellerie qu’à Boussa même. Cela tient à ce qu’il existe auprès d’Ilo une forêt d’arbres à bois très dur, très favorable à la construction de pirogues. Le type de grandes pirogues que j’ai rencontré à Boussa et qui circule de Saye à Rabba, est en effet originaire d’Ilo. Ces pirogues portent facilement de trois à cinq tonnes, et, ainsi que vous pourrez vous en assurer en lisant mon rapport spécial sur ce point, elles exigent pour leur construction un art personnel consommé de la part du charpentier. Il n’y a pas en France quatre ouvriers d’art sur cent qui soient capables d’un pareil travail. Cette industrie est moins développée à Boussa, où elle est d’importation récente, car les frères Lander (des explorateurs anglais) ne parlent que de pirogues en tronc d’arbres, et certes, s’ils avaient vu une seule pirogue du modèle de celles que nous utilisons, ils n’eussent pas manqué de le signaler. » (p.272)
Hospitalité, mais aussi propreté
Fermière peuhl et fermière bretonne
Péroz avait évoqué le bain des Nausicaa du pays malinké, Toutée met en scène le talent et la propreté de la fermière peuhl :
« Tandis que la paysanne bretonne tient son étable et sa laiterie presque aussi malproprement que l’auge où elle mange elle-même, et voit cailler son lait presque aussitôt qu’il est trait, la femme peuhl, depuis avant que Pasteur fût né, traite son produit suivant les règles de la plus rigoureuse antisepsie. Parfaitement propre de sa personne, elle lave encore ses mains et le pis de la vache à l’eau chaude avant de la traire. Les calebasses dont elle se sert, pourtant si altérables par la matière dont elles sont faites (des demi-courges à écorce dure), sont tenues indemnes de tout germe malsain. Elle les passe à l’eau bouillante avant et après chaque usage. Le rebord de ce vase est garni chaque jour d’un lait de chaux qui forme une bordure blanche jusqu’au niveau que doit araser le liquide. Ce badigeon immaculé protège le bord de la tasse contre le contact des doigts et des lèvres ; les mouches évitent de s’y poser pour descendre au lait et sont ainsi réduites à faire un plongeon ou à s’abstenir. Enfin, dès que le lait est trait, il est mis dans l’endroit le plus frais de la case, recouvert d’une tresse légère, qui laisse passer l’air sans permettre l’accès des poussières ni des insectes.
La conséquence de ces soins est celle-ci : que dans un pays où la température parait rendre la conservation du lait impossible, on peut en boire le matin, à midi et le soir. Inversement, en Bretagne, où la température de l’été est une des plus fraîches de France, le lait s’aigrit beaucoup plus vite. Si on en demande dans une ferme, on se voit servir un plat de caillé, et la Bretonne s’étonne de votre désir, remettant au moment de la traite l’heure fugitive où l’on boit du lait doux, comme si, le propre du lait était d’être aigri.
On trouvera peut-être surprenante cette digression sur le produit des vaches, mais comme je dois la vie à la propreté et à l’intelligence des femmes peuhls, que beaucoup de blancs la leur doivent ou la leur devront comme moi, je pense que ceux-là au moins trouveront le sujet intéressant pour eux. (p.151)
Propreté aussi de beaucoup de villages :
A Abomé :
« Les villages dahoméens sont si propres et si bien tenus que le roi peut les parcourir tous sans avoir à redouter pareille occurrence. (mettre le pied sur un fétu de paille ou un brin d’herbe, auquel cas les plus grands malheurs étaient à redouter)
Déjà en entrant à Abomé, le jour de la prise de cette capitale, nos camarades avaient admiré l’extrême propreté de la voirie. S’il en était ainsi dans les jours désastreux où la monarchie croulait et où chacun fuyait la capitale envahie, qu’on juge ce qu’il devait en être à la cour du roi en ce jour de fête.
Combien il serait à souhaiter que les maires de certains de nos villages – voire de nos villes importantes – puissent s’inspirer des principes de propreté édilitaire en vigueur dans l’ancien royaume de Behanzin ! Dans ce malheureux pays, ruiné par la guerre et par les mesures de dévastation systématique que le vaincu, avec une inlassable ténacité, opposait pied à pied à l’invasion, on aperçoit partout des ruines, mais pas un immondice.
L’histoire ne dit pas que Rostopchine ait passé sous revue les maisons de Moscou, et ait fait cirer tous les parquets avant d’ordonner l’incendie, tandis qu’il semble qu’avant de mettre le feu à sa case chaque femme dahoméenne ait eu soin de faire le ménage à fond. Maintes fois, je suis entré en France dans des maisons villageoises et, arrivant le matin, j’y ai trouvé les enfants ébouriffés et chassieux, le lit défait, les hardes en tas dans la chambre, le balai en mouvement ou en suspens. La meilleure ménagère a de ces moments dont elle s’excuse et dont on l’excuse : je n’ai jamais surpris un intérieur dahoméen dans ce désarroi passager. »
A Iloua
Le lecteur doit toutefois savoir que ce tableau d’une propreté idyllique n’était pas toujours le cas dans le nord du pays :
« Iloua a bien le caractère de toutes les villes nagotes : population nombreuse et grouillante, laborieuse et affairée. Mais on voit que nous sommes loin du Dahomé. La propreté laisse à désirer » (p.138)
Combattants et cannibales
Et Toutée de donner son opinion sur les combattants dahoméens :
« Nous nous sommes longtemps laissé représenter les sujets de Gleglé et de Béhanzin comme d’affreux cannibales indignes de toute estime… il fallait à ce petit peuple des qualités militaires peu ordinaires (cinquante cinq jours de combat presque ininterrompu). Ce n’est pas le seul courage individuel qui permet d’obtenir de tels résultats, il faut en outre une instruction et une organisation qui soient susceptibles d’en tirer parti, il faut que l’esprit de solidarité, de discipline, et de dévouement au roi ou au pays soit développé à un point que les institutions sociales et militaires réputées les plus solides et les plus perfectionnées ne sont pas sûres de procurer aux Etats les plus civilisés. (p.73)
Des mondes noirs moins souriants
Les esclaves et les captifs
Pour utiliser une expression populaire, ne tournons pas autour du pot.
Les premiers blancs que nous avons cités comme témoins d’un monde noir qu’ils ont fréquenté entre 1860 et 1900, ont tous relevé que la traite des noirs existait bien en Afrique de l’ouest, comme elle avait déjà existé auparavant pour alimenter la traite négrière transatlantique.
Comme nous l’avons déjà indiqué, et au risque de se répéter, Il est possible de disserter sur le sens du concept « captif », car il est vrai que la condition de captif couvrait beaucoup de situations concrètes, aussi bien celle du conseiller du prince, de chef de guerre, de griot, de paysan auprès d’un maître, sorte de serf chez son seigneur, ou de domestique de la famille. A la base, il s’agissait bien d’une condition de serf à seigneur, et quand il y avait capture, il s’agissait souvent d’esclaves promis à la vente.
Les trois témoignages de Mage, de Péroz, et de Toutée, font état de la présence de beaucoup de captifs dans les contrées traversées, ainsi que de convois de captifs ou d’esclaves.
Le lecteur a relevé dans le récit de Toutée, la présence d’esclaves à la cour du roi de Papa, mais aussi l’accueil magnifique que ce dernier réserva au capitaine.
D’où venaient ces captifs ? Des guerres que tel ou tel roi local lançait pour capturer de nouveaux captifs, conservés ou vendus comme esclaves, car la vie humaine avait un prix tarifé et connu sur les marchés.
De Tchaourou à Tchaki
Sur son itinéraire de Tchaourou à Tchaki, le capitaine notait :
« Je veux parler de la capture des noirs destinés à l’esclavage et des atrocités qui accompagnent cette opération.
Les captures d’esclaves sont faites en Afrique soit par des expéditions à portée restreinte entre peuplades voisines, c’est le genre dahoméen, soit par des entrepreneurs de capture qui ne font que cela toute leur vie et organisent au travers de l’Afrique entière la capture d’abord, la caravane d’exportation ensuite : c’est le monde arabe. Dans l’un et l’autre cas, la capture cause la destruction radicale du village qui est attaqué. On sait que les hommes libres seraient difficiles à emmener au loin en caravane : ils seraient tentés de se sauver ou de se révolter, donc on les tue. Dans beaucoup de guerres de peuplades à peuplade, on leur coupe une jambe, ce qui revient au même. Les Dahoméens s’offraient le luxe de les transporter à dos d’homme jusque dans leur capitale et attendaient un jour de fête pour les exécuter. Ainsi faisaient les Romains ; d’ailleurs dans toute l’antiquité l’extermination du peuple vaincu était la règle.
On tue également ceux des enfants et des vieillards qui seraient incapables de supporter la marche. Puis on organise une caravane pour emmener le reste, dont les femmes forment la majorité. On charge ces malheureux du maigre butin qu’on a pu faire en plus d’eux, et leur calvaire commence…
Un chiffre a été donné et admis, c’est qu’il meurt en route les deux tiers de ces malheureux, soit de faim, de soif ou de fatigue, soit égorgés parce qu’ils ne peuvent plus suivre.
Comme on a déjà tué les deux tiers de la population au moment de la capture, on voit qu’une opération qui concerne 100 têtes, en tue 89 pour en livrer 11 au marché. Encore ceux qui survivent, comme ceux qui succombent, ont-ils tous subi un martyre épouvantable.
Et ce ne sont pas là propos de femme sensible et il n’y a pas que les âmes tendres que le récit de souffrances pareilles infligées à une notable partie de l’humanité, doive émouvoir et exaspérer…
Que nous empêchions les peuplades soumises à notre dévolu de se faire la guerre entre elles pour se prendre des hommes, cela va de soi ; que nous les garantissions des guerres que les autres pourraient leur faire dans la même intention, cela n’est pas beaucoup plus difficile. Moyennant quoi des pays à moitié déserts se repeupleront, ceux qui sont simplement habités grouilleront de monde et nous aurons laissé à nos successeurs la plus grande richesse qu’on puisse souhaiter sur une terre fertile, c'est-à-dire n’en déplaise à Malthus, des hommes. (p.162)…
Première Partie