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27 mars 2011 7 27 /03 /mars /2011 15:34

Le Postcolonial ex ante ? 

« Le Tiers Monde »

« Sous-développement et développement »

Georges Balandier

Cahier 27 (INED 1956)

Notes de lecture 3

 

Le texte ci-dessous n’ a d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, de la dernière partie des analyses de la Revue « Tiers Monde », avec citations des auteurs.

Notes de lecture 1 sur le blog du 11 février et 2 sur le blog du 25 février

« Troisième partie »

« Recherche d’une solution »

 

Après avoir « reconnu » le problème (première partie),  et l’avoir « analysé » (deuxième partie), l’équipe Balandier s’est lancée dans la « recherche d’une solution », et c’est dans ce processus que Balandier marquait l’importance du contexte socio-culturel et du coût social du progrès.

Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès

(page 289 à 305)

En préambule, le sociologue posait la question de savoir si le développement à l’occidentale pouvait être considéré, en tant que tel, comme un modèle à imiter, et si certains pays, certains, musulmans, n’avaient pas raison de refuser les transformations, de peur de perdre  « leur âme », ou d’adhérer à des modèles de transformation qui ne s’accordaient pas avec la hiérarchie de valeurs qui n’était pas celle des européens.

Bonnes questions, mais l’auteur  relevait que les sociétés « attardées » n’avaient guère le choix, même si elles manifestaient un certain nombre de résistances légitimes  au changement qui leur était imposé, les « forces culturelles de résistance au progrès ».

Les conditions culturelles du progrès

« On ne peut contester le caractère contagieux de la civilisation technique, le prix que les nations nouvelles attachent à cette dernière en tant qu’instrument de leur indépendance. Toute la question est de savoir sous quelle forme il reste possible de faire accepter les éléments de cette civilisation par le grand nombre des individus de type traditionnaliste, qui sont les moins préparés à les recevoir. C’est un problème de « traduction », d’adaptation au langage particulier à la culture réceptrice. » (page 293)

« En face des économistes qui ont tendance à envisager le fait du sous-développement sous l’aspect primordial (mais non exclusif) de la capacité à investir, en face des anthropologies qui accentuent l’inertie des cultures traditionnelles, les obstacles que ces dernières dressent aux projets de modernisation technique et économique, il est nécessaire de tenir une position moyenne qui corrige les uns par les autres les différents points de vue. »

L’économiste Frankel notait  que la conversion des sociétés traditionnelles impliquait « nécessairement la lente croissance de nouvelles aptitudes, de nouvelles manières de faire, de vivre et de penser »

Les conditions sociales du progrès

Première victime du progrès, le paysan :

« Dans des sociétés où les activités agricoles restent prédominantes, alors que le processus d’industrialisation n’est apparu qu’à une époque récente, les problèmes sociaux posés par la modernisation concernent d’abord le milieu paysan. C’est le villageois qui est, en même temps, que le plus enserré dans le tissu des traditions, la première victime des insuffisances techniques et des relations inégales caractérisant l’ordre ancien. » (page 294)

D’où l’importance de la question agraire comme on l’a vu dans la Chine communiste, et les conséquences migratoires vers les villes du processus de transformation technique, avec la formation d’économies et de sociétés de type dualiste : société préindustrielle et société industrialisée, société précapitaliste et société capitaliste, société fermée et société ouverte.

« C’est montrer que le passage de l’individu, de l’un à l’autre de ces milieux, ne pourra s’effectuer sans heurts. »

Avec des conséquences dans les rythmes du travail, son organisation individuelle ou collective, ses motivations, donc un « coût social »

Le coût social du progrès.

« Il est fréquent d’affirmer qu’une industrialisation accélérée, et un développement économique rapide des sociétés « attardées », ne paraissent possibles que si une génération d’hommes au moins se sacrifie pour les suivantes. Mais ce n’est pas sous cette forme de comptabilité brutale que l’on peut seulement envisager l’expression : coût social du progrès ».

« Le progrès économique impose toute une série de bouleversements en chaîne qui affectent la structure matérielle des sociétés traditionnelles, comme leurs éléments immatériels… Ils créent des mécontentements et des tensions. Ils expliquent le besoin qu’ont les jeunes gouvernements de trouver des responsables étrangers sur lesquels puisse se transférer le ressentiment. Ils finissent toujours par exiger, à des degrés divers, le recours à la contrainte. »

« Mais c’est au regard du sociologue que les phénomènes « pathologiques » sont les plus apparents. La ville nouvelle présente souvent une structure démographique aberrante… d’un autre côté, la ville nouvelle apparaît comme une société improvisée, affectée par de continuelles transformations… la ville provoque une transformation dans les rapports familiaux traditionnellement prescrits…Il faut enfin rappeler, bien que son étude ne puisse être abordée ici, le problème que pose un prolétariat mal stabilisé, mal équipé techniquement, mal rétribué et souvent démuni des moyens efficaces qui lui permettraient dd défendre ses droits ; son instabilité même contrarie et son organisation et le développement de sa conscience de classe.

Il semblait raisonnable de penser que l’exemple laissé par l’Europe, assurant le démarrage de son industrialisation, permettrait d’éviter le renouvellement d’erreurs particulièrement « coûteuses ». Ce n’est pas la cas. Les leçons de l’histoire n’ont guère d’efficacité. » (page 303)

« Brèves remarques pour conclure »

(page 369 à 381)

Sous-développement et coexistence compétitive

« On ne peut plus douter que l’avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. » (page 369)

Et Balandier de citer l’écrivain R.Wrigt qui, à propos de la conférence de Bandoeng (1955), évoquait l’incertitude de l’Indonésien éclairé : « Comment… obtenir la coopération de l’Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux. »

L’actualité la plus récente révèle plus une compétition qu’une entente internationale à propos des pays sous-développés. »

Nous étions à l’époque de la guerre froide, mais est-ce que les choses ont véritablement changé ?

« Il n’y a donc pas d’équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XX°siècle: celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. » (page 370)

Et Balandier de citer la thèse de l’historien Abdoulaye Ly qui critiquait avec une égale violence « l’impérialisme (impérialisme du capitalisme financier et monopoliste) et « l’expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l’Etat-Parti), cet auteur donnant la préférence à « l’action révolutionnaire des paysanneries sous-développées »

Première conclusion de Balandier : il est difficile de tirer quelques conclusions d’ordre général, alors qu’

« il semble par contre aisé de s’entendre quant à la liste des obstacles qui s’opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d’entre eux est d’ordre démographique. L’expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d’investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre d’hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d’autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d’un passé culturel qui, selon l’expression de Engels, accordait plus d’attention à la « reproduction des êtres humains » qu’à la « production des moyens d’existence ». L.Henry a montré ici (page 149), après F.Lorimer, toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine. » (page 372)

Deuxième obstacle, l’épargne, c’est-à-dire l’investissement

Les évaluations sont difficiles, mais les pays pauvres auront beaucoup de mal à mobiliser le niveau d’épargne nécessaire à leur développement. Ils seront donc dans l’obligation de faire appel à un apport de capitaux étrangers, publics ou privés, avec les conséquences que cela comportera inévitablement en termes de relations extérieures, mais également avec le risque de création d’une structure économique de type dualiste, comme cela a été souvent le cas,  avant leur indépendance, ou celui d’une désarticulation de leur tissu socio-économique.

Donc une succession de choix difficiles !

« Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d’opter pour la seconde solution…

Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l’industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l’une l’autre ; la création d’un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès…

P.Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente un opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs… Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d’action sociale. » (page 376)

Idéologies et réaménagement des structures.

Balandier faisait remarquer qu’il convenait de distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales du siècle passé :

«  D’autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d’ordre culturel… Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles… Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s’effectuer aujourd’hui d’une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l’écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s’accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique. » (pages 377et 378)

Et pour obtenir ce résultat, les nations pauvres seront conduites  à mettre en œuvre des « techniques de choc », pour mobiliser les énergies :

« Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d’une mutation qui exige de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A.Gerschenkron). Ils ont, d’une manière ou d’une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leitmotiv des représentants réunis à Bandoeng… En Inde, l’émulation entre l’Union et la Chine nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique » riche de succès internationaux  jusqu’à maintenant, ont permis d’animer les masses, d’apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui paraissaient urgentes. » (Page378)

Et Balandier de conclure sur la vision de F.Perroux :

«  C’est en constatant l’ensemble de ces phénomènes que F.Perroux a été conduit à définir les conditions d’un « dépassement » du capitalisme. L’Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s’il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s’inspirer des habituelles normes de rentabilité. M.Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque :

« Une espèce humaine respectueuse d’elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d’une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d’activité économique sans rendement, c’est-à-dire des formes bien spécifiées de l’économie gratuite ou de l’économie du don pendant une suite de périodes. » (page 379)

Rêverie utopique d’un économiste distingué ou pronostic confirmé par la suite des événements qui se sont succédé depuis près de cinquante années, aux historiens économiques de nous le dire !

Quelques conclusions de lecture :

 « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper

 ou « Le colonialisme en action » de Georges Balandier ?

un Diagnostic et une thérapeutique de développement

Il est possible de se poser une première question, celle de savoir si les travaux de cette équipe sont devenus obsolètes, en comparaison des multiples travaux dont M.Cooper a fait état dans son livre, et ma première réponse serait non.

L’équipe Balandier a inscrit ses réflexions et ses propositions dans la longue durée historique dont le concept clé est la « domination », à la fois multiséculaire, planétaire, et multiforme.

Leur travail avait le mérite de proposer un diagnostic, quasi-médical, et une « thérapeutique » également, quasi-médicale, en dehors de tout  a priori intellectuel, raciste, ou idéologique, sauf si, en ce qui concerne cette dernière caractéristique, on considère que certains facteurs de modernité, tels que l’hygiène ou l’alphabétisation sont, par exemple,  les enfants des « jumeaux malfaisants des Lumières ».

  Sur le fond des analyses historiques, le cadre intellectuel tracé et proposé par l’équipe Balandier paraît donc avoir conservé toute son actualité.

Et pourquoi ne pas donner la parole à M.Balandier lui-même, en citant quelques-unes de ses réflexions dans sa préface au livre « La situation postcoloniale» (2007).

« Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung… Puis il y a eu la « Tricontinentale » dont on ne parle plus,…Viennent ensuite le discours de la libération, le discours tiers-mondiste, auquel j’ai contribué, bien plus qu’en le nommant… Tout cela fait une généalogie que l’on ne peut pas ignorer. Cette généalogie n’est pas la propriété d’une nation particulière ou d’un groupe. Elle est un savoir commun dont il convient de tirer des leçons actuelles dans une nécessaire relation à une histoire immédiate, encore obscure, injuste et grandement dangereuse…

Le lien à l’histoire me semble décisif et je ne suis pas sûr que les tenants des postcolonial studies l’aient à l’esprit, pour prendre une distanciation par rapport à l’actuel, faire apparaître ses conditions de formation, sa complexité et ses ambigüités….

Je me souviens d’avoir affirmé – cela choquait ou laissait incrédule au début – que l’anthropologie politique, en identifiant les réalisations du politique dans l’histoire africaine, constatait une créativité qui était peut-être plus importante que celle de l’Occident, j’entends l’Occident dans les siècles passés. Tant de formes politiques, tant de modes d’organisation, tant de modes d’aménagement et de la pacification du vivre-ensemble, tout cela avait été éprouvé…

Une dernière observation : on parle beaucoup d’hybridation, d’imbrication, de métissage ; je tiens donc à rappeler que la fait métis est une donnée générale des sociétés et des cultures. Il n’y a pas de produit « pur » en ce domaine, et les produits supposés « purs » sont ceux que créent par des artifices funestes et la violence, les régimes totalitaires… Nous devons considérer un tout autre phénomène : nous sommes passés avec l’accélération des techniques, des sciences et des applications de la science, dans un temps où le techno-métissage est en train de gagner toutes choses, toutes et tous…

Partout se constituent ces espèces de « nouveaux Nouveaux Mondes » qui s’imposent à nous, qui s’étendent, indépendants des territoires géographiques, annonciateurs d’un nouvel âge de l’histoire humaine.

Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. » (page 24)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité

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