Chapitre 4
1886-1887 : Péroz vers le Niger et l’Empire de Samory à Bissandougou
Un deuxième témoignage « blanc » sur le monde noir de l’Afrique Occidentale (1886-1887)
A titr(e d’information complémentaire, j’ai publié, en 2011, un livre consacré au capitaine Péroz, dont le titre était « Les confessions d’un officier des troupes coloniales »
Niger (Samory). Guyane (Dreyfus). Tonkin (Dé-Tham)
Une carte
Lorsque le capitaine Péroz exécuta la mission que lui avait confiée le lieutenant-colonel Gallieni, sur instruction du Ministre de la Marine et des Colonies, à savoir, négocier un traité de protectorat avec l’Almamy Samory, et donc se rendre dans le Ouassoulou, jusqu’à Bissandougou, siège de son pouvoir, le capitaine avait déjà acquis une bonne connaissance du monde noir, mais en qualité d’officier combattant.
En 1884, il avait guerroyé sous les ordres du Commandant Combes, contre les sofas de Samory, et s’était illustré, à la fin de 1884 et au début de 1885, en défendant le nouveau fort de Niagassola contre les sofas de l’Almamy.
Au printemps 1886, il avait accompagné le capitaine Tournier auprès de Samory pour négocier un traité de protectorat que la France n’estima pas satisfaisant. Améliorer et compléter ce premier accord fut donc la mission du capitaine Péroz.
Il intervenait donc dans les affaires du Haut Sénégal dans une tout autre qualité que celle de soldat, et c’est tout l’intérêt de sa contribution à la connaissance du monde noir, et notamment celui de Samory, dont l’histoire et l’organisation politique étaient alors quasiment inconnues.
Ce sont donc les observations recueillies au cours de sa mission qui nourrirent le récit de l’ouvrage intitulé « Au Soudan », publié chez Calmann - Lévy, en 1889.
La topographie de l’explorateur et ses cartes
Le capitaine Péroz était accompagné du lieutenant Plat chargé de toute l’intendance de la mission, et en particulier de l’établissement des cartes :
« L’arrivée au campement, alors que tout le monde se repose des fatigues de la marche, il faut qu’il traduise sur la carte notes et observations et qu’il passe la soirée penché sur sa table, suant sang et eau par quarante degrés de chaleur, à dessiner son itinéraire. Tel est au moins le rôle de l’explorateur consciencieux qui veut rapporter de ses voyages un carte sérieuse et non des itinéraires faits d’approximation et destinés à être controuvés à chaque contrôle ultérieur… Aussi les résultats topographiques de la mission dépassèrent-ils tout ce qu’on pouvait espérer. Ce jeune officier y joignit en outre un précieux album de vues, croquis et types, saisissants de vérité, qui pourront aider puissamment à la connaissance du pays mandingue. (p.107) »
De son côté, le docteur Fras, outre l’ample mission d’informations scientifiques recueillies, enrichissait la collecte de la mission par des photos.
L’habitat
Relevé des pistes, description des paysages, géographie aussi de l’habitat. L’auteur consacrait de nombreuses pages à la description des habitations de Nafadié, la ville, sainte du Mandingue musulman :
« On y voit encore les ruines de la gigantesque mosquée construite il y a une cinquantaine d’années par le roi Kankan-Mahmadou, qui venait chaque année y faire ses dévotions pendant le rhâmadan… Elle a été incendiée, en 1873, par Nassikha-Madhi, frère de Samory, pendant le siège qu’il fit de cette ville.
Les maisons, dans cette région, sont beaucoup plus confortables que dans le Haut Sénégal et le Soudan français. Elles se composent, comme sur la rive gauche du Niger, d’une muraille circulaire en pisé couverte d’un chapeau conique ; mais elles sont beaucoup plus spacieuses. Nombre d’entre elles ont un étage séparé du rez-de-chaussée par un plancher en bambous très bien ajustés et couvert d’argile durcie…(336)
Et Péroz de décrire en détail l’aspect et la composition de ces habitations dans les pages qui suivaient.
De même, il s’attardait sur la merveille du pont du Bangalanko :
« Les indigènes ont jeté sur le Bangalanko, - que nous avons à franchir avant d’atteindre Bangalan puis Diangana où nous camperons, - un pont qui est une véritable merveille dans son genre. A ce point, la rivière, large de 50 mètres, coupe, à une profondeur de 5 mètres, dans des berges taillées à pic, le tuf ferrugineux du sous-sol. De grands arbres ont poussé au milieu de son lit, qui demeure presque à sec une partie de l’été ; d’autres ont cramponné puissamment leurs racines dans les fissures des parois verticales des berges. C’est sur leurs maîtresses branches que les habitants de Bangalan ont installé leur pont.
A l’aide d’un enchevêtrement inextricable de bois de toutes longueurs et de toutes grosseurs, ils ont établi une sorte de tablier sur lequel un lit de fascines a été placé ; puis des menus branchages ; enfin sur le tout trois couches alternatives d’argile durcie et de paille…(342)
L’accueil et l’hospitalité
Péroz constatait que l’hospitalité était une coutume bien ancrée dans les mœurs malinké et une règle de vie fidèlement appliquée dans la plupart des villages du Soudan traversés, en tout cas dans les zones où la paix civile régnait.
A Kankan, il relevait :
« Pendant la journée, de tous les villages voisins, et ils sont nombreux, il nous arrive des dons de tout genre qui dénotent la grande richesse du pays en céréales, en légumes diverses et en troupeaux.
Un des bœufs qui nous fut ainsi offert, magnifique taureau noir, vraie bête de sacrifice, était d’une nature tellement sauvage qu’il faillit mettre à mal plusieurs hommes de mon camp. » (347)
Urbanité des rapports, palabres de salutations, échange traditionnel de cadeaux, telles étaient souvent les caractéristiques de ses rapports avec les chefs et notables de villages.
A son arrivée à la frontière des Etats de Samory, sur les rives du fleuve Niger, le capitaine lui adressa un courrier pour l’aviser de sa présence et de son désir de le rejoindre à Bissandougou pour l’entretenir.
« Il est d’usage, dans le Soudan, que lorsqu’un chef se présente sur les confins des possessions d’un autre prince, il adresse à celui-ci quelque cadeau de bienvenue. Pour me conformer à cette coutume, je mets à profit l’occasion que me présentent ces diulhas (les colporteurs traditionnels du pays) pour prier l’un d’eux de se détacher de la caravane et d’aller à Bissandougou ; il y fera hommage à l’almamy, de notre part, d’un fort joli fauteuil pliant couvert de dorures, à fond de soie brodée, que nous transportions comme une châsse depuis notre départ de Kayes
Comme on le voit, nous n’avions rien négligé pour faire sous d’excellents auspices une prompte entrée dans les Etats du conquérant malinké. Néanmoins, nous attendîmes neuf longs jours une réponse de lui. (323) »
Comme en atteste l’exemple ci-après, les échanges entre blancs et noirs n’étaient pas uniquement verbaux, contrairement à ce que certains croient à tort : les chefs noirs les plus importants, adeptes de l’islam, avaient à leur disposition des lettrés arabes capables de rédiger leur courrier en arabe. Tel était le cas de Samory, lequel adressa sa réponse au capitaine Péroz. Cette missive est intéressante à lire : elle donne une idée du style fleuri, tout imprégné d’images tirées du Coran, qu’employaient les malinkés érudits.
Voici en quels termes elle était conçue :
« Louange à Dieu, qui nous a donné la faculté d’écrire au capitaine Péroz, qui est loin de nous.
Nous appelons les bénédictions de Dieu sur son prophète.
Cette lettre, c’est nous qui l’écrivons, almamy Khébir. Nous adressons mille saluts au capitaine Péroz. Que ces salutations lui soient plus douces que le miel et le sucre ; qu’elles aillent à notre ami dont la vue réjouit nos yeux, dont la présence est douce au cœur comme le fruit du tamarinier et en chasse le chagrin…
Nous sommes heureux, très heureux de son arrivée auprès de nous. Nous avons hâte de le voir. Que notre ami vienne vite. Qu’il vienne vite. Car, auprès de nous, tout lui viendra à bien.
Salut ! » (326)
Les captifs
Alors que la traite négrière était interdite et encore combattue sur le plan international, elle continuait à exister en Afrique occidentale. Tous les récits de cette époque l’attestent, et le capitaine Péroz confirmait à cet égard les observations que Mage avait faites plus de quarante ans auparavant.
Passant à Kita, Péroz notait :
« Les captifs, qui sont la grande marchandise d’échange du Soudan, y abondent et se vendent à une portée de fusil du fort. L’autorité ferme les yeux sur ce trafic, car nous n’arriverons à repeupler le pays qu’en autorisant, pendant plusieurs années encore, les caravanes à se débarrasser de leurs captifs sur notre territoire où ils deviennent des agriculteurs, et des hommes libres après une génération. » (185)
L’auteur racontait encore :
« Au moment où nous nous engageons sous les bois au milieu desquels coule le ruisseau Kolamini où nous allons camper, nous nous croisons avec une caravane de quarante cinq captifs allant à Kita. Ce sont surtout des femmes et des enfants. Ces derniers gambadent insouciants autour de leurs mamans et paraissent peu affligés de leur sort. Les femmes, sauf les plus vieilles, sont chargées d’un ballot de noix de kola ou de pains de beurre de karité.
Hier à Goubanko, nous avons vu une caravane du même genre ; toutes deux viennent du Ouassoulou. » ( l’Etat de Samory).(209)
Sans nous attarder, pour le moment, sur ce sujet sensible, signalons que beaucoup dissertent sur la signification du mot captif, et de la situation des captifs au Soudan, en faisant valoir que le captif n’avait rien à voir avec l’esclave, et que sa condition était en définitive assez proche de celle de nos serfs du Moyen Age. Ils précisent aussi que beaucoup de captifs ou d’anciens captifs jouaient un rôle important auprès des chefs, comme Mage l’avait déjà noté. C’est vrai, mais il n’en reste pas moins qu’en parallèle, il existait bien alors un commerce des esclaves, c’est à dire une traite négrière. Il n’était non moins vrai que beaucoup des guerres locales étaient tout simplement motivées par la razzia de nouveaux captifs.
Les mœurs, les coutumes, la philosophie de la vie des Malinkés
« A notre arrivée, nous fûmes fort étonnés de leur paresse et des difficultés que nous éprouvions à secouer leur torpeur, même en leur faisant espérer une rétribution très élevée du travail que nous leur demandions. Cependant, les causes de cette apathie étaient facilement visibles.
A la façon dont ils envisageaient la vie, ils n’avaient rien à désirer lorsqu’ils possédaient une case, une ou deux femmes, un fusil, quelques captifs, une vache, de rares moutons et assez de mil dans leurs greniers pour préparer le couscous quotidien, et de temps à autre, une calebasse de dolo (bière de mil). Leur grand luxe était un morceau de guinée ou de calicot transformé en boubou et jeté par-dessus les vêtements que les captifs leur avaient tissé à leurs moments perdus ; une couverture légère dans laquelle ils se roulaient la nuit, et avec laquelle ils paradaient aux grands jours, constituait le summum du confort.
Les Européens de même que tous les peuples civilisés cherchent à amasser beaucoup d’argent…
Mais les jouissances de la civilisation, les besoins qu’elle crée sont inconnus du Malinké. La maison est parfaite lorsque, comme toutes les cases voisines, elle se compose d’un cylindre de terre battue couverte d’un chaume pointu…
Que lui donnerons-nous en échange des labeurs et des peines que nous lui imposerons ? De l’argent : mais qu’en ferait-il ? Lorsqu’avec quelques centaines de francs, il aura atteint le maximum de son ambition en devenant chef de cases avec le modeste train de vie que je viens de dire, à quoi emploierait-il le surplus ? Le fondra-t-il et en ferait-il des bracelets ? Malgré son amour pour cet ornement, il ne peut cependant s’en couvrir de la tête aux pieds. Acheter des captifs ? Depuis que nous sommes maîtres chez lui, ils deviennent introuvables.
Aussi, béatement couché sur son tara (lit), il passera ses journées à fumer ou à priser le tabac récolté dans son enclos ; le soir, sous « l’arbre » en compagnie des fortes têtes de l’endroit, il devisera bien tard en buvant du dolo et en regardant les jeunes gens danser et se divertir devant une grande flambée de paille et de brindilles. Son existence s’écoulera de la sorte douce et tranquille, et elle ne sera remplie que par un seul désir, celui de vivre longtemps ainsi sans qu’aucun tracas, aucun souci ; vienne le tirer de sa douce torpeur. » (137)
L’auteur faisait remarquer que le Malinké n’avait pas du tout la même notion du temps que les blancs.
« Pourquoi donc s’inquiéter ?
Que les blancs soient les bienvenus! La terre est assez grande pour tous. Mais qu’ils ne nous demandent rien ; surtout pas de travail, pas de soucis ; qu’ils ne nous jettent pas toujours le fastidieux « demain » à la tête, et nous laissent notre quiétude. (138)
Le temps n’est rien pour les indigènes, les distances peu de choses. (200) »
Un tableau peut être un peu caricatural, car les observations de l’auteur sur la qualité des cultures qu’il rencontra lors de son parcours, témoignaient au moins autant du labeur d’une partie de la population. A l’approche du fleuve Niger, il décrivait l’état florissant des cultures et leur variété, riz, maïs, coton, tabac, karité, fruit du travail d’une population fort laborieuse. Il notait aussi que la qualité du riz n’avait rien à envier au riz « caroline », et que « beau… le maïs l’est incontestablement plus que celui de France. » (250)
Les femmes
Le récit de Péroz est particulièrement intéressant à leur égard.
« Au tournant de la route, notre attention est attirée par de sonores coups de hache s’abattant sans relâche sur les arbres voisins. Ce sont des femmes de Kita, jeunes et vieilles, qui font leur provision de bois pour préparer le repas de leurs maris qui, je le parierais volontiers, somnolent béatement sur le seuil de leur porte, la pipe aux lèvres, se réchauffant aux douces caresses du soleil levant.
La femme malinkèse est très rarement maltraitée, peu rudoyée, et la qualité de mère la fait respecter à l’égal d’une madone ; toutefois aucun labeur, même les plus durs, ne lui est épargné. Elle occupe peu de place au foyer où le maître de la maison la considère simplement comme la mère de ses enfants et une domestique de confiance, soumise et résistant aux plus rudes fatigues. Cependant, les femmes des chefs de cases riches (chefs de famille) n’ont généralement guère d’autres occupations que la culture et l’arrosage des jardins. Ce travail est encore assez pénible, à cause de la façon rudimentaire dont on puise l’eau avec une calebasse dans les puits, mais enfin, c’est le seul, avec la préparation de la nourriture du maître.
Malgré ces travaux manuels nombreux, elles sont toujours, et sur elles-mêmes et sur leurs vêtements, d’une propreté parfaite. Chaque jour, aux heures de la sieste, alors que leurs maris somnolent à l’ombre, vautrés dans la poussière, elles vont au ruisseau voisin, mettent bas tout leur vêtement, et se lavent à grande eau. Puis elles nettoient leurs vêtements et le linge de la maison, non sans s’asperger encore une fois, alors que ce travail est terminé.
Tout étranger, arrivant à midi près d’un village peut voir se renouveler à son profit la scène de Nausicaa et de ses suivantes, quittant leurs gais ébats dans l’onde pour courir au devant du voyageur altéré, et, dans leur précipitation à étancher sa soif, oubliant de remettre leurs vêtements qu’elles avaient étendus sur l’herbe pour les faire sécher.
Les ablutions continuent le soir dans les jardins après l’arrosage. Et c’est un spectacle vraiment curieux et d’un très vif coloris que celui que présentent au coucher du soleil, ces femmes et ces jeunes filles nues, les bras levés, inondant de l’eau de leurs calebasses leurs corps de bronze se profilant nettement sur le rouge ou le bleu tendre du couchant, encadré par une végétation sombre et épaisse toute dentelée d’un étrange feuillage. (198)
Les diulhas
A l’occasion de son voyage, le capitaine Péroz rencontra à maintes reprises des caravanes de diulhas, comme nous l’avons déjà vu en évoquant le problème des captifs. Il était en effet obligé d’emprunter les seules pistes qui existaient alors.
La corporation des diulhas jouait alors un rôle majeur dans l’ensemble du commerce soudanais entre le sahel et la côte atlantique, sortes de marchands de gros qui affrétaient des caravanes pour acheminer leurs marchandises, produits (sel, bestiaux, mil, or ou kola) ou captifs.
Il convient d’indiquer au lecteur qu’au tout début de sa vie, Samory partagea la vie des diulhas.
« A peine en route, nous avons rencontré une longue procession de marchands colporteurs, diulhas, suivis de leurs femmes. Pendant que ces messieurs marchent tout à l’aise, les mains ballantes, le large chapeau sur la tête et le fusil sur l’épaule, la crosse en arrière, leurs épouses ploient sous le faix d’énormes fardeaux placés en équilibre sur leurs têtes : les bébés qu’elles allaitent, et dont presque toutes sont pourvues, sont soutenus sur les reins de leurs mères par une large bande d’étoffe ; ils ballottent endormis deçà delà, leurs petites têtes crépues rejetées en arrière, dans un balancement cadavérique. C’est ici la coutume ; foin de galanterie ! Aux hommes les doux loisirs, aux femmes, les pesants fardeaux, les durs labeurs, sans que les devoirs conjugaux soient en rien amoindris.
Les malheureuses n’ont même pas la ressource de la coquetterie pour amadouer leurs tyrans : un morceau d’étoffe enroulé autour des reins, quelques verroteries au cou et de l’ambre dans les cheveux relevés en forme de cimier constitue tout leur accoutrement. Quant aux hommes, dans les pays malinkés de la rive gauche du Niger, diulhas ou paysans, chef ou pauvre, voici comment ils s’habillent.
Les coiffures sont de trois sortes : chapeau, bonnet ou turban…
La pièce principale du vêtement est une sorte de blouse très ample, sans manches, descendant jusqu’à la ceinture ou jusqu’aux genoux, suivant les ressources de chacun ; elle est blanche, bleue ou jaune… Le pantalon, jusqu’au Niger, a l’apparence d’une jupe de zouave raccourcie jusqu’au-dessus du genou… La chaussure se compose uniformément d’un cothurne fait d’un morceau de peau de bœuf découpé d’après la forme du pied et de lanières qui le retiennent au cou de pied et au talon…
Si les vêtements, surtout pour les femmes, sont d’une simplicité exemplaire, en revanche les bagues, les bracelets, les morceaux d’ambre, les verroteries de toute sorte font une large compensation à la légèreté du costume. »
L’Empire de Samory
A l’occasion de la défense du fort de Niagassola contre les sofas de Samory, au cours de l’hiver 1884-1885, le capitaine Péroz avait déjà eu l’occasion de se faire une opinion sur son armée, et de recueillir des informations sur le nouvel empire, car son origine historique ne datait que des années 1870. Sa mission lui donna la possibilité de confirmer certaines de ses impressions, mais surtout de découvrir toutes les facettes de l’organisation politique et militaire des Etats de l’Almamy.
Il en relata tout d’abord l’histoire, une création qui devait beaucoup aux qualités exceptionnelles de Samory, de chef et de combattant. Déjà la légende de ses conquêtes, de ses faits d’armes, alimentait les chroniques orales de tout le Soudan. Le rôle qu’on attribuait à sa mère Sokhona parait cette saga de toutes les vertus humaines.
De magnifiques cultures
Arrivé à proximité du chef lieu de Bissandougou, Péroz fut très favorablement impressionné par l’état des cultures de l’Almamy :
« Le 13 février nous couchons à Sana : et enfin, le lendemain, à peine en marche, nous entrons dans les cultures particulières de l’almamy-émir. Elles s’étendent sans discontinuité jusqu’à 15 kilomètres au-delà de Bissandougou, couvrant une superficie de 200 kilomètres carrés, entièrement cultivés. Une population de plusieurs dizaines de mille habitants est employée à ces cultures, et elle les entretient d’une façon vraiment remarquable. De distance en distance, à côté de bouquets de bois respectés à dessein, on a construit d’innombrables greniers. A l’ombre des arbres, des cases proprettes et de vastes gourbis sont aménagés pour abriter l’almamy lorsqu’il vient visiter ses propriétés.
A dix heures, nous arrivons dans un de ces refuges qui nous a été assigné comme dernier campement, avant de faire notre entrée solennelle à Bissandougou.
Les cases et les vérandas ont des proportions gigantesques et sont construites avec un soin extrême ; le sol est partout recouvert d’un fin cailloutis très doux sous le pied et qui le préserve de tout contact avec la terre. Ce campement est abrité du soleil par l’épais feuillage de hauts ficus, qui y entretiennent une fraîcheur délicieuse. Tout autour et à perte de vue, s’étend un immense champ cultivé avec un soin presque inconnu en France, à l’exception de celui apporté communément au jardinage proprement dit. Pas un brin d’herbe ne pointe entre les pousses de riz, mil, maïs, patates, kous, ognons, niambis, diabrés, haricots,, coton, indigo ou autres plantes ; chaque espèce particulière est séparée des autres par de larges chemins bien entretenus et, dans chaque carré, le terrain est préparé d’une façon différente, appropriée à l’espèce plantée. (p,354) »
Une très brillante réception
A Kankan, le capitaine avait été accueilli en fanfare par le fils préféré de l’Almamy, Karamoko. Nous évoquerons plus loin le personnage et le rôle que la France voulut lui faire jouer auprès de son père et de sa cour, à l’occasion du voyage qui fut organisé à son intention à Paris, mais surtout pour donner à son père le témoignage de notre puissance.
Sa réception de Bissandougou fut éclatante. Elle était à l’image de la puissance et de la richesse de Samory.
« A peine sommes-nous installés qu’une dizaine de cavaliers arrivent à fond de train sur nous. Ils sont vêtus de rouge et précédés du chef des griots de l’almamy, armé d’un splendide arc d’apparat orné de bandes d’argent ciselé et en peau de fauve. Il est coiffé d’un bonnet de fourrure en forme de mitre, terminé par derrière par une longue bavette qui descend jusqu’à sa ceinture ; son vêtement de cuir souple, curieusement ouvragé de mille mosaïques aux couleurs vives, son pantalon en drap pourpre rayé de bandes de peau de panthères lui font un costume aussi bizarre que lui seyant bien ; ses mains, ses bras et ses jambes sont littéralement couverts de bijoux qui bruissent avec un cliquetis argentin à chacun de ses gestes dont il scande ses paroles.
En passant devant nous, il saute à terre sans arrêter son cheval, et, après s’être prosterné, le front touchant le sol, il se relève et nous parle au nom de son maître dont il est le héraut, tandis que ses cavaliers, qui ont arrêté leurs chevaux dans leur galop furieux, gardent derrière lui une immobilité de statue. » (p,354)
Nous invitons le lecteur curieux à se reporter au texte lui-même qui décrit avec beaucoup de couleur et de précision la cour de l’almamy, les logements, l’entourage, Samory lui-même, son armée et ses nombreuses femmes.
Un royaume puissant
Le capitaine découvrait donc un royaume riche, puissant, et bien organisé, sur le plan politique, judiciaire, et militaire. Par comparaison, la cour d’Ahmadou décrite par Mage faisait triste figure.
Péroz fut légitimement impressionné à la fois par l’accueil fastueux dont il bénéficia, et surtout par tous les signes qui lui étaient donnés d’une organisation politique et militaire qui fonctionnait bien, et qui n’avait rien à voir avec ce que les blancs connaissaient ailleurs.
Péroz fut un des rares blancs à fréquenter longuement la cour de Samory et le personnage lui-même, et il fut un des rares officiers aussi à préconiser une recherche d’entente avec l’almamy. Péroz ne cachait toutefois pas que le pouvoir de l’almamy s’exerçait souvent par la terreur, et qu’une certaine cruauté ne lui répugnait pas toujours, même quand il s’agissait de très proches. Accusant son fils Karamoko de trahison, il le fit enfermer et mourir de faim.
Le capitaine avait enfin glané des informations sur la situation de l’Islam dans les Etats de Samory. La religion qu’il tentait d’implanter dans des territoires encore attachés à l’animisme était relativement modérée, accommodante avec les anciennes croyances.
« L’almamy-émir est chef des croyants et interprète le Coran, dont les préceptes ne paraissent pas préoccuper outre mesure ses sujets. Il est aidé dans cette tache par un jeune marabout, élève des Trarzas, très doux et fort tolérant, dont il a fait son guide spirituel ; grâce à ce conseiller, aussi intelligent qu’aimable, la tolérance est à l’ordre du jour dans l’empire… La seule obligation à laquelle l’almamy contraint strictement les principaux de ses sujets est l’envoi régulier de leur fils à l’école. (414)
Enfin pourquoi ne pas noter une certaine condescendance dans certaines observations, car le capitaine Péroz, comme tous ses pairs de l’infanterie de marine, était convaincu que la civilisation occidentale était supérieure aux civilisations noires de son époque ?
Toutefois, ses carnets d’exploration ou de campagnes ne contiennent aucun mépris de sa part, aucun racisme, se bornent donc à une sorte de description technique, comme savaient le faire les bons officiers.
Le lecteur doit savoir aussi que tous les récits de campagne de Péroz, au Soudan, au Tonkin, et dans le territoire Niger-Tchad, portent la marque d’une grande objectivité, d’un grand respect de l’autre, lorsque dans son comportement, il ne heurtait ni son humanisme, ni sa morale.
Jean Pierre Renaud Tous droits réservés
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