« Français et Africains ? »
« Être citoyen au temps de la décolonisation »
Frederick Cooper
6
Mes conclusions générales (1ère partie)
Les caractères gras sont de ma responsabilité
&
La décolonisation de l’Afrique Occidentale française : dans quelle trajectoire, avec quelles connexions et quelles limitations ?
Dans quel schéma stratégique ? S’il a existé ? En application d’une politique qui aurait existé ?
Est-il pertinent historiquement de faire comme si le processus partait d’une table rase du passé ?
Ma critique ne portera pas sur le contenu d’un livre qui se veut « sur la politique », mais sur son contenu « d’histoire politique ».
Histoire ou politique ?
&
Pourquoi ne pas citer avant toute conclusion générale un passage des réflexions éclairantes du géographe Richard-Molard sur la situation comparée de la métropole et de l’Afrique Occidentale Française, une situation comparée qui suffit peut-être à relativiser tout discours savant sur la citoyenneté, les fédérations ou confédérations, les Etats nations ?
« Chapitre II
Peuples et civilisations
« En quittant la France pour l’AOF, l’avion survole à la tombée de la nuit les campagnes de l’Ile de France, d’Aquitaine. Là, l’homme a infligé à une nature modérée et docile sa marque de maître. Il a domestiqué le terroir. Le cadastre, le réseau des routes et chemins vicinaux, les solides bâtisses de pierre, les contours géométriques attestent une prise de possession sûre d’elle-même depuis des millénaires.
Une dizaine d’heures plus tard, quand le jour parait, l’appareil est déjà au- dessus de la campagne d’Afrique occidentale. Si brusque, si total, le contraste est saisissant. Sur l’épiderme rugueux d’une immensité informe, rebelle, règne une nature sauvage. L’homme ne s’y fait sa place que furtivement, à la dérobée, comme si la terre se refusait. Sion terrain de culture le « lougan » est un chaos de blocs, de troncs calcinés, sans milites nettes ; le brûlis y permettra deux ou trois récoltes. Puis le sol stérile et fragile obligera le paysan à abandonner cette terre à la nature sauvage et à aller ailleurs, brûler et solliciter une certaine pitance… Depuis des millénaires qu’il vit ainsi, l’expérience lui a appris qu’ « l’on ne commande à la nature tropicale qu’en lui obéissant » (Pierre Gourou) Mais son niveau de vie est l’un des plus bas du monde ; le peuplement l’un des plus clairsemés » (p,57 Afrique Occidentale Française)
Est-il utile de noter que les paysans représentaient alors beaucoup plus de 90% de la population africaine ?
&
Ma première remarque portera sur l’intitulé du titre, avec un sous-titre qui contient le mot-clé de « citoyen » dont la définition peut prêter à maintes définitions. Une journaliste du journal Le Monde ne s’en est d’ailleurs pas privée en faisant dériver le sens de ce concept vers la « seconde zone » ;
De quoi s’agit-il précisément dans cet ouvrage ? De philosophie politique, d’histoire des idées, d’histoire politique, ou d’histoire ?
Ma deuxième réflexion a trait au type d’analyse dont pourrait relever le processus que s’efforce de décrire l’auteur.
Nous y reviendrons en conclusion de ces conclusions générales, mais comment ne pas revenir sur d’autres explications de nature stratégique qui pourraient relever aussi bien des théories de Clausewitz ou de Sun Tzu sur la conception de la stratégie.
Pour simplifier, je dirais que dans le premier cas, l’empire colonial français avait atteint depuis longtemps, dès l’origine, « le point culminant de l’offensive », et dans le deuxième cas, le même empire n’avait fait que suivre « le cours des choses ».
Est-ce que la conquête de l’Ouest américain ne s’est-elle pas plutôt inscrite dans un « cours des choses » de la violence des Blancs et de la supériorité des armes?
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Pour rédiger ces conclusions générales de lecture, et après avoir présenté quelques premières remarques et questions, je suivrai le même canevas que celui suivi pour mes chroniques sur les sociétés coloniales :
- I - Le ou les théâtres du processus de décolonisation, situations coloniales et situation métropolitaine, les contextes historiques
- II - Les acteurs de France et d’Afrique Occidentale Française
- III - Le scénario ou l’intrigue de la pièce, telle que racontée par Frederick Cooper
- IV - Les autres contributions à la compréhension du scénario
L’auteur note dès le départ d’une riche et longue analyse : « Ceci est un livre sur la politique » (p,9) en distinguant l’aspect interactif, conflictuel, ou de compromis, et l’aspect conceptuel des mots citoyenneté, nation, empire, Etat, souveraineté, un sens qui soulève incontestablement de redoutables problèmes d’acception, pour ne pas dire de compréhension, ou tout simplement d’application concrète, selon les moments coloniaux et les sociétés coloniales en question : en 1945, que pouvait bien signifier ce nom tout à fait inconnu, dans une acception encore plus inconnue, chez les peuples des monts de l’Atakora ou des forêts de l’Oubangui-Chari ?.
Dans sa conclusion, l’auteur propose tout d’abord le constat ci-après :
« Le spectre d’idées utilisées par les acteurs politiques de la France africaine et de la France européenne dans leur approche de la politique entre 1945 et le début des années 1960 était bien plus large que la dichotomie entre empire colonial et Etat-nation indépendant. Le sens des mots « citoyenneté », « nationalité », « souveraineté » n’était pas figé… » (p,443)
L’auteur pose ensuite la question centrale qui fonde la thèse politique ou historique, c’est selon, qu’il défend, à savoir :
« Comment expliquer que les dirigeants ambitieux et intelligents de la France européenne et de la France africaine se soient retrouvés en 1960 avec une forme d’organisation politique –l’Etat-nation territorial – que peu d’entre eux avaient recherchée et que tous, sauf la Guinée avaient rejetée en 1958 ? …
Si l’on croit dès le départ au grand récit de la transition globale à long terme, de l’Empire vers l’Etat-nation, on peut aussi bien passer à côté de la question (ci-dessus) qui ouvre ce paragraphe. » (p,446)
Registre politique ou registre historique ?
Il s’agit d’un texte dense, riche, très bien documenté, mais souvent difficile à lire, dans son déroulement, compte tenu de la quantité de questions qu’il pose à un lecteur qui dispose d’une petite culture d’histoire coloniale, sinon d’expérience coloniale..
Ce lecteur est tout d’abord surpris de voir cette analyse ne pas avoir été construite sur la triade conceptuelle centrale que l’auteur avait retenue dans son livre « Le colonialisme en question », c’est-à-dire les trois concepts d’identité, de modernité, et de globalité.
L’auteur fonde son analyse sur la compréhension historique de concepts juridiques complexes, difficiles à interpréter, tels que citoyenneté, égalité, souveraineté, Etats-nations, d’autant plus difficiles qu’ils n’avaient pas le même sens pour les acteurs du processus décrit, et dans le contexte des sociétés coloniales concernées.
Effet de loupe aussi de cette étude ? Représentativité du cas colonial traité ? Un biais dont l’auteur a parfaitement conscience dans l’aveu qu’il fait à la page 11 :
« Les lecteurs constateront peut-être également un certain « sénégalocentrisme » dans ce récit, bien que le reste de l’Afrique Occidentale française, en particulier le Soudan et la Côte d’Ivoire y occupe une place importante. Cette inclination reflète non seulement les inévitables compromis auxquels l’étude de vastes espaces différenciés expose le chercheur – et l’inégale qualité des matériaux de recherche disponibles – mais aussi un processus historique. Ce fut un modèle de citoyenneté plus ancien, développé dans les Quatre Communes du Sénégal, qui donne le fondement des dispositions sur la citoyenneté adoptée pour toute la France d’outre-mer après 1946, et les députés sénégalais de l’assemblée jouèrent un rôle important dans la rédaction de ces dispositions. »
Cette analyse fait l’impasse sur le volet économique et financier du dossier, tout en se distinguant d’une certaine façon de l’analyse qu’a proposée Mme Huillery sur les relations coloniales existant entre la France et l’AOF : le but de sa thèse, fragile sur le plan scientifique, était de démontrer que, contrairement à ce que l’on raconte, ce n’aurait pas été l’Afrique qui aurait été le fardeau de la métropole, mais le contraire.
Car comment comprendre autrement ces revendications des dirigeants africains ?
D’autres questions encore relatives au contexte international, qu’il soit mondial, européen, ou africain, au poids marginal de l’AOF dans le commerce extérieur français, au coût de la présence française en Afrique, au rôle des opinions publiques (lesquelles ? avec quelle mesure ?), aux rapports existant dans les situations coloniales entre une minorité d’évolués et l’immense majorité des illettrés, à l’écart existant entre l’histoire d’en haut, celle de l’auteur, et l’histoire d’en bas, écart entre celle des populations de la côte et celles de l’hinterland.
Que de questions à examiner à grands traits afin de voir si la thèse défendue par Frederick Cooper est pertinente !
I
Le théâtre de la décolonisation : le théâtre métropolitain et les théâtres coloniaux
Quel était le contexte en France et sur le plan international ?
En 1945, la France sortait à peine de la Deuxième Guerre mondiale. Le pays avait été envahi successivement par la Prusse, puis l’Allemagne, à trois reprises, en 1870, 1914, et 1939, et au début de la Deuxième Guerre mondiale, le même pays tentait de se relever du troisième choc que fut la grande dépression de 1929.
C’est dire que l’état de la France n’était déjà pas très brillant en 1939.
En 1945, et une nouvelle fois, le pays était à reconstruire et ses habitants étaient encore astreints au régime des cartes d’alimentation qui dura jusqu’en 1947.
L’économie française vivait sous perfusion du Plan Marshall (américain).
La France regardait ailleurs que vers ses colonies !
Les discussions constitutionnelles étaient l’apanage de cercles politiques et économiques restreints, et peu de parlementaires d’origine métropolitaine s’y investirent avec le même dynamisme que les dirigeants africains pour ne parler que d’eux, car l’étude Cooper fait aussi l’impasse sur les problématiques parallèles qui pouvaient exister dans les autres parties de l’empire, transformé en une Union Française dans les limbes, des problématiques qui ajoutaient à la complexité des solutions à trouver, pour ne pas dire les quadratures du cercle à résoudre.
De plus, et très rapidement, dès 1945, le pays eut à faire face à la guerre d’Indochine, à la rébellion malgache en 1947, et enfin à la guerre d’Algérie en 1954, pour ne pas citer plus tard, en Afrique noire, la rébellion camerounaise.
Un des facteurs qui a sans doute pesé sur le déroulement de ce processus est constitué par la sorte de dette morale, politique, et économique de la France qui avait trouvé dans les territoires d’outre- mer leur concours pour contribuer à la libération de la métropole, aux côtés des alliés, et pourquoi ne pas le dire, à la préservation du rôle de « grande puissance » de la France, fût-elle sans commune mesure avec celui du passé.
Pourquoi ne pas souligner à cet égard que les Français d’Algérie, aux côtés des Algériens, n’avaient pas hésité à s’engager sans la nouvelle armée française, et que la mémoire de ce concours compta dans la liste des éléments de la problématique algérienne ?
En AOF, le poids de la guerre fut important pour la population en raison des nombreuses réquisitions et taxations qui la frappèrent, souvent exagérées ou absurdes, telle celle citée par le géographe Richard-Molard :
« Tel cercle (la circonscription de base, il y en avait de l’ordre de 120 pour toute l’AOF) est imposé en miel. Il n’en produit pas. Son commandant est puni pour avoir télégraphié à son gouvernement : « Accord pour miel. Stop. Envoyez abeilles. « (p,167)
Le contexte international fut rapidement marqué par la guerre froide entre l’Occident et l’URSS, avec ses premiers effets en Afrique, la montée en puissance des pays du Tiers Monde à la Conférence de Bandoeng en 1955, avec leur appel à l’indépendance, soutenu à la fois par les Etats Unis, la nouvelle puissance mondiale, conjointement avec l’ONU. Il convient de rappeler que dans la région examinée par l’auteur, la France administrait, sous son contrôle, deux anciennes colonies allemandes, le Togo et le Cameroun, dont l’évolution ne pouvait pas ne pas influencer celle de ses voisins.
La Gold-Coast, voisine de la Côte d’Ivoire, avec son leader Nkrumah, était en train de voguer vers son indépendance.
Comment était-il possible que dans un tel contexte international et national, la France ait pu avoir une politique bien définie dans le cas traité ?
C’est d’ailleurs une des conclusions d’un bon connaisseur de l’AOF, M. de Benoist, dans le livre « L’Afrique Occidentale Française »
Le théâtre de la France
Les premiers sondages d’opinion publique qui furent effectués en métropole sur les relations métropole avec l’outre-mer dont fit état l’historien Ageron donnèrent des résultats ambigus, mitigés, ou contradictoires, au fur et à mesure des années, et de la durée de la guerre d’Algérie.
Fin 1949, 27% seulement des Français prêtaient quelque intérêt aux informations concernant les territoires d’outre-mer… 19% des français ne connaissaient le nom d’aucun territoire d’outre-mer tandis que 28% seulement pouvaient en citer cinq ou plus… L’Afrique occidentale française n’était citée que par 12% des Français, l’AEF par 11% » (CNRS/8)
L’historien Ageron concluait son étude :
« La connaissance de l’outre-mer et l’intérêt porté au destin de l’Union française sont toujours restés de 1946 à 1962 le fait d’une minorité. Un quart seulement des français prêtaient quelque intérêt aux informations concernant les territoires d’outre-mer et plus de la moitié d’entre eux ne pouvaient en 1949, donner une définition même inexacte de l’Union française. En 1962, malgré les guerres coloniales et les indépendances, un quart de la population restait incapable de citer un seul des quinze Etats d’Afrique noire d’expression française…» (p, 213,214,215 du livre « Supercherie Coloniale », chapitre VIII Sondages)
Dont acte !
Que dire aussi du rapport marginal qui existait alors entre l’économie française et celle de l’AOF ?
Faible écho des problèmes d’AOF dans l’opinion publique française, mais toute aussi faible importance économique de l’AOF pour la France, pour ne pas dire marginale.
Quelques chiffres pour situer les enjeux :
En 1938, le budget de l’AOF était de 51 millions de francs 1914, comparé à celui de la France, de 3,4 milliards francs 1914, soit 0,015 %.
En 1950, le commerce extérieur de l’AOF représentait 3,5% du commerce extérieur de la France (0,610 millions de francs 1914 contre 266,35 millions de France 1914), alors que le rapport de population entre les deux ensembles était de 17 millions d’habitants contre 40 millions d’habitants.
En 1938, la population européenne était peu nombreuse, 24 798 personnes contre 15 millions d’habitants, plus ou moins bien recensés, en AOF.
Rien à voir donc avec par exemple les données démographiques de l’Algérie qui comptait de l’ordre d’un million d’européens face à 8 millions d’algériens.
Pour situer de façon encore plus précise les enjeux, rappelons quelques- unes des données dont nous avons fait état dans notre lecture critique de la thèse Huillery : jusqu’en 1945, date de la création du FIDES, une loi de 1900 avait fixé pour règle du financement du développement économique des colonies, dont l’AOF, ce que les Anglais appliquaient de leur côté, l’autofinancement, et dans le cas présent, un financement assuré par des emprunts placés dans le public de métropole
A partir de 1945, un changement complet de règle du jeu avec un financement largement subventionné par la métropole : entre 1945 et 1957, l’AOF a bénéficié du concours de subventions et d’avances d’un montant de 959 millions de francs 1914, dont 463 millions en subventions, soit un total de 3,211 milliards euros 2014, dont 1,550,milliard euros 2014 en subventions, une grande partie des avances étant convertie en subventions. ( voir mes analyses de la thèse Huillery)
Il parait difficile de faire l’impasse sur le volet financier de la décolonisation en examinant les relations entre la métropole et ses colonies, sans en tenir compte dans le débat engagé sur la citoyenneté qui n’était pas uniquement celui de la dignité africaine revendiquée et retrouvée.
Les principaux acteurs de ce débat savaient que les budgets de l’AOF étaient largement subventionnés par la métropole et que les revendications d’égalité sociale n’étaient pas soutenables pour le budget de la France. Au Sénégal, les coûts en personnel représentaient 58% du budget, et 51% au Soudan. (de Benoist, p,519)
En août 1958, lors de sa tournée célèbre en Afrique noire pour défendre son projet de nouvelle constitution, de Gaulle avait notamment déclaré à Conakry, en Guinée, le pays de Sékou Touré :
« Ces territoires nous coûtent beaucoup plus cher qu’ils nous rapportent. S’ils veulent nous quitter, qu’ils le fassent. »
Le théâtre colonial de l’AOF
Quelques traits rapides :
L’Afrique Occidentale française couvrait un immense territoire qui, jusqu’à la colonisation française était fermé sur lui-même, comme l’a fort bien décrit le géographe Richard-Molard dans son livre sur ce territoire.
A tous les lecteurs intéressés par ce type de sujet, je recommande vivement la lecture de cet ouvrage qui permet de découvrir la très grande complexité de ces territoires.
Dans son introduction, l’auteur les décrivait dans leur « anémiante continentalité » (p,XII):
« La géographie physique, les genres de vie et l’histoire ont enfermé ce monde noir dans l’un des blocs continentaux les plus étanches du monde, marginal dans un continent marginal. » (p,129)
Sa géographie physique et climatique était très variée, allant du désert du Sahara, à la zone du Sahel, de la savane, puis à celle côtière de la forêt.
La fédération couvrait 4,619 millions de kilomètres carrés, le sixième de l’Afrique, pour une population en 1950 de l’ordre de 17 millions d’habitants (hors Togo), dont 2,1 millions au Sénégal, 0,567 million en Mauritanie, 0,302 million au Soudan, 2,261 million en Guinée, 2,170 en Côte d’Ivoire, 3,108 million en Haute Volta, 1,535 million au Dahomey, et 2,127 million au Niger. Le Togo comptait 0,980 million d’habitants.
Il convient de rappeler le rôle majeur, un rôle trop souvent ignoré, de l’urbanisation des colonies, notamment des villes côtières, Dakar, Conakry, Abidjan, Porto Novo, avec le développement démographique explosif de la capitale fédérale qui passa par exemple de 92 500 habitants en 1936 à 250 000 habitants en 1951.
Comment ne pas noter que cette capitale, tête disproportionnée par rapport au corps de ces immenses territoires, fut au cœur des revendications politiques et sociales de l’AOF ?
L’AOF était une fédération composée de sept colonies, plus un territoire sous mandat, le Togo dont au moins trois d’entre elles étaient situées dans l’hinterland, le Soudan, la Haute Volta et le Niger. Les colonies les plus acculturées, mais en même temps naturellement les plus développées et les plus riches, étaient celles des côtes, le Sénégal, la Guinée, la Côte d’Ivoire, et le Dahomey, la Mauritanie, constituant une sorte de parent pauvre du Sénégal.
Le Togo relevait concrètement de l’administration fédérale.
A Dakar, l’administration fédérale avait un caractère boursouflé dont les causes étaient peut-être celles de l’histoire de la colonisation au Sénégal et au statut des quatre communes de plein exercice de cette colonie (1916), alors que l’ensemble du territoire était administré par une administration légère, qui n’aurait pu fonctionner sans le truchement des lettrés ou évolués africains.
Au moment de la colonisation, ce que nous appelons un Etat n’existait pas, aussi bien pour cet ensemble que pour chacune des colonies dont les frontières avaient été fixées par fait du prince. Il convient toutefois de noter que dans beaucoup des régions, il existait encore des traces vivantes des anciens empires d’Ahmadou ou de Samory, ou des royaumes de Sikasso, du Mossi, du Baoulé, ou d’Abomey.
L’AOF était un véritable patchwok religieux, culturel, ethnique, et linguistique.
Trois courants religieux étaient en concurrence : un Islam conquérant venant du nord, un christianisme également conquérant venu des côtes, et un animisme et fétichisme encore vivace dans les régions du sud.
Patchwork ethnique et linguistique, car la fédération était un composite de peuples très différents : il n’y avait pas beaucoup de points communs entre les « évolués » du Sénégal, ou des côtes, les Ouolofs, les Touaregs, les Malinkés, les Baoulés, ou les Fons.
L’africaniste Delafosse y avait compté de l’ordre de 126 langues ou dialectes, et ce fut le français qui devint au fur et à mesure le langue véhiculaire des évolués.
Le géographe Richard-Molard avait décrit ainsi la situation : « un agrégat inconstitué de peuples désunis » (p,88)
Il convient de rappeler également que la plupart de ces sociétés africaines, pour ne pas dire toutes, avaient été ravagées par des guerres intestines, la traite des esclaves, en même temps que se maintenait un esclavage domestique tenace, et une structure sociale de classes, sinon de castes, vivace.
Elle comptait un petit nombre de citoyens, principalement au Sénégal. La grande majorité de la population était encore illettrée. Il n’existait pas d’état civil à l’occidentale, entre autres parce que le colonisateur avait toujours hésité à s’attaquer au problème insoluble des statuts personnels, et tout autant parce qu’il s’agissait d’un immense chantier.
Rappel historique sommaire
Afin de mieux comprendre et de pouvoir évaluer la pertinence de l’analyse Cooper, il est utile aussi de rappeler quelques données historiques succinctes, car le processus décrit par ce dernier était largement le résultat d’une longue trajectoire sur laquelle il parait difficile de faire l’impasse.
La présence de la France sur les côtes sénégalaises était très ancienne, notamment à Saint Louis. Elle datait de l’Ancien Régime, et la venue de Faidherbe sous le Troisième Empire, celui de Napoléon, lui donna sa première forme coloniale, avec son élargissement géographique et politique, le long du fleuve Sénégal, non navigable, en direction de ce qu’on appelait alors le Haut Sénégal, c’est-à-dire les confins du Soudan, dont le territoire était articulé le long du fleuve Niger, dans le bassin du même nom.
Les véritables opérations militaires de la conquête coloniale de l’hinterland, en direction du Niger s’échelonnèrent entre les années 1880 et 1900, pour aller jusqu’à Tombouctou, au nord, Sikasso et Bissandougou, sur les marches du sud.
La France y combattit successivement les almamys du bassin du Niger, El Hadj el Omar, puis Ahmadou et Samory, mais ces opérations de conquête de type relativement artisanal n’eurent rien à voir avec celles, de type industriel, des Anglais au Soudan Egyptien, en Afrique du Sud, ou pour la France à celles d’Indochine ou de Madagascar.
La France coloniale entreprit depuis les côtes du sud de conquérir les territoires qui constituèrent ensuite les colonies de Guinée, de Côte d’Ivoire, et du Dahomey.
Celle du Dahomey, le fut avec une petite armée, relativement modeste, comparée à celle que les Anglais déployèrent à plusieurs reprises contre le royaume Ashanti, en Gold Coast.
La conquête de la Côte d’Ivoire s’effectua au prix d’une pacification violente, meurtrière, qui se prolongea jusque dans les années 1910.
Au dire de la plupart des témoins et observateurs objectifs, la pacification française mit fin à des guerres intestines entre peuples africains, et établit une sorte de paix civile.
Ces territoires groupés dans une fédération créée en 1895, étaient gouvernés par décret, les gouverneurs ayant délégation pour réglementer les territoires dont ils avaient la charge.
Les Africains étaient soumis à un régime juridictionnel discriminatoire, le Code de l’Indigénat, qui avait toutefois pour effet de respecter le gros des coutumes locales dans chaque peuple, et elles étaient à la fois complexes et nombreuses.
La seule partie de ces territoires qui bénéficiait d’un régime politique dérogatoire était celle constituée par les quatre communes du Sénégal, Kaolack, Thiès, Saint Louis, et Dakar, qui avaient été reconnues comme des communes de plein exercice, à la française, et qui élisaient un député à la Chambre des Députés.
Pourquoi ne pas noter qu’en 1848, le Sénégal élut un premier député, et à nouveau, en 1875, sous la Troisième République ?
Pendant la Première Guerre mondiale, sous la houlette du député Diagne, le Sénégal en premier, aidé par les autres colonies d’AOF, fit un effort important pour aider la métropole à vaincre l’Allemagne, et la France accorda alors la pleine citoyenneté aux citoyens des fameuses quatre communes.
La situation politique de l’AOF évolua peu entre les deux guerres, mais la deuxième provoqua un choc dans tout le système colonial, en fit ressortir tous les fissures, en même temps qu’il avait contribué à mettre en place une petit élite d’évolués dans la plupart des colonies qui exprimaient de nouvelles revendications en accord avec l’esprit du temps, notamment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
1945-1946, la révolution politique en AOF
En 1945-1946, l’AOF fut bouleversée par une révolution politique aux aspects multiples, fondée sur le principe général d’une citoyenneté française reconnue à tous les sujets de l’ancien empire, avec la suppression du Code de l’Indigénat et du travail forcé, mais avec un contenu de citoyenneté qui n’était pas véritablement précisé.
La liberté de constituer des syndicats et des partis fut accordée aux nouveaux « citoyens »..
Lors de la première Constituante de 1946, l’AOF se vit attribuer 13 sièges de députés, et 19 sièges de Conseillers de la République, une représentation qui permit à ces parlementaires de faire leurs premières armes politiques en métropole, et de damer le pion aux meilleurs parlementaires de métropole, mais qui de ce fait même, les éloignait des aspirations de leurs terres natales qui comptaient alors un petit nombre d’évolués, dont ils étaient issus, sorte d’avant-garde de leurs peuples très majoritairement illettrés.
Une toute petite minorité d’africains parlait et écrivait en français, et la scolarisation ne touchait qu’un petit nombre de jeunes, de l’ordre de 3,5% en Guinée, de 3,8% au Soudan, de 10% au Sénégal, ou de 12,4 % au Dahomey.
Il ne s’agit que d’une description à grands traits de la situation coloniale de l’AOF qui était celle de l’année 1945, mais elle montre déjà clairement que cette fédération coloniale suivait une trajectoire qui avait commencé cinquante années auparavant.
D’autres éléments de compréhension sont à citer, dans les très nombreuses statistiques qu’a rassemblées Joseph Roger de Benoist dans son livre « L’Afrique occidentale française ».
En 1946, combien d’électeurs ?
Le 5 mai 1946, et le 17 octobre 1946, quel était le chiffre des électeurs inscrits, c’est-à-dire des africains qui avaient un statut de citoyen ?
5/05/46 17/07/ 46
Sénégal Mauritanie 46 075 53 859
Côte d’Ivoire 3 836 4 442
Soudan Niger 3 314 3 749
Guinée 1 910 2 310
Dahomey Togo 1 502 1 690
Total AOF 56 637 66 057
Ces chiffres font apparaître le poids dominant du Sénégal dans le corps électoral, et mettent en question également la représentativité de ce corps électoral qui a connu ensuite une explosion, mais dans un cadre de citoyenneté qui avait déjà changé : plus de dix millions d’électeurs étaient inscrits pour le référendum de 1958.
Les syndicats, quel effectif ?
Quelques chiffres aussi d’un corps électoral qui a joué un rôle très important dans le processus de la décolonisation en AOF, tout spécialement étudiée par Frederick Cooper, celui de l’effectif des syndicats :
1948 public privé total
CGT 18 500 24 000 42 500
Autonomes 2 500 15 000 17 500
CFTC 1 500 7 000 8 500
FO - 1 000 1 000
Total 22 500 47 000 69 500
Les nouveaux dirigeants africains s’appuyèrent sur une des rares organisations de type « national » qui exista à partir de 1945, les syndicats.
En Guinée, Sekou Touré fit de son syndicat son cheval de bataille.
La CGT représentait plus de 61 % des effectifs, et le lecteur n’oubliera pas de relier cet effectif au fait que la CGT d’AOF était alors un satellite de la CGT française, qui était aussi un satellite du Parti Communiste Français.
Un exemple tout à fait intéressant de vraie « connexion », un concept cher à l’auteur, qui a joué un rôle majeur dans le processus qu’il décrit.
Quelques mots enfin sur la presse d’AOF, dont fait état à plusieurs reprises le même auteur.
Rappelons une fois de plus ce constat, à savoir que dans la plupart des analyses historiques de la colonisation française, en ce qui concerne les idées coloniales (Girardet), les cultures coloniale ou impériale, la propagande coloniale, la presse métropolitaine n’a pas fait l’objet d’une analyse statistique sérieuse, afin de tenter de mesurer l’existence et l’évolution des effets de ces concepts dans la presse métropolitaine, alors que le volume de cette presse était considérable.
Comparée à la métropole, la presse d’AOF avait alors un caractère modeste, et souvent artisanal, son audience était limitée à un public citadin.
L’auteur cite tel ou tel organe de presse, par exemple « L’Essor », le journal du parti de l’Union soudanaise-RDA de Madeira-Keïta à Bamako, sans en donner le tirage, alors qu’il n’était pas très important. (p,402) En 1952, le tirage du numéro quotidien était de 500 exemplaires, plus celui de l’hebdomadaire.
A partir de 1945, fleurit une presse très variée, mais avant tout sur les côtes, et au Sénégal, le plus souvent d’origine syndicale, et avec de faibles tirages.
Pour cette période, M.G.F.Euvrard avait recensé 235 titres, dont quatre seulement dépassaient les 10 000 exemplaires. (Mémoire de fin d’études Ecole nationale Supérieure des Bibliothèques- 1982)
1946 : révolution dans la relation économique et financière entre la France et l’AOF avec la création du FIDES
A la fin de la guerre, le gouvernement français créa le Fonds d’Investissement et de Développement Economique et Social avec lequel la métropole finançait les programmes d’investissement des territoires, dont l’AOF.
Rappelons tout d’abord, que la colonisation, outre la mise en place de structures de type étatique, avait fait entrer l’AOF dans le système monétaire français, et doté la fédération et les colonies de budgets, alors qu’à l’évidence ils n’existaient pas.
Jusqu’en 1945, le principe des relations financières entre la métropole et les colonies était celui du « selfsuffering » anglais, c’est-à-dire du financement de leurs équipements par les colonies elles-mêmes, impôts et taxes locales, plus la souscription d’emprunts auprès des épargnants français.
A partir de 1946, le FiDES alimenta le financement de ces programmes par voie de subventions et d’avances de faible intérêt, lesquelles, comme nous l’avons noté dans notre critique de la thèse Huillery, se transformèrent rapidement en subventions. Le montant de cette aide représentait un pourcentage très important des recettes des budgets de l’AOF.
Il est évident que dans la négociation politique engagée après 1945, entre la France et l’AOF, terrain d’analyse privilégié par l’auteur, il s’agissait d’un facteur de décision majeur pour un pays une nouvelle fois ruiné par la guerre, alors que les dirigeants africains faisaient le forcing pour qu’en plus d’une égalité politique à définir, la France finance l’égalité sociale, alors qu’elle-même ne bouclait ses budgets que grâce à des subsides américains.
il était nécessaire de décrire à grands traits le « théâtre » géographique et historique de la décolonisation en AOF, dans l’avant 1945, car le processus analysé par l’auteur ne s’inscrivait pas dans un contexte de « table rase ».
Jean Pierre Renaud
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Demain, le 22/10/15, la deuxième partie