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3 février 2024 6 03 /02 /février /2024 10:42

Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale (1890-1920)

Suite

 

                                         Première Partie                                               

Premiers regards blancs sur les mondes noirs

 

Le prince Karamoko à Paris (1886)

Chapitre 6

 

1886 : une tentative française de truchement politique entre monde blanc et monde noir

 

La visite du prince Karamoko à Paris

 

           Qui eut assez d’imagination et d’intelligence, osa sortir des sentiers battus, en proposant à Samory de découvrir, grâce à la personne interposée de son fils préféré de l’époque, Karamoko, la France, les Français, Paris, où il séjourna plusieurs mois ? Sans doute le colonel Frey, alors commandant supérieur du Haut Sénégal, un officier dont les états de service ne manquèrent pas d’indépendance et d’originalité.

           Frey faisait partie de cette petite cohorte d’officiers coloniaux qui ne se contentaient pas d’images rapides, toutes faites, sur les mondes étrangers qu’ils fréquentaient, aussi bien en Afrique occidentale qu’au Tonkin.

            Lors du séjour du capitaine Péroz, à Bissandougou, le colonel Frey le chargea de convaincre Samory de laisser partir son fils Karamoko vers la France.

            A l’occasion de la présentation du livre de Péroz Au Soudan, à la Société d’Emulation du Doubs, le 10 août 1889, à Besançon, un de ses responsables expliquait le pourquoi de ce voyage.

         «  Peu après eut lieu le voyage à Paris de son fils Karamoko, voyage, on s’en souvient, qui occupa beaucoup la presse d’alors, mais qui, au fond, avait un but plus sérieux que celui d’amuser les badauds de la capitale. Il s’agissait de donner au prince soudanais une idée générale de notre puissance, et de détruire ainsi les préjugés des siens qui faisaient de la France un ensemble d’îles pauvres et peu habitées, placées à l’embouchure du Sénégal. »

       Trois remarques à ce sujet :

            - Ce voyage s’inscrit parfaitement dans la problématique que nous avons décrite dans un chapitre précédent, concernant les premiers contacts et échanges entre le monde blanc et le monde noir.

            Si les Français ignoraient alors beaucoup de choses sur l’Afrique, comme aujourd’hui du reste, les mœurs, les institutions, la géographie territoriale des pouvoirs, entre lignages, villages, royaumes, empires, et ethnies, les Africains étaient encore plus ignorants de l’Europe, tout au moins ceux de l’hinterland, et Samory faisait partie de ceux-là.

.           Nous avons vu plus haut, avec le capitaine Toutée, que les populations africaines de la côte n’avaient pas obligatoirement non plus une image fidèle du monde blanc.

           - Il est évident que ce voyage avait un but politique, convaincre Samory de la réalité de notre puissance en s’appuyant sur le témoignage d’un fils, en qui l’Almamy avait toute confiance.

           - Ce voyage n’eut pas les résultats escomptés, soit de la faute de Samory, soit de la faute de la France, puisqu’il ne mit pas fin à la guerre que la France avait engagée contre l’Almamy, guerre qui se conclut par sa défaite en 1898, douze ans plus tard.

            Entre temps, le prince Karamoko s’était retrouvé à plusieurs reprises à la tête de l’une des armées de Samory, et le capitaine Péroz, à nouveau en face de l’Almamy et de son fils, comme adversaire, dans les deux années 1891-1892, quand la colonne du colonel Humbert conquit le Ouassoulou et sa capitale, Bissandougou.

           L’historien Person, qui consacra une véritable somme à Samory, de plus de deux mille pages, extraites à la fois des traditions orales africaines et des comptes rendus militaires, notait :

            « Le départ pour un pays lointain et mystérieux du troisième fils de Samory, qui était alors son préféré, sinon, comme on l’a écrit son héritier, doit être jugé comme un événement extraordinaire… Ce voyage n’avait donc pas uniquement un but politique précis, mais il visait à provoquer un choc psychologique.  (P.691) »

           Péroz eut beaucoup de peine à convaincre Samory de lui confier son fils Karamoko qu’il accompagna de Bissandougou à Saint Louis.

         Frey écrivait :

            «  Il confia Karamoko, son fils, à la mission française, pour le présenter au commandant supérieur (alors Frey) et au gouverneur ; puis malgré sa répugnance que lui inspirait un trop grand éloignement de ce fils préféré, sur une demande du colonel Frey, il autorisa son départ pour la France.

            Emmène mon fils, écrivit-il à ce dernier, je te le confie. A partir de ce moment, et pendant tout le temps qu’il sera dans ton pays, sers-lui de père ! J’ai pleine confiance dans les Français ! (F/180)

           Le prince Karamoko débarqua à Bordeaux le 9 août 1886, où il prit le train de Paris le 11 août 1886.

            La France l’installa au Grand Hôtel, et il partagea son temps entre les spectacles, les visites officielles, et l’étude des questions militaires.

            Frey a raconté dans son livre le séjour de Karamoko à Paris :

            « Karamoko vint donc à Paris, où l’ambassade ouassoulienne eut son heure de célébrité…

            Leur arrivée à Bordeaux, leur trajet en chemin de fer, leur séjour d’un mois à Paris furent pour Karamoko et pour sa suite une série de singulières surprises : ils marchèrent comme dans un rêve, d’étonnement en étonnement, de stupéfaction en stupéfaction.

            Les merveilles de la capitale, les représentations auxquelles ils assistèrent dans les théâtres et dans les cirques furent pour eux des spectacles d’une étrangeté et d’une splendeur incomparable…

            Karamoko fut, pendant son séjour à Paris, l’objet d’une vive curiosité. (F/182)

            Dans la capitale, il fut reçu par les plus hautes autorités de l’Etat : La Porte, secrétaire d’Etat aux Colonies, l’amiral Aube, ministre de la Marine et des Colonies, Freycinet, Président du Conseil, et enfin, Grévy, Président de la République.

            Boulanger, le jeune général, ministre de la Guerre, alors en pleine ascension politique, lui fit visiter des établissements militaires et l’autorisa à assister aux grandes manœuvres militaires du mois d’août 1886.

        Concernant le premier traité que son père venait de signer avec la République Française, le général exprima son espoir :

            « Je suis convaincu, lui dit-il en terminant, que vous emporterez de votre voyage l’opinion que la France est une nation puissante et qui traite ses hôtes avec la plus grande générosité. »

   Le prince reçut beaucoup de cadeaux, dont l’un d’entre eux retiendra notre attention plus loin.

            Aucune trace écrite ne semble avoir subsisté de ce voyage à la cour de Samory, une fois le prince revenu, avec une infinie lenteur, à travers le Haut Sénégal.

            Le capitaine Péroz avait fait placer un espion auprès de Karamoko, mais que pouvait-il rapporter d’utile ?

        C’est dans son autre livre Au Niger, dans lequel Péroz rend compte de sa dernière campagne au Soudan, dans les années 1891-1892, que le capitaine se livre à une interprétation du choc culturel qu’avait dû ressentir le prince Karamoko.

           A l’occasion des combats sur le Niger, les troupes coloniales mirent la main sur une malle en zinc appartenant à Karamoko, malle qu’il avait rapportée de son voyage, et le capitaine de raconter :

            «  La prise la plus curieuse fut sans contredit une malle en zinc peint, propriété du prince Karamoko, qui renfermait parmi de nombreuses surprises une collection de journaux illustrés de Paris et de Londres représentant Karamoko se délectant des douceurs de son séjour au Grand Hôtel en 1886 : le prince à table, le prince dans sa chambre à coucher, le prince roulant en huit ressorts sur les boulevards. Que ces temps de splendeur et de luxe sont loin ! Maintenant, il faut, courbé par la volonté absolue d’un père inflexible, coucher sur la dure au hasard des événements, exposé à de fâcheuses surprises comme celles de ce matin, et se contenter d’une maigre pitance qui ternit le vernis des joues potelées d’antan.

            Un peu de reconnaissance et surtout l’espoir de refaire quelque jour un aimable séjour dans la capitale ont toujours fait de Karamoko l’apôtre de la paix dans les conseils de son père ; il eut volontiers tout lâché pour continuer avec les Français l’agréable vie de prince dont on lui avait donné un si alléchant avant-goût ? Mais Samory ne se paie pas de bagatelle ; il a fallu courir la campagne et entendre trop souvent hélas ! A son gré, siffler à ses oreilles les balles de ses amis les Français.

            J’imagine que lorsque Karamoko représentait à Samory notre puissance militaire dont la comparaison avec la sienne, malgré son nouvel armement en fusils à tir rapide, ne pouvait laisser aucun doute sur l’issue de la lutte, l’Almamy devait lui répondre quelque chose d’approchant traduit en bon français : Nous périrons tous les uns après les autres s’il le faut, mais nous périrons glorieusement… (AN/19) »

           Le capitaine Péroz était alors l’officier le plus proche de l’Almamy, d’autant plus qu’il  pouvait s’entretenir avec lui, sans interprète, dans la langue malinké, comme déjà indiqué. Son interprétation n’était sans doute pas loin de la vérité.

           Toujours est-il que ce voyage fut vraisemblablement la cause de la perte de confiance de Samory à l’égard de son fils Karamoko, une perte de confiance qui s’aggrava au fur et à mesure des années. L’Almamy fut de plus en plus convaincu que son fils était prêt à le trahir, ou le trahissait déjà, et qu’il fallait donc l’empêcher de nuire.

            Comme nous l’avons déjà signalé, Samory fit enfermer Karamoko et le laissa mourir de faim.

            L’exemple de Karamoko est intéressant à beaucoup de points de vue, mais il montre la difficulté que la France et l’Empire de Samory des années 1880  rencontraient, à la fois pour s’informer mutuellement, et trouver des terrains d’entente.

            La France mit beaucoup de temps à arrêter et à faire adopter une politique coloniale cohérente, à savoir un choix clair entre l’administration directe des nouveaux territoires conquis ou une administration indirecte, à l’anglaise, c’est-à-dire en faisant appel aux autorités locales qui pouvaient exister, l’almamy Samory dans le cas présent, même dans les territoires gouvernés par des monarchies établies telles qu’en Annam ou à Madagascar.

            Ce même exemple met enfin en évidence la grande difficulté de méthode que l’on rencontre lorsque l’on tente de comprendre un autre monde, une autre civilisation, même en se passant du truchement habituel d’interprètes.

                        Jean Pierre Renaud                              Tous droits réservés

 

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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 15:21

La coutume de la guerre et des captures d’esclaves :

 

            « Voilà pourquoi nous ne pouvons prétendre, ni d’autres, exercer aucun droit politique dans des pays où les rois partent en guerre régulièrement chaque année comme un propriétaire va faire ses vendanges ou sa moisson, et offrent à leur retour leur singulière récolte sur des foires qui se tiennent presque à époque fixe… »

      Et à Tchaki, le capitaine de préciser :

            « En dehors de l’esclavage, il ne me coûtait pas d’assurer roi et ministres que les mœurs du pays seraient respectés, et nous nous entendîmes facilement sur ce qui concernait l’espèce d’autonomie  communale des villages.(p.164) »

             Le récit de Toutée donnait des exemples concrets de ces guerres intestines, motivées par la capture d’esclaves :

         En arrivant à Yaouri :

            « Je n’ai trouvé personne à qui parler à Yaouri, parce que le roi était à la guerre : il avait envoyé, quelques jours avant mon passage, un premier lot de trois cents esclaves qui avaient été vendus sur le marché (p.269) »

         «  De Yaouri à Saye, (avril et mai 1895),

            La puissance du roi de Yaouri peut s’étendre jusqu’à quatre jours de marche dans l’intérieur des terres. Lorsqu’il ne combat pas (le roi) ses voisins de l’est, c’est au roi de Boussa, possesseur de presque toute la rive droite, qu’il s’en prend.

            Il résulte de cet état de guerre, quasi-permanent, que la navigation du Niger est assez peu sûre…

            A partir de Tchakaachi, ville bariba, à 6 kilomètres rive droite en amont de Yaouri, les villages deviennent plus rares, et on n’en rencontre plus guère que tous les 12 ou 15 kilomètres : ils appartiennent au roi de Boussa jusqu’aux environs de Gomba. Le roi de Boussa vient chaque année faire la guerre dans cette partie de cette frontière, et, suivant le cas, il abandonne les villages conquis, après en avoir tué ou capturé les habitants, ou bien il les repeuple avec des contingents baribas. (p.270) »

        En touchant les terres du nord, le capitaine eut un contact indirect avec l’ancien Almamy de Ségou, Ahmadou, fils d’El Hadj Omar, chassé de sa capitale par le colonel Archinard, et réfugié dans un des petits royaumes du moyen Niger. Ce dernier ne réussit pas à y fonder un nouvel empire.

          Les Touaregs

       En revanche, il eut un contact direct, c'est-à-dire un affrontement armé, avec des Touaregs qui faisaient régner un climat d’insécurité sur le cours du moyen Niger.

            Lors de la conquête de l’Afrique de l’ouest, les troupes coloniales eurent souvent maille à partir, en bordure de la zone sahélienne, avec des partis de Touaregs, à l’est et à l’ouest de Tombouctou.

             Une année auparavant, en janvier 1894, la colonne Bonnier avait été presque complètement détruite par des Touaregs à proximité de Tombouctou.

            Lors de sa reconnaissance du cours du Niger dans la zone de Saye, la mission du capitaine fut accrochée par des Touaregs qui régnaient au nord de Saye .

            «  Enfin, les Touaregs, sorte de mameloucks du Sud, bien qu’établis hors des villes, exercent sur tout le pays une autorité personnelle et redoutée, exclusivement fondée sur leur prestige de blancs. Ce prestige est tel qu’ils peuvent tout se permettre à l’égard des autres, tant Foulbés que Sonnerayes. Il me parait bien difficile qu’il s’établisse jamais entre nous et ces exploiteurs éhontés, une paix bien sincère et bien durable.

            Pourtant leur chef, le nommé Boubakar, des Locamaten, m’a fort bien reçu, j’ai été par lui comblé de cadeaux : bœufs, chèvres, lait, œufs… » (p.285)

        Mais parallèlement, Boubakar complote contre la mission :

            «  Zinder, sur le NIger, le 6 juin 1895,

            Monsieur le Ministre,

            L’orage que je pressentais et que vous avez pu pressentir vous-même, si toutefois vous avez reçu l’un des deux courriers qui portaient ma lettre d’avant-hier, a enfin éclaté : j’ai été attaqué hier par Boubakar.

            Depuis trois jours, mes hommes qui, comme tous les noirs, découvrent à certains indices insignifiants pour nous la présence d’un ennemi, ne cessaient de me supplier, à chaque instant, de les laisser tirer sur les groupes de touaregs qui marchaient à notre hauteur… Hier matin, nous avions encore échangé avec Boubakar politesses, cadeaux et souhaits de bonheur…

            Une grossière injure de leur chef à mon endroit, une halte de quelques instants, consacrée à des clameurs étourdissantes et à une danse sauvage, explosion d’enthousiasme à la vue de notre petit nombre, puis leur marche en avant reprend, scandée par un temps d’arrêt.

            A soixante pas, se détachent les lanceurs de javelots, leurs armes tombent à nos pieds sans avoir blessé personne.

            J’ouvre alors le feu… enfin, après vingt minutes de tir, les plus avancés reculent et, dans une bousculade générale, tous les fantassins disparaissent. Quant aux cavaliers, l’étroitesse et l’âpreté du terrain ne leur permettaient d’agir qu’en colonne, le sort de leurs camarades ne devait pas  laisser de les impressionner, aussi furent ils beaucoup plus mous. Quelques uns furent démontés, les autres prirent la fuite, à l’exception de leur chef, qui vint bravement, tout seul, à la fin, se faire tuer sur nous…(p.291)

         Le capitaine Toutée racontait à ce sujet : « J’ai eu en rentrant en France la très rare bonne fortune de trouver ce qu’on rencontre presque jamais dans ces sortes d’engagement, c’est un compte rendu de l’attaque des Touaregs, version de l’ennemi.

            Le capitaine Destenave, venu par le Sénégal et le Soudan français jusqu’à Dori, se trouvait là dans l’intérieur des terres à cinq ou six jours de marche de Zinder. Il apprit qu’un parti de blancs remontait le NIger au nord de Saye, et persuadé faute de renseignements que ce ne pouvaient être que des Allemands, il demanda au roi de Dori de le renseigner sur leurs faits et gestes.

            On lui amena le propre forgeron de Boubakar qui avait pris part à l’engagement et le lui raconta ainsi… (p.292) »

      Précisons au lecteur que le récit du forgeron confirmait celui de Toutée.

            « Les gens de Boubakar vont et viennent autour de Zinder et entrent même en ville où ils sont réellement maîtres de tout et de tous. (p.296) »

            Le capitaine eut à nouveau à combattre les Touaregs de Boubakar lorsqu’il repartit de Zinder pour redescendre le cours du fleuve, alors que les Touaregs voulaient lui interdire le passage. La mission échangea souvent des coups de feu avec des groupes de Touaregs qui la poursuivaient sur les berges.

               Commentaire

            Le capitaine Toutée, témoin de l’histoire coloniale

            Notre propos n’était pas d’illustrer un épisode de l’histoire coloniale de l’Afrique de l’ouest, et notamment de la rivalité, souvent vive,  entre la France et la Grande Bretagne. Nous invitons le lecteur curieux de cette histoire à se reporter au récit du capitaine, lequel rendait compte à la fois des entreprises d’intoxication d’information coloniale qu’utilisait le conquérant anglais pour défendre des positions virtuelles, et des résultats concrets de la poussée de la Royal Niger Company vers le bassin du Niger. Notons qu’au moment où Toutée accomplissait sa mission, les jeux étaient déjà faits, étant donné que la Grande Bretagne s’était déjà solidement installée sur les bouches du Niger, et donc sur la partie utile de ce territoire qui paraissait la plus riche.

            Pour écrire son récit, la capitaine fit enfin largement appel aux comptes rendus réguliers qu’il faisait au Ministre des Colonies, et ces documents constituent un bon exemple de la communication écrite militaire, relativement régulière, mais aussi de la possibilité qu’avait le capitaine d’utiliser le télégraphe électrique sur une partie de son itinéraire. Les conditions de communication avaient donc bien changé par rapport à celles qui existaient encore au tout début de la conquête coloniale du Soudan.

            Une source de documentation précieuse

            Le capitaine rapportait de son voyage une moisson d’informations de toute nature, physiques, géographiques, humaines, et politiques. Il ramenait aussi dans ses cartons une cartographie qui n’existait pas, ainsi qu’une étude hydrographique approfondie du cours du Niger qu’il avait analysé. La France eut dès lors à sa disposition la représentation fidèle du cours inférieur du Niger, et de ses possibilités de navigation, que les rapides de Boussa rendaient précaires. La puissance coloniale française ne pourrait donc pas compter sur cette voie de navigation, plus courte que celle utilisée jusque là, le Sénégal, puis le Niger supérieur.

            Gageons que les historiens africains ont déjà eu la possibilité de comparer le contenu du récit Toutée avec ceux que leur ont transmis les traditions orales.

            Au cours de son voyage, le capitaine eut également l’occasion de redresser certaines erreurs qu’avaient pu faire tel ou tel explorateur, passé avant lui dans cette région, Barth, mais surtout les frères Lander, soit au sujet de la végétation, soit au sujet d’une cité. Il est évident que les conditions d’exécution souvent très difficiles des missions, et quelquefois, la légèreté de certains voyageurs, s’en rapportant plus à une source locale qu’à leur propre observation, étaient de nature à colporter de fausses informations.

         Le capitaine en donne l’exemple de la cité de Yaouri, qu’auraient pu visiter les frères Lander, lors de leur exploration du bas Niger, dans les années 1830-1831.

        «         Saye, le 25 mai 1895

            Yaouri est non seulement le nom d’un royaume, mais celui d’une très grosse ville située sur la rive gauche du Niger, en bordure le long du fleuve. Il faut croire que les frères Lander, les premiers voyageurs qui prétendent avoir visité le pays, ont été abusés par leurs guides ou que la ville s’est déplacée depuis. (p.268) »

            L’un d’entre eux mourut d’ailleurs quelques années plus tard, à Fernando Po, à l’âge de trente ans 

Et soixante ans plus tard, le capitaine mettait encore en garde les candidats français à l’aventure de l’expatriation, en indiquant que la mortalité des jeunes européens était très élevée, 33% la première année, 50% sur deux ans, et 60% sur trois ans. Avis aux amateurs !

            Enfin, le capitaine Toutée portait un regard « blanc » ni raciste, ni dépréciatif, sur les sociétés noires du Dahomey.

« Soleils » de l’ère précoloniale, et commentaire des trois récits

 

            Nous avons repris la belle expression des soleils que le romancier Kourouma a retenue pour publier son livre intitulé «  Les soleils des indépendances ». Nous retrouverons très brièvement cet auteur dans la partie de cet essai qui sera consacrée aux témoignages des noirs sur la période coloniale.

            Rappelons tout d’abord que ces trois témoignages se situent à trois époques différentes (1864-1865), (1886-1887), et (1894-1895), et qu’ils émanent de trois officiers de la marine ou de l’infanterie coloniale.

            Ces trois témoignages s’inscrivent donc dans la première phase de la conquête coloniale de l’Afrique de l’ouest, et ils portent sur trois contrées géographiques différentes, le bassin du Niger moyen (Ségou), le Haut Niger (Bissandougou), et l’hinterland du Dahomey.

            Les trois récits décrivent leurs voyages exploratoires et politiques dans trois types de royaumes africains, ceux d’Ahmadou, fils d’El Hadj Omar, de Samory, et des rois du Dahomey.

         Il s’agit de véritables reportages de voyage, géographiques, militaires, et politiques, mais avec une dimension scientifique qui est loin d’être négligeable.

            Les voyageurs décrivaient de façon minutieuse les régions traversées, établissaient leur carte topographique, et ils y joignaient souvent leurs observations botaniques, géologiques, ou zoologiques.

          La  convergence des trois récits

            Le côté positif des « soleils » du monde noir de la période précoloniale    

     Les trois récits soulignaient la qualité de l’accueil et de l’hospitalité des rois, chefs de village, et sujets qui les hébergeaient et les nourrissaient. Il existait une véritable tradition de l’hospitalité à l’égard des étrangers de passage, hospitalité qui allait jusqu’à leur alimentation, comme nous l’avons vu dans les témoignages.

     Les trois soulignaient l’importance des palabres, langages de sociabilité et de civilité, mais aussi de l’échange de cadeaux avec leurs hôtes.

          Hospitalité, mais également vive curiosité des noirs à l’endroit de leurs premiers blancs en visite chez eux. Le témoignage de Delafosse, quelques dizaines d’années plus tard, en Côte d’Ivoire, montrait que cette curiosité restait vive dans les régions où le blanc n’avait pas encore fait sa première apparition.

       Les trois récits décrivaient la cour des rois et des almamys qui les avait accueilli, fastueuse comme celle de Samory, ainsi que les rois et almamys eux-mêmes, Ahmadou pour Mage, Samory pour Péroz, et les rois du Dahomey, pour Toutée.

            Chacun des officiers accordait une attention particulière à certains aspects de leur voyage :

            - Mage, aux griots dont il découvrait l’existence et le rôle, à l’Islam, mais surtout à l’islamisme qu’il craignait par-dessus tout,

            - Péroz au rôle des lettrés en langue arabe, à la philosophie de la vie des Malinkés, à la puissance de Samory, mais aussi à la condition des femmes Malinkés,

            - Toutée à la propreté de la plupart des villages qui l’accueillaient : l’épisode de la fermière Peuhl est à cet égard des plus intéressants. Le même Toutée évoquait aussi la menace que constituaient les Touaregs pour les villages sédentaires de la zone de Saye.

            Mais les considérations du capitaine sur l’image que les noirs se faisaient du monde blanc étaient également fort instructives.

        Incontestablement, ces trois récits ne s’inscrivaient pas dans un discours dépréciatif des sociétés africaines, et le témoignage de Toutée est significatif à cet égard, loin de certains discours racistes de l’époque.

       Le côté négatif des « soleils » du monde noir de la période précoloniale

  Il n’empêche que les mêmes témoins relevaient tous l’existence d’une traite des esclaves, ainsi que la persistance d’un état de guerre ouverte ou larvée qui avait souvent pour origine la capture d’esclaves.

            Le lecteur aura donc pu constater qu’un voyageur pouvait recueillir une image contrastée des royaumes noirs qui l’accueillaient,  à la fois des sociétés bien organisées, prospères, comparables aux nôtres, et des sociétés qui restaient attachées aux coutumes de l’esclavage et de la guerre.

            Certains historiens d’origine africaine semblent vouloir masquer une partie des réalités que les premiers voyageurs blancs découvraient en Afrique occidentale, au même titre que certains historiens français ont tenté de dresser un tableau idyllique de la colonisation.

   Une version africaine récente

            Nous en proposons quelques exemples tirés d’un petit livre fort instructif, rédigé par de bons historiens de l’Afrique, en réponse au discours du Président Sarkozy, à Dakar, le 26 juillet 2007. Ce livre a le grand mérite de proposer sa vision africaine de l’histoire.

                        Dans la préface de ce livre intitulé : « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy »,  un auteur classe le roi Béhanzin dans la catégorie des résistants à la conquête coloniale (p.18) : ce classement n’est pas faux, mais il convient de l’éclairer, en indiquant que ce roi était un esclavagiste, qu’il faisait procéder régulièrement à des sacrifices humains rituels, et que les peuplades voisines de son royaume ne furent pas mécontentes de le voir disparaître.

            De même, un autre historien, faisant référence aux témoignages de plusieurs explorateurs du dix neuvième siècle relève, dans un texte bien documenté, les multiples références aux «  valeurs sous-tendues par l’idéal d’humanité » (p.79). Le récit Toutée en donne effectivement de multiples exemples, mais pourquoi passer sous silence l’autre versant, celui de la traite des esclaves, des captifs, et des guerres menées pour s’en procurer ?

            Alors il est vrai qu’un  article fort intéressant du même livre analyse les tenants et les aboutissants de la traite négrière transatlantique pendant quatre siècles, article intitulé « Aux origines de la traite négrière transatlantique : introduction au débat sur la responsabilité africaine ».

            Il s’agit donc d’une introduction d’un débat historique, et il serait bon de le poursuivre, car cette dernière soulève des questions relatives à l’Afrique occidentale, et plus précisément au Soudan géographique, au sens large, qui embrassait tout le bassin du Niger de Bissandougou, capitale de Samory  à Tombouctou.

            Il est difficile tout d’abord de traiter sur le même pied la traite de l’Afrique occidentale, centrale, et orientale. S’il est vrai que la traite a été organisée comme un échange de produits, avec des « techniques propres de production du captif » (p.193), et s’il est non moins vrai que cette traite a longtemps été avalisée par les églises, y compris islamiques. Tout a changé au cours du XIXème siècle, lorsque les nations occidentales décidèrent d’interdire l’esclavage.

       Et la phrase : «  Toutefois ces résistances montrent que la TN (traite négrière) n’était pas le prolongement du système d’esclavage interne à la société africaine dont elle a un revanche décuplé l’ampleur » (p.197), reconnaît bien l’existence d’un système d’esclavage interne, observé par tous les explorateurs, missionnaires et officiers, en Afrique occidentale.

             Les grands Almamys musulmans du bassin du Niger, El Hadj Omar, Ahmadou, et Samory, et les rois des régions animistes, Tiéba ou Behanzin, gouvernaient des Etats dont les captifs et les esclaves étaient des éléments constitutifs.

            Alors s’il est vrai que la conquête coloniale, en rencontrant des résistances diversifiées selon les régions, a pu inciter les Almamys du Niger, à échanger des captifs contre des fusils, comme le fit longtemps Samory en Sierra Leone, à la fin du dix neuvième siècle, il parait difficile d’entériner la phrase d’un historien, d’après laquelle la situation historique aurait été celle du « commerce ou la mort » (p.196)

       Et une conclusion étrange !

      Et  la façon dont le même historien pose les termes de la responsabilité africaine dans la traite est  surprenante, c’est le moins qu’on puisse dire, citons sa phrase :

            « La question de la responsabilité africaine de la T N est en conséquence posée : peut-on affirmer que la France est responsable du nazisme qui s’était imposé au pays dans les années 1940 et auquel des collaborateurs français ont pris part, malgré les vives résistances au système ? (p.198)

            Assimilation rude et hardie, alors que l’esclavage a été progressivement interdit, selon les régions, une fois la conquête réalisée, souvent donc contre les trafiquants africains de chair humaine, et que la conquête, en dépit de tous ses défauts et des dérapages du système colonial qui fut mis en place, peut difficilement être mise sur le même plan que la nazisme : les Français auraient donc été les précurseurs des nazis en Afrique occidentale ? Voilà un beau sujet de recherche !

            Enfin, un troisième historien propose une analyse fort intéressante sur la gestion et la prévention des crises de subsistance dans les sociétés précoloniales du Sahel : mythe ou réalité ? (p. 83)

            Il manque toutefois un élément d’information utile, celui des incursions permanentes des Touaregs, et de leur prédation sur les paysans noirs des villages du Sahel. Il en existe de multiples témoignages, dont celui de Toutée.

Un truchement blanc représentatif ?

            Nous ne voudrions pas terminer ce chapitre en indiquant que le lecteur peut rester sur sa faim, et d’abord le commentateur :

            - à partir du moment où les récits des premiers voyageurs montrent à la fois qu’ils proposaient leur vision « blanche » d’une certaine Afrique, géographique et culturelle, pas nécessairement représentative de l’ensemble occidental de ce continent,

            - et alors qu’ils passaient à côté du monde noir concret, vivant, des croyances religieuses et le plus souvent magiques de cet univers que l’expansion de l’Islam avait bien de la peine à mettre en ordre, comme nous le verrons dans les chapitres qui seront consacrés à l’image du blanc chez les noirs.

      Pour aller plus loin dans la connaissance et la compréhension du fonctionnement des sociétés africaines, de leurs moeurs, de leurs croyances, de leurs institutions, il aurait fallu plus de temps à ces officiers, même lorsqu’ils n’avaient pas besoin du truchement d’un interprète, comme ce fut le cas de Mage et de Péroz, mais ce n’était pas leur métier de faire de l’ethnologie avant la lettre.

            Grâce à cette capacité de s’entretenir avec leurs interlocuteurs africains dans les dialectes locaux, ils avaient la chance de pouvoir se passer du truchement d’interprètes, mais ils ne faisaient qu’entrevoir une Afrique inconnue et vivant.

       Ils savaient en tout cas que l’image que les blancs renvoyaient alors dans le monde noir de cette époque, souvent celle du premier blanc rencontré, était celle du mystère qui l’entourait, pour ne pas dire de la magie qui était familière aux noirs

     N’était pas résolu le problème de la connaissance réciproque des deux mondes noirs et blancs, de leur représentation, de leurs images respectives.

          A ce stade historique donc,  la connaissance du monde noir par les premiers témoins blancs ne pouvait être que superficielle, et en ce qui concerne celle des blancs par les noirs, le plus souvent fantasmagorique.

        Et la tentative novatrice que fut le voyage à Paris du prince Karamoko, fils de Samory, en 1886, ne permit pas de réduire l’écart gigantesque qui existait entre les deux types de représentation, ce dont Karamoko avait été témoin, mais dont le témoignage avait été rapidement récusé par Samory.

      Nous tenterons dans la deuxième partie de cet essai de tenter d’approcher l’image que les noirs pouvaient avoir des blancs au cours de cette première période de contact et d’échange.

            En ce qui concerne l’image des noirs par les blancs, au cours de cette première période, l’évocation qu’en faisait le capitaine Toutée, une représentation complètement faussée par les blancs de la côte, souvent des aventuriers, il serait intéressant qu’une analyse sérieuse de la presse française de l’époque, parisienne et provinciale, car cette dernière faisait alors jeu égal avec la parisienne, soit effectuée afin de dégager l’image que les journaux de France renvoyaient alors des noirs.

          Il est loin d’être assuré que cette recherche soit concluante, car, contrairement à ce que certains chercheurs voudraient faire accroire, la presse dans son ensemble n’accordait  pas une grande place aux questions coloniales.

                      Dans son livre « L’Afrique noire au temps de l’Empire français », le grand historien colonial Henri Brunschwig écrivait d’ailleurs :

            « Les Français – le Français moyen – ne s’intéressaient pas aux colonies. Ce qu’auraient révélé à l’époque des sondages d’opinion…p.61), » s’ils avaient existé. 

            Une fois la conquête coloniale achevée, en gros à la fin du siècle de ces témoignages, le système colonial se met en place, et c’est à partir de là que tout change, et pas nécessairement en bien.

Jean Pierre Renaud                     Tous droits réservés

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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 14:34

 

 

Toutée en mission de Cotonou à Gaya, sur le Moyen Niger: 1894-1895

 

 

Troisième témoignage d’un homme « blanc » sur les hommes du monde noir de l’Afrique occidentale

 

Carte

            Dans le chapitre relatif à la problématique des premiers échanges entre monde « blanc » et monde « noir », nous avons déjà fait appel au témoignage du capitaine Toutée : ce dernier relativisait beaucoup les témoignages qu’il était possible de recueillir, selon qu’il s’agissait du monde noir de la côte ou de celui de l’hinterland, que personne ne connaissait alors.

 

            Polytechnicien et artilleur, le capitaine avait déjà fait connaissance avec le monde colonial, mais un monde très différent de l’Afrique, celui de l’Asie, en Indochine, dans les années 1880.

La mission Toutée

      La mission confiée au capitaine s’inscrivait dans la compétition que les puissances européennes avaient engagée dans toute l’Afrique pour conquérir le maximum de terres africaines, qu’elles considéraient, avec beaucoup d’hypocrisie, comme n’appartenant à personne, c'est-à-dire des « res nullius », sous les prétextes de la civilisation ou de la liberté du commerce.

            Dans le cas de Toutée, il s’agissait de délimiter les zones d’influence française et anglaise entre le Dahomey, récemment conquis, et la Nigéria, et notamment de pouvoir s’assurer d’un point de navigation français, sur le Niger, au sud des chutes de Boussa.

            Le lecteur doit savoir que la Nigéria avait la particularité  d’avoir été concédée par le gouvernement britannique à une compagnie à charte, privée, la Royal Niger Company, à laquelle l’armée britannique apportait, étrangement et officiellement, son concours.

            Pour atteindre son objectif, Toutée avait pour instruction de ne pas emprunter le cours inférieur du Niger, d’ailleurs navigable, en grande partie sous contrôle britannique, et de gagner par la nouvelle colonie du Dahomey, le cours moyen du fleuve dans la région de Boussa.

            « L’itinéraire devait tenir compte de la ligne provisoire de démarcation des zones d’influences française et anglaise, qui va en suivant le méridien d’Adjarra, jusqu’au neuvième parallèle.

            Au nord de ce parallèle, aucune attribution de territoire n’avait encore été faite à des puissances européennes, de sorte qu’une fois parvenue à l’extrémité nord du couloir formé par les deux méridiens qui bordent le Dahomé, la mission avait liberté de manœuvre pour gagner le fleuve en se tenant le plus près possible du neuvième parallèle.

            Tout le long de cet itinéraire, elle devait chercher à nouer des relations avec les chefs des pays traversés, afin d’assurer une ligne continue de territoires soumis à notre autorité depuis la côte jusqu’au point du fleuve où nous arriverions. – Des postes devaient être établis là où ils seraient nécessaires pour consolider ou affirmer notre influence.

            Ce nouvel itinéraire rendait très problématique le succès de la mission en tant  qu’exploration hydrographique du Niger…

             Dans ces conditions, on ne pouvait guère espérer que, parvenue par le plus grand des bonheurs à travers les sentiers de ces différents pays, à plus de 600 kilomètres de son point de départ, affaiblie dans ses organes de direction par la maladie des blancs… la mission fût encore en état d’entreprendre une navigation de quelque étendue sur le fleuve. » (page .XX)

           Le déroulement de la mission

            « Le 17 novembre 1894 au soir, mes instructions étant signées, je prenais congé du ministre, et, le 18, je partais en compagnie du lieutenant de réserve de Pas pour Marseille, où nous devions embarquer le 20. »Le capitaine embarqua sur le vapeur l’Isly pour Dakar, et Cotonou, où il devait débarquer pour accomplir sa mission. Le port disposait déjà d’un warf qui permettait de franchir l’obstacle de la barre, permanent sur cette côte, tout en obligeant passagers ou marchandises, à l’embarquement ou au débarquement, à être transbordés par un panier, du wharf au bateau et inversement.

     Le monde noir de la côte :

            «  Pendant des centaines et des milliers de kilomètres nous rencontrerons dans l’intérieur des noirs de toutes races. Ils nous recevront plus ou moins amicalement, plus ou moins agréablement ; nous trouverons des gens plus ou moins intelligents, plus ou moins irrésolus ou barbares, mais à, 50 kilomètres de la mer, nous perdrons de vue l’état social, anormal, et monstrueux qui règne à la côte. Pendant tant de jours désormais, nous vivrons dans un monde si raisonnable, qu’on nous reprocherait de quitter, sans en signaler quelques traits, le pays des folies moricaudes que nous ont décrit tous les auteurs de notre jeunesse. Tous leurs récits venaient de capitaines anglais - négriers pour la plupart - qui n’avaient jamais quitté leur  bateau. Ces navigateurs nous ont donné des noirs l’idée qu’ils en avaient et qui était exacte pour ceux de la côte. » (p.47)

        Le capitaine passa par l’ancienne capitale du roi Behanzin, Abomé, puis par Tchaourou, Tchaki, pour arriver au Niger, le 13 février 1895, où il fonda le nouveau poste d’Arenberg.

            Arrivé sur le fleuve, il fit la reconnaissance des chutes de Boussa, situées plus au nord, une reconnaissance qu’il poursuivit en direction de Tombouctou, jusqu’à Saye, Farka, et Kirotschi.  Il eut alors maille à partir avec les Touaregs qui dominaient cette zone.

            Toutée revint alors à Arenberg pour rejoindre Cotonou, Porto Novo, et la France, en naviguant sur le Niger.

            « J’étais arrivé à Arenberg épuisé, l’absence de quinine et de laudanum m’ayant causé des séries de crises dont chacune m’affaiblissait d’autant. » (p.332)

      « Enfin, le 3 août 1895 à six heures du soir, je grimpais joyeusement les fondrières de la place Amiral-Cuverville et faisais ma rentrée à Porto Novo. » (p.338)

        Il convient de rappeler que le poste d’Arenberg fut en définitive abandonné à l’occasion de négociations anglo-françaises qui suivirent, la France obtenant alors que sa colonie du Dahomey touche le fleuve Niger à Gaya.

             La thématique des observations

          Monde blanc et monde noir : regard, impressions, images réciproques

           C’est un sujet difficile, que celui de la représentation réciproque que pouvait avoir tel ou tel blanc et tel ou tel noir de l’autre, lors des premiers contacts, de la découverte mutuelle d’êtres et de croyances étranges.

 La tentation de l’anachronisme et de la généralisation sophiste s’est donc souvent emparée de beaucoup d’interprètes qui se voulaient ou se prétendaient savants.

            Imaginez un peu le choc que pouvait constituer le premier contact d’un blanc avec un groupe ethnique nu, alors qu’un autre était habillé comme chez nous, mais avec des vêtements différents des nôtres, ou la découverte de la magie, des fétiches, et des sacrifices, chez les uns, et de l’islam chez les autres

            En ce qui concerne les premières impressions des blancs, nous avons la chance de disposer de beaucoup de récits de voyageurs, d’explorateurs, de missionnaires et d’officiers. Les mêmes récits nous donnent aussi quelquefois une version des premières impressions des noirs au contact des premiers blancs, une sorte de représentation réciproque par truchement, fiable ou pas.

            Comme nous l’avons déjà vu, les blancs avaient une représentation ancienne des noirs, une image très contrastée selon les époques, et les témoignages. Des images  non représentatives du monde noir, des mondes noirs, car il convient toujours de rappeler que l’Afrique est un vaste continent. Hier, comme aujourd’hui, toute image « noire », sortie de son contexte de date, de lieu, et d’origine, est par nature caricaturale, et donc fausse.

            Avant les explorations géographiques, les aventures missionnaires, et la conquête coloniale elle-même, les blancs avaient donc une image un peu folklorique de l’Afrique, faite de témoignages de côtiers, et surtout par le truchement de noirs ou de blancs qui connaissaient peu de choses sur l’hinterland.

            Que dire alors des noirs, lorsqu’ils découvrirent les premiers blancs ? Dans les chapitres consacrés à Mage et à Péroz, l’occasion nous a déjà été donnée d’avoir un aperçu de ces premiers contacts, mais le témoignage du capitaine Toutée est plein d’intérêt à ce sujet.

       Premier contact de Toutée avec les Mahis

            Toutée est chez les Mahis :

            « Ce qui contribuait à les tranquilliser, c’est qu’ils savaient qu’étant déjà pourvu je ne venais pas chercher femme chez eux. Comme ils ne se mettent en campagne que pour conquérir des femmes, ils comprenaient difficilement que je fusse venu pour autre chose. Mahmadou leur avait déjà dit que non seulement j’en avais une, mais que je voyageais avec son portrait et qu’au moyen du fil (le télégraphe) je lui parlais tous les soirs. Comme ils m’en parlaient à leur tour, je leur montrai les photographies que je portais sur moi et ils échangèrent longtemps leurs impressions. « Est-il vrai que tu n’aies qu’une femme ? – Oui – C’est sans doute que les femmes blanches coûtent très cher, plus cher que les nôtres ? – Oh, oui – ça se comprend, elles sont bien plus jolies. Et le tout petit, pourquoi n’est-il pas sur le même papier que les autres ? – C’est sa mère qui a voulu. – Alors, c’est comme chez nous, vous aimez mieux le dernier venu. – oui, tant qu’il est tout petit. – C’est comme chez nous.

            J’eus ensuite avec eux une longue conversation sur les choses agricoles ; ils apprirent avec intérêt que j’avais deux cents moutons et que lors de mon départ un grand nombre d’entre eux étaient malades parce qu’il avait plu dessus. – Tout cet échanges d’idées insignifiantes  avait pour but et eut en grande partie pour résultat  de me faire considérer par eux comme un être humain semblable à eux et accessible à toutes idées de sens commun, et non un sorcier vivant de maléfices et de son commerce avec les loups-garous, ce qui – chacun le sait – est le propre des blancs.     En revanche la séquestration de Béhanzin ne fut pas bien comprise. Non seulement les Mahis n’avaient jamais vu la mer, (le cas de votre serviteur avant dix huit ans), mais ils n’ont pas la notion de ce qu’est une île, et Abdul, pour leur expliquer, ayant fait avec le doigt un petit cercle autour duquel il étendit les bras pour figurer l’immensité des flots, ils crurent que Béhanzin se tenait toujours debout sur un espace aussi étroit que celui qu’Abdul avait dessiné. L’infortuné leur apparut comme une sorte de saint Jean le Styliste malgré lui, et le supplice qui lui était infligé leur sembla d’une malice véritablement diabolique.

            C’est le lendemain, dans les conversations sans fin qui revenaient au sujet du déporté de la Martinique, que j’appris la fausse notion qu’ils s’étaient faite de sa situation et j’ai noté le fait pour montrer un exemple, combien les notions les plus simples – un prisonnier dans une île – exigent en réalité de connaissances acquises étrangères à des hommes relativement intelligents et civilisés. » (p.90)

      A Savé, le roi Achémou

          Lors de son passage à Savé, où il fut fort bien accueilli par le roi Achémou, un Nago, Toutée rapportait une observation intéressante recueillie à l’occasion de l’une de ses rencontres avec le roi :

            « Enfin, je n’ai pas pu savoir s’il partageait la croyance de la plupart des noirs, qu’il faut éviter de croiser son regard avec un blanc sous peine d’être ensorcelé. Cette croyance est si répandue et si profondément enracinée, que j’ai connu des gens incontestablement braves, auxquels elle donnait une physionomie timide et irrésolue tout à fait en désaccord avec leur valeur réelle. » (p.101)

            Longues conversations avec le même roi :

            « Nous passâmes de longues heures ce soir-là et le lendemain à parler de la France, des femmes, des enfants, des domestiques, des chevaux, de l’agriculture, et du service militaire. » (p.103)

            Et toujours la même curiosité des noirs à l’égard des blancs qui campaient momentanément dans leur village ou cité.

 A Gobo, Toutée notait :

            « Rien ne se passa d’extraordinaire dans la soirée, sauf l’arrivée subite par diverses ruelles donnant sur notre camp de cavaliers isolés, toujours la lance au poing et toujours au galop. Nous nous installâmes pour dîner dans la cour du chef et tous vinrent, pendant notre repas, satisfaire leur curiosité, relativement soit à nos personnes, soit à nos mets, soit à notre vaisselle.

            Comme on parlait de la chaleur intense qu’il avait fait dans la matinée, et de l’absence de lune qui nous interdirait de partir de trop bonne heure, quelqu’un avança qu’un blanc avait autrefois prédit une éclipse de lune aux gens d’Abeokouta. Je leur dis alors qu’il y en aurait une le 10 mars, et que si vers cette époque ils voyaient repasser par leur pays quelques uns de mes enfants, ils devaient les traiter comme les fils d’un homme qui ne se trompe pas. » (p.122)

  A Tchaki

            «  Eh bien, il y avait si peu de résidence et de médecins anglais à Tchaki, qu’un de nos plus grands ennuis dans cette ville fut l’obsession continuelle de la foule, laquelle n’avait jamais vu de blanc. (p.259) »

       L’accueil et l’hospitalité

        Le roi d’Abomey

      Au début de son voyage, le capitaine rendit visite au roi Abogliagbo, à Abomey, car comme il l’expliquait :

            «  J’avais un intérêt majeur à connaître ce potentat, car pour voyager dans les pays noirs, il est d’usage qu’on soit accompagné d’un « récadère » du roi, sorte d’introducteur qui vous « présente » aux autorités locales des pays traversés. Tout inconnu qui entre dans un village sans y être annoncé par le roi ou sans être accompagné par un récadère du roi, est par là même suspect. Il est tout d’abord et justement suspect de ne pas avoir fait de cadeaux au roi : or ces cadeaux représentent tout simplement nos droits de douanes. A de rares exceptions près, les rois n’entretiennent pas de douaniers aux frontières de leurs Etats, la perception de leur maigres droits serait trop onéreuse. Ils prescrivent simplement que quiconque se présente pour entrer vienne les voir ou en demande la permission. Le cadeau reçu directement, sans aucun grappillage d’intermédiaire, entrera tout entier dans le trésor royal, ce qui n’est pas le cas de tous les impôts dans des pays plus civilisés.

            Le voyageur qui s’est vu, suivant la formule consacrée, ouvrir les routes de la frontière à la capitale, se les voit fermer s’il veut continuer sa route sans que le roi ait reçu un cadeau suffisant, et dès lors, sans qu’on se livre à des coupables violences, il est simplement boycotté partout où il va, et ne trouve nulle part personne qui veuille entrer en relations avec lui, même à prix d’or, même pour lui donner un épi de maïs ou un verre d’eau. C’est la condamnation à mort par oubliette en plein air ou par prétérition.

            Quand le roi ne se contente pas d’ « ouvrir les chemins » au voyageur, mais qu’il veut l’honorer particulièrement, il remet au récadère chargé de l’introduire auprès de ses sujets, un bâton royal. C’est une baguette de 50 centimètres de long avec bec de cane argenté.

            Ce bâton est un symbole représentant le roi lui-même, et sa personne est censée être présente là où est présent son bâton. C’est là un usage général dans les pays dahoméens, mahis, ou nagos, et à Allada notamment, le roi envoyait chaque matin son bâton se présenter au résident (de la colonie) à l’heure du rapport »  (p.68)

            L’accueil n’était pas toujours aussi formaliste, mais presque toujours sympathique.

       Chez le roi de Papa

            Toutée notait l’hospitalité exceptionnelle du roi de Papa, dès son arrivée :

            «  Pendant qu’il me demandait des nouvelles de mon voyage, des esclaves qui étaient massés derrière la ligne des notables apportaient près de ma tente des paniers d’œufs, des monceaux d’igname, de bananes et de papayes, attachaient des chèvres et des poulets...

            Pendant qu’il parlait, je vis mes porteurs qui buvaient dans de grandes jarres disposées à l’avance sous les grands arbres et remplies d’eau par les femmes du village.

            Je ne crois pas que dans aucune des villes de France, avec la population la plus sympathique, les autorités les plus zélées, le service d’intendance le plus habile, une troupe de l’importance de la mienne puisse être en moins de temps, à moins de frais, avec plus de discrétion féconde, mieux satisfaite dans tous les besoins d’installation et d’alimentation, reçue en un mot avec plus de correction et de dignité que nous le fûmes dans cette bourgade de Papa…. Le lendemain matin, il nous restait tellement de vivres que nous ne pouvions les emporter. (p.172)

      Chez le roi de Kitchi

            Un autre exemple de l’hospitalité locale, à Kitchi :

            « Mon séjour à Kitchi fut donc fort assombri par la maladie des deux seuls Français qui fussent encore avec moi.

             En revanche c’est à Kitchi que j’ai reçu l’accueil le plus expansivement sympathique de tout mon voyage… »

       Le capitaine réussit à faire signer par le roi un traité d’allégeance, et la signature de ce document fut l’occasion d’une grande cérémonie officielle et populaire :

            «  Quand j’arrivai chez le second roi (le premier étant impotent), il ne me donna pas le temps de descendre de cheval, m’envoya quelqu’un pour me faire ranger mes fanfaristes à droite et à gauche et s’avança au milieu de cette haie, suivi de ses serviteurs et de six femmes en grande toilette. Il esquissait un pas de danse et arrondissait les bras en cadence avec la musique, derrière lui, ses suivants et suivantes l’imitaient.

            Toute cette petite cérémonie était si bien machinée qu’il n’y avait pas la moindre place pour le ridicule, et au bout de quelques instants, au milieu de l’enthousiasme général, mes clairons et tirailleurs se mirent à danser pour leur compte, en accord avec les exécutants de Kitchi. » (p.184)

    Le sauvetage de la mission par les villageois de Garafiri :        

            Une dernière anecdote : à son retour, le capitaine Toutée descendait en pirogue le cours du bas Niger, en direction de la côte, lorsque sa pirogue chavira en franchissant une série de récifs, de rapides, et de chutes. :

            «  Vingt cinq mètres plus loin, la pirogue revient à la surface, complètement débarrassée par les lames de tout ce qui la chargeait. Nous suivons l’épave à la nage. Au bout de 300 mètres environ, frappé sous l’aisselle gauche par une pointe de rocher, je perds un instant la respiration et coule à fond. Ressaisi par mes laptots et ramené à la surface, je reprends connaissance et me dirige, rive droite, vers les branches d’un arbre près duquel le courant nous pousse… »

            Les trois groupes de pirogues du capitaine sont isolés en pleine nuit, sur le fleuve. Le capitaine grimpe sur la berge et trouve un sentier qui le conduit vers un village à onze heures du soir. Il s’agissait du village de Garafiri.

            « Le chef et les notables, aussitôt réveillés, accoururent, me frottant avec des étoffes sèches, me gorgeant de bière chaude et de nourriture et me prodiguant les marques de leur compassion et de leur admiration. Ces manifestations amicales auxquelles chaque nouvel arrivant se croyait obligé de procéder, durèrent toute la nuit. Vers trois heures, nous partîmes avec 200 bateliers munis de leurs pagayes… A midi, tout mon monde sain et sauf, tous mes bateaux, dont deux représentés par quatre morceaux, étaient rendus à Garafiri. Tout le village, hommes et femmes, s’employait à nous remettre en état de naviguer : vingt quatre heures après, nous repartions. » (p.324)

  Et au sujet de la construction des pirogues :

            « Les gens d’Ilo sont, comme ceux de Boussa, de remarquables bateliers, et bien que le calme de leurs eaux ne leur ait point donné l’occasion d’acquérir au même degré de sang-froid et d’intrépidité de leurs frères installés sur les rapides, on y trouverait peut-être plus de ressources en batellerie qu’à Boussa même. Cela tient à ce qu’il existe auprès d’Ilo une forêt d’arbres à bois très dur, très favorable à la construction de pirogues. Le type de grandes pirogues que j’ai rencontré à Boussa et qui circule de Saye à Rabba, est en effet originaire d’Ilo. Ces pirogues portent facilement de trois à cinq tonnes, et, ainsi que vous pourrez vous en assurer en lisant mon rapport spécial sur ce point, elles exigent pour leur construction un art personnel consommé de la part du charpentier. Il n’y a pas en France quatre ouvriers d’art sur cent qui soient capables d’un pareil travail. Cette industrie est moins développée à Boussa, où elle est d’importation récente, car les frères Lander (des explorateurs anglais)  ne parlent que de pirogues en tronc d’arbres, et certes, s’ils avaient vu une seule pirogue du modèle de celles que nous utilisons, ils n’eussent pas manqué de le signaler. » (p.272)

     Hospitalité, mais aussi propreté

      Fermière peuhl et fermière bretonne 

     Péroz avait évoqué le bain des Nausicaa du pays malinké, Toutée met en scène le talent et la propreté de la fermière peuhl :

            «  Tandis que la paysanne bretonne tient son étable et sa laiterie presque aussi malproprement que l’auge où elle mange elle-même, et voit cailler son lait presque aussitôt qu’il est trait, la femme peuhl, depuis avant que Pasteur fût né, traite son produit suivant les règles de la plus rigoureuse antisepsie. Parfaitement propre de sa personne, elle lave encore ses mains et le pis de la vache à l’eau chaude avant de la traire. Les calebasses dont elle se sert, pourtant si altérables par la matière dont elles sont faites (des demi-courges à écorce dure), sont tenues indemnes de tout germe malsain. Elle les passe à l’eau bouillante avant et après chaque usage. Le rebord de ce vase est garni chaque jour d’un lait de chaux qui forme une bordure blanche jusqu’au niveau que doit araser le liquide. Ce badigeon immaculé protège le bord de la tasse contre le contact des doigts et des lèvres ; les mouches évitent de s’y poser pour descendre au lait et sont ainsi réduites à faire un plongeon ou à s’abstenir. Enfin, dès que le lait est trait, il est mis dans l’endroit le plus frais de la case, recouvert d’une tresse légère, qui laisse passer l’air sans permettre l’accès des poussières ni des insectes.

            La conséquence de ces soins est celle-ci : que dans un  pays où la température parait rendre la conservation du lait impossible, on peut en boire le matin, à midi et le soir. Inversement, en Bretagne, où la température de l’été est une des plus fraîches de France, le lait s’aigrit beaucoup plus vite. Si on en demande dans une ferme, on se voit servir un plat de caillé, et la Bretonne s’étonne de votre désir, remettant au moment de la traite l’heure fugitive où l’on boit du lait doux, comme si, le propre du lait était d’être aigri.

            On trouvera peut-être surprenante cette digression sur le produit des vaches, mais comme je dois la vie à la propreté et à l’intelligence des femmes peuhls, que beaucoup de blancs la leur doivent ou la leur devront comme moi, je pense que ceux-là au moins trouveront le sujet intéressant pour eux. (p.151)

  Propreté aussi de beaucoup de villages :

 

      A Abomé :

            « Les villages dahoméens sont si propres et si bien tenus que le roi peut les parcourir tous sans avoir à redouter pareille occurrence. (mettre le pied sur un fétu de paille ou un brin d’herbe, auquel cas les plus grands malheurs étaient à redouter)

             Déjà en entrant à Abomé, le jour de la prise de cette capitale, nos camarades avaient admiré l’extrême propreté de la voirie. S’il en était ainsi dans les jours désastreux où la monarchie croulait et où chacun fuyait la capitale envahie, qu’on juge ce qu’il devait en être à la cour du roi en ce jour de fête.

            Combien il serait à souhaiter que les maires de certains de nos villages – voire de nos villes importantes – puissent s’inspirer des principes de propreté édilitaire en vigueur dans l’ancien royaume de Behanzin ! Dans ce malheureux pays, ruiné par la guerre et par les mesures de dévastation systématique que le vaincu, avec une inlassable ténacité, opposait pied à pied à l’invasion, on aperçoit partout des ruines, mais pas un immondice.

            L’histoire ne dit pas que Rostopchine ait passé sous revue les maisons de Moscou, et ait fait cirer tous les parquets avant d’ordonner l’incendie, tandis qu’il semble qu’avant de mettre le feu à sa case chaque femme dahoméenne ait eu soin de faire le ménage à fond. Maintes fois, je suis entré en France dans des maisons villageoises et, arrivant le matin, j’y ai trouvé les enfants ébouriffés et chassieux, le lit défait, les hardes en tas dans la chambre, le balai en mouvement ou en suspens. La meilleure ménagère a de ces moments dont elle s’excuse et dont on l’excuse : je n’ai jamais surpris un intérieur dahoméen dans ce désarroi passager. »

        A Iloua          

      Le lecteur doit toutefois savoir que ce tableau d’une propreté idyllique n’était pas toujours le cas dans le nord du pays :

            « Iloua a bien le caractère de toutes les villes nagotes : population nombreuse et grouillante, laborieuse et affairée. Mais on voit que nous sommes loin du Dahomé. La propreté laisse à désirer » (p.138)          

           Combattants et cannibales

            Et Toutée de donner son opinion sur les combattants dahoméens :

            «  Nous nous sommes longtemps laissé représenter les sujets de Gleglé et de Béhanzin comme d’affreux cannibales indignes de toute estime… il fallait à ce petit peuple des qualités militaires peu ordinaires (cinquante cinq jours de combat presque ininterrompu). Ce n’est pas le seul courage individuel qui permet d’obtenir de tels résultats, il faut en outre une instruction et une organisation qui soient susceptibles d’en tirer parti, il faut que l’esprit de solidarité, de discipline, et de dévouement au roi ou au pays soit développé à un point que les institutions sociales et militaires réputées les plus solides et les plus perfectionnées ne sont pas sûres de procurer aux Etats les plus civilisés. (p.73)

     Des mondes noirs moins souriants

      Les esclaves et les captifs

            Pour utiliser une expression populaire, ne tournons pas autour du pot.

            Les premiers blancs que nous avons cités comme témoins d’un monde noir qu’ils ont fréquenté entre 1860 et 1900, ont tous relevé que la traite des noirs existait bien en Afrique de l’ouest, comme elle avait déjà existé auparavant pour alimenter la traite négrière transatlantique.

            Comme nous l’avons déjà indiqué, et au risque de se répéter, Il est possible de disserter sur le sens du concept « captif », car il est vrai que la condition de captif couvrait beaucoup de situations concrètes, aussi bien celle du conseiller du prince, de chef de guerre, de griot, de paysan auprès d’un maître, sorte de serf chez son seigneur, ou de domestique de la famille. A la base, il s’agissait bien d’une condition de serf à seigneur, et quand il y avait capture, il s’agissait souvent d’esclaves promis à la vente.

            Les trois témoignages de Mage, de Péroz, et de Toutée, font état de la présence de beaucoup de captifs dans les contrées traversées, ainsi que de convois de captifs ou d’esclaves.

            Le lecteur a relevé dans le récit de Toutée, la présence d’esclaves à la cour du roi de Papa, mais aussi l’accueil magnifique que ce dernier réserva au capitaine.

            D’où venaient ces captifs ?  Des guerres que tel ou tel roi local lançait pour capturer de nouveaux captifs, conservés ou vendus comme esclaves, car la vie humaine avait un prix tarifé et connu sur les marchés.

       De Tchaourou  à Tchaki 

       Sur son itinéraire de Tchaourou à Tchaki, le capitaine notait :

       « Je veux parler de la capture des noirs destinés à l’esclavage et des atrocités qui accompagnent cette opération.

            Les captures d’esclaves sont faites en Afrique soit par des expéditions à portée restreinte entre peuplades voisines, c’est le genre dahoméen, soit par des entrepreneurs de capture qui ne font que cela toute leur vie et organisent au travers de l’Afrique entière la capture d’abord, la caravane d’exportation ensuite : c’est le monde arabe. Dans l’un et l’autre cas, la capture cause la destruction radicale du village qui est attaqué. On sait que les hommes libres seraient difficiles à emmener au loin en caravane : ils seraient tentés de se sauver ou de se révolter, donc on les tue. Dans beaucoup de guerres de peuplades à peuplade, on leur coupe une jambe, ce qui revient au même. Les Dahoméens s’offraient le luxe de les transporter à dos d’homme jusque dans leur capitale et attendaient un jour de fête pour les exécuter. Ainsi faisaient les Romains ; d’ailleurs dans toute l’antiquité l’extermination du peuple vaincu était la règle.

            On tue également ceux des enfants et des vieillards qui seraient incapables de supporter la marche. Puis on organise une caravane pour emmener le reste, dont les femmes forment la majorité. On charge ces malheureux du maigre butin qu’on a pu faire en plus d’eux, et leur calvaire commence…

            Un chiffre a été donné et admis, c’est qu’il meurt en route les deux tiers de ces malheureux, soit de faim, de soif ou de fatigue, soit égorgés parce qu’ils ne peuvent plus suivre.

            Comme on a déjà tué les deux tiers de la population au moment de la capture, on voit qu’une opération qui concerne 100 têtes, en tue 89 pour en livrer 11 au marché. Encore ceux qui survivent, comme ceux qui succombent, ont-ils tous subi un martyre épouvantable.

            Et ce ne sont pas là propos de femme sensible et il n’y a pas que les âmes tendres que le récit de souffrances pareilles infligées à une notable partie de l’humanité, doive émouvoir et exaspérer…

            Que nous empêchions les peuplades soumises à notre dévolu de se faire la guerre entre elles pour se prendre des hommes, cela va de soi ; que nous les garantissions des guerres que les autres pourraient leur faire dans la même intention, cela n’est pas beaucoup plus difficile. Moyennant quoi des pays à moitié déserts se repeupleront, ceux qui sont simplement habités grouilleront de monde et nous aurons laissé à nos successeurs la plus grande richesse qu’on puisse souhaiter sur une terre fertile, c'est-à-dire n’en déplaise à Malthus, des hommes. (p.162)…

                                         Première Partie

           

 

 

 

 

 

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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 11:33

 

Chapitre 4

 

1886-1887 : Péroz vers le Niger et l’Empire de Samory à Bissandougou

 

Un deuxième témoignage « blanc » sur le monde noir de l’Afrique Occidentale (1886-1887)

 

A titr(e d’information complémentaire, j’ai publié, en 2011, un livre consacré au capitaine Péroz, dont le titre était « Les confessions d’un officier des troupes coloniales »

Niger (Samory). Guyane (Dreyfus). Tonkin (Dé-Tham)

 

Une carte

 

 

            Lorsque  le capitaine Péroz exécuta la mission que lui avait confiée le lieutenant-colonel Gallieni, sur instruction du Ministre de la Marine et des Colonies, à savoir, négocier un traité de protectorat avec l’Almamy Samory, et donc se rendre dans le Ouassoulou, jusqu’à Bissandougou, siège de son pouvoir, le capitaine avait déjà acquis une bonne connaissance du monde noir, mais en qualité d’officier combattant.

 

            En 1884, il avait guerroyé sous les ordres du Commandant Combes, contre les sofas de Samory, et s’était illustré, à la fin de 1884 et au début de 1885, en défendant le nouveau fort de Niagassola contre les sofas de l’Almamy.

             Au printemps 1886, il avait accompagné le capitaine Tournier auprès de Samory pour négocier un traité de protectorat que la France n’estima pas satisfaisant. Améliorer et compléter ce premier accord fut donc la mission  du capitaine Péroz.

 

            Il intervenait donc dans les affaires du Haut Sénégal dans une tout autre qualité que celle de soldat, et c’est tout l’intérêt de sa contribution à la connaissance du monde noir, et notamment celui de Samory, dont l’histoire et l’organisation politique étaient alors quasiment inconnues.

            Ce sont donc les observations recueillies au cours de sa mission qui nourrirent le récit de l’ouvrage intitulé « Au Soudan », publié chez Calmann - Lévy, en 1889.

 

            La topographie de l’explorateur et ses cartes

           

            Le capitaine Péroz était accompagné du lieutenant Plat chargé de toute l’intendance de la mission, et en particulier de l’établissement des cartes :

            «  L’arrivée au campement, alors que tout le monde se repose des fatigues de la marche, il faut qu’il traduise sur la carte notes et observations et qu’il passe la soirée penché sur sa table, suant sang et eau par quarante degrés de chaleur, à dessiner son itinéraire. Tel est au moins le rôle de l’explorateur consciencieux qui veut rapporter de ses voyages un carte sérieuse et non des itinéraires faits d’approximation et destinés à être controuvés à chaque contrôle ultérieur… Aussi les résultats topographiques de la mission dépassèrent-ils tout ce qu’on pouvait espérer. Ce jeune officier y joignit en outre un précieux album de vues, croquis et types, saisissants de vérité, qui pourront aider puissamment à la connaissance du pays mandingue. (p.107) »

 

            De son côté, le docteur Fras, outre l’ample mission d’informations scientifiques recueillies, enrichissait la collecte de la mission par des photos.

 

            L’habitat

 

            Relevé des pistes, description des paysages, géographie aussi de l’habitat. L’auteur consacrait de nombreuses pages à la description des habitations de Nafadié, la ville, sainte du Mandingue musulman :

            «  On y voit encore les ruines de la gigantesque mosquée construite il y a une cinquantaine d’années par le roi Kankan-Mahmadou, qui venait chaque année y faire ses dévotions pendant le rhâmadan… Elle a été incendiée, en 1873, par Nassikha-Madhi, frère de Samory, pendant le siège qu’il fit de cette ville.

            Les maisons, dans cette région, sont beaucoup plus confortables que dans le Haut Sénégal et le Soudan français. Elles se composent, comme sur la rive gauche du Niger, d’une muraille circulaire en pisé couverte d’un chapeau conique ; mais elles sont beaucoup plus spacieuses. Nombre d’entre elles ont un étage séparé du rez-de-chaussée par un plancher en bambous très bien ajustés et couvert d’argile durcie…(336)

 

            Et Péroz de décrire en détail l’aspect et la composition de ces habitations dans les pages qui suivaient.

 

            De même, il s’attardait sur la merveille du pont du  Bangalanko :

 

            « Les indigènes ont jeté sur le Bangalanko, - que nous avons à franchir avant d’atteindre Bangalan puis Diangana où nous camperons, - un pont qui est une véritable merveille dans son genre. A ce point, la rivière, large de 50 mètres, coupe, à une profondeur de 5 mètres, dans des berges taillées à pic, le tuf ferrugineux du sous-sol. De grands arbres ont poussé au milieu de son lit, qui demeure presque à sec une partie de l’été ; d’autres ont cramponné puissamment leurs racines dans les fissures des parois verticales des berges. C’est sur leurs maîtresses branches que les habitants de Bangalan ont installé leur pont.

            A l’aide d’un enchevêtrement inextricable de bois de toutes longueurs et de toutes grosseurs, ils ont établi une sorte de tablier sur lequel un lit de fascines a été placé ; puis des menus branchages ; enfin sur le tout trois couches alternatives d’argile durcie et de paille…(342)

           

L’accueil  et l’hospitalité

 

            Péroz  constatait que l’hospitalité était une coutume bien ancrée dans les mœurs malinké et une règle de vie fidèlement appliquée dans la plupart des villages du Soudan traversés, en tout cas dans les zones où la paix civile régnait.

            A Kankan, il relevait :

            « Pendant la journée, de tous les villages voisins, et ils sont nombreux, il nous arrive des dons de tout genre qui dénotent la grande richesse du pays en céréales, en légumes diverses et en troupeaux.

            Un des bœufs qui nous fut ainsi offert, magnifique taureau noir, vraie bête de sacrifice, était d’une nature tellement sauvage qu’il faillit mettre à mal plusieurs hommes de mon camp. » (347)

            Urbanité des rapports, palabres de salutations, échange traditionnel de cadeaux, telles étaient souvent les caractéristiques de ses rapports avec les chefs et notables de villages.

 

            A son arrivée à la frontière des Etats de Samory, sur les rives du fleuve Niger, le capitaine lui adressa un courrier pour l’aviser de sa présence et de son désir de le rejoindre à Bissandougou pour l’entretenir.

            « Il est d’usage, dans le Soudan, que lorsqu’un chef se présente sur les confins des possessions d’un autre prince, il adresse à celui-ci quelque cadeau de bienvenue. Pour me conformer à cette coutume, je mets à profit l’occasion que me présentent ces diulhas (les colporteurs traditionnels du pays) pour prier l’un d’eux de se détacher de la caravane et d’aller à Bissandougou ; il y fera hommage à l’almamy, de notre part, d’un fort joli fauteuil pliant couvert de dorures, à fond de soie brodée, que nous transportions comme une châsse depuis notre départ de Kayes

            Comme on le voit, nous n’avions rien négligé pour faire sous d’excellents auspices une prompte entrée dans les Etats du conquérant malinké. Néanmoins, nous attendîmes neuf longs jours une réponse de lui. (323) »

 

            Comme en atteste l’exemple ci-après, les échanges entre blancs et noirs n’étaient pas uniquement verbaux, contrairement à ce que certains croient à tort : les chefs noirs les plus importants, adeptes de l’islam, avaient à leur disposition des lettrés arabes capables de rédiger leur courrier en arabe. Tel était le cas de Samory, lequel adressa  sa réponse au capitaine Péroz. Cette missive est intéressante à lire : elle donne une idée du style fleuri, tout imprégné d’images tirées du Coran, qu’employaient les malinkés érudits.

            Voici en quels termes elle était conçue :

 

            « Louange à Dieu, qui nous a donné la faculté d’écrire au capitaine Péroz, qui est loin de nous.

            Nous appelons les bénédictions de Dieu sur son prophète.

            Cette lettre, c’est nous qui l’écrivons, almamy Khébir. Nous adressons mille saluts au capitaine Péroz. Que ces salutations lui soient plus douces que le miel et le sucre ; qu’elles aillent à notre ami dont la vue réjouit nos yeux, dont la présence est douce au cœur comme le fruit du tamarinier et en chasse le chagrin…

            Nous sommes heureux, très heureux de son arrivée auprès de nous. Nous avons hâte de le voir. Que notre ami vienne vite. Qu’il vienne vite. Car, auprès de nous, tout lui viendra à bien.

            Salut ! » (326) 

 

            Les captifs

 

            Alors que la traite négrière était interdite et encore combattue sur le plan international, elle continuait à exister en Afrique occidentale. Tous les récits de cette époque l’attestent, et le capitaine Péroz confirmait à cet égard les observations que Mage avait faites plus de quarante ans auparavant.

 

            Passant à Kita, Péroz notait :

            «  Les captifs, qui sont la grande marchandise d’échange du Soudan, y abondent et se vendent à une portée de fusil du fort. L’autorité ferme les yeux sur ce trafic, car nous n’arriverons à repeupler le pays qu’en autorisant, pendant plusieurs années encore, les caravanes à se débarrasser de leurs captifs sur notre territoire où ils deviennent des agriculteurs, et des hommes libres après une génération. » (185)

 

            L’auteur racontait encore :

            «  Au moment où nous nous engageons sous les bois au milieu desquels coule le ruisseau Kolamini où nous allons camper, nous nous croisons avec une caravane de quarante cinq captifs allant à Kita. Ce sont surtout des femmes et des enfants. Ces derniers gambadent insouciants autour de leurs mamans et paraissent peu affligés de leur sort. Les femmes, sauf les plus vieilles, sont chargées d’un ballot de noix de kola ou de pains de beurre de karité.

            Hier à Goubanko, nous avons vu une caravane du même genre ; toutes deux viennent du Ouassoulou. » ( l’Etat de Samory).(209)

 

            Sans nous attarder, pour le moment, sur ce sujet sensible, signalons que beaucoup dissertent sur la signification du mot captif, et de la situation des captifs au Soudan, en faisant valoir que le captif n’avait rien à voir avec l’esclave, et que sa condition était en définitive assez proche de celle de nos serfs du Moyen Age. Ils précisent aussi que beaucoup de captifs ou d’anciens captifs jouaient un rôle important auprès des chefs, comme Mage l’avait déjà noté. C’est vrai, mais il n’en reste pas moins qu’en parallèle, il existait bien alors un commerce des esclaves, c’est à dire une traite négrière. Il n’était non moins vrai que beaucoup des guerres locales étaient tout simplement motivées par la razzia de nouveaux captifs.

 

            Les mœurs, les coutumes, la philosophie de la vie des Malinkés

 

                        « A notre arrivée, nous fûmes fort étonnés de leur paresse et des difficultés que nous éprouvions à secouer leur torpeur, même en leur faisant espérer une rétribution très élevée du travail que nous leur demandions. Cependant, les causes de cette apathie étaient facilement visibles.

            A la façon dont ils envisageaient la vie, ils n’avaient rien à désirer lorsqu’ils possédaient une case, une ou deux femmes, un fusil, quelques captifs, une vache, de rares moutons et assez de mil dans leurs greniers pour préparer le couscous quotidien, et de temps à autre, une calebasse de dolo (bière de mil). Leur grand luxe était un morceau de guinée ou de calicot transformé en boubou et jeté par-dessus les vêtements que les captifs leur avaient tissé à leurs moments perdus ; une couverture légère dans laquelle ils se roulaient la nuit, et avec laquelle ils paradaient aux grands jours, constituait le summum du confort.

            Les Européens de même que tous les peuples civilisés cherchent à amasser beaucoup d’argent…

            Mais les jouissances de la civilisation, les besoins qu’elle crée sont inconnus du Malinké. La maison est parfaite lorsque, comme toutes les cases voisines, elle se compose d’un cylindre de terre battue couverte d’un chaume pointu…

            Que lui donnerons-nous en échange des labeurs et des peines que nous lui imposerons ? De l’argent : mais qu’en ferait-il ? Lorsqu’avec quelques centaines de francs, il aura atteint le maximum de son ambition en devenant chef de cases avec le modeste train de vie que je viens de dire, à quoi emploierait-il le surplus ? Le fondra-t-il et en ferait-il des bracelets ? Malgré son amour pour cet ornement, il ne peut cependant s’en couvrir de la tête aux pieds. Acheter des captifs ? Depuis que nous sommes maîtres chez lui, ils deviennent introuvables.

            Aussi, béatement couché sur son tara (lit), il passera ses journées à fumer ou à priser le tabac récolté dans son enclos ; le soir, sous « l’arbre » en compagnie des fortes têtes de l’endroit, il devisera bien tard en buvant du dolo et en regardant les jeunes gens danser et se divertir devant une grande flambée de paille et de brindilles. Son existence s’écoulera de la sorte douce et tranquille, et elle ne sera remplie que par un seul désir, celui de vivre longtemps ainsi sans qu’aucun tracas, aucun souci ; vienne le tirer de sa douce torpeur. » (137)

 

            L’auteur faisait remarquer que le Malinké n’avait pas du tout la même notion du temps que les blancs.

            «  Pourquoi donc s’inquiéter ?

            Que les blancs soient les bienvenus! La terre est assez grande pour tous. Mais qu’ils ne nous demandent rien ; surtout pas de travail, pas de soucis ; qu’ils ne nous jettent pas toujours le fastidieux « demain » à la tête, et nous laissent notre quiétude. (138)

            Le temps n’est rien pour les indigènes, les distances peu de choses. (200) »

 

            Un tableau peut être un peu caricatural, car les observations de l’auteur sur la qualité des cultures qu’il rencontra lors de  son parcours, témoignaient au moins autant du labeur d’une partie de la population.  A l’approche du fleuve Niger, il décrivait l’état florissant des cultures et leur variété, riz, maïs, coton, tabac, karité, fruit du travail d’une population fort laborieuse. Il notait aussi que la qualité du riz n’avait rien à envier au riz « caroline », et que « beau… le maïs l’est incontestablement plus que celui de France. » (250)

 

            Les femmes

 

            Le récit de Péroz est particulièrement intéressant à leur égard.

            « Au tournant de la route, notre attention est attirée par de sonores coups de hache s’abattant sans relâche sur les arbres voisins. Ce sont des femmes de Kita, jeunes et vieilles, qui font leur provision de bois pour préparer le repas de leurs maris qui, je le parierais volontiers, somnolent béatement sur le seuil de leur porte, la pipe aux lèvres, se réchauffant aux douces caresses du soleil levant.

            La femme malinkèse est très rarement maltraitée, peu rudoyée, et la qualité de mère la fait respecter à l’égal d’une madone ; toutefois  aucun labeur, même les plus durs, ne lui est épargné. Elle occupe peu de place au foyer où le maître de la maison la considère simplement comme la mère de ses enfants et une domestique de confiance, soumise et résistant aux plus rudes fatigues. Cependant, les femmes des chefs de cases riches (chefs de famille) n’ont généralement guère d’autres occupations que la culture et l’arrosage des jardins. Ce travail est encore assez pénible, à cause de la façon rudimentaire dont on puise l’eau avec une calebasse dans les puits, mais enfin, c’est le seul, avec la préparation de la nourriture du maître.

            Malgré ces travaux manuels nombreux, elles sont toujours, et sur elles-mêmes et sur leurs vêtements, d’une propreté parfaite. Chaque jour, aux heures de la sieste, alors que leurs maris somnolent à l’ombre, vautrés dans la poussière, elles vont au ruisseau voisin, mettent bas tout leur vêtement, et se lavent à grande eau. Puis elles nettoient leurs vêtements et le linge de la maison, non sans s’asperger encore une fois, alors que ce travail est terminé.

            Tout étranger, arrivant à midi près d’un village peut voir se renouveler à son profit la scène de Nausicaa et de ses suivantes, quittant leurs gais ébats dans l’onde pour courir au devant du voyageur altéré, et, dans leur précipitation à étancher sa soif, oubliant de remettre leurs vêtements qu’elles avaient étendus sur l’herbe pour les faire sécher.

            Les ablutions continuent le soir dans les jardins après l’arrosage. Et c’est un spectacle vraiment curieux et d’un très vif coloris que celui que présentent au coucher du soleil, ces femmes et ces jeunes filles nues, les bras levés, inondant de l’eau de leurs calebasses leurs corps de bronze se profilant nettement sur le rouge ou le bleu tendre du couchant, encadré par une végétation sombre et épaisse toute dentelée d’un étrange feuillage. (198)

 

            Les  diulhas

 

            A l’occasion de son voyage, le capitaine Péroz rencontra à maintes reprises des caravanes de diulhas, comme nous l’avons déjà vu en évoquant le problème des captifs. Il était en effet obligé d’emprunter les seules pistes qui existaient alors.

            La corporation des diulhas jouait alors un rôle majeur dans l’ensemble du commerce soudanais entre le sahel et la côte atlantique, sortes de marchands de gros qui affrétaient des caravanes pour acheminer leurs marchandises, produits (sel, bestiaux, mil, or ou kola) ou captifs.

            Il convient d’indiquer au lecteur qu’au tout début de sa vie, Samory partagea la vie des diulhas.

            «  A peine en route, nous avons rencontré une longue procession de marchands colporteurs, diulhas, suivis de leurs femmes. Pendant que ces messieurs marchent tout à l’aise, les mains ballantes, le large chapeau sur la tête et le fusil sur l’épaule, la crosse en arrière, leurs épouses ploient sous le faix d’énormes fardeaux placés en équilibre sur leurs têtes : les bébés qu’elles allaitent, et dont presque toutes sont pourvues, sont soutenus sur les reins de leurs mères par une large bande d’étoffe ; ils ballottent endormis deçà delà, leurs petites têtes crépues rejetées en arrière, dans un balancement cadavérique. C’est ici la coutume ; foin de galanterie ! Aux hommes les doux loisirs, aux femmes, les pesants fardeaux, les durs labeurs, sans que les devoirs conjugaux soient en rien amoindris.

            Les malheureuses n’ont même pas la ressource de la coquetterie pour amadouer leurs tyrans : un morceau d’étoffe enroulé autour des reins, quelques verroteries au cou et de l’ambre dans les cheveux relevés en forme de cimier constitue tout leur accoutrement. Quant aux hommes, dans les pays malinkés de la rive gauche du Niger, diulhas ou paysans, chef ou pauvre, voici comment ils s’habillent.

            Les coiffures sont de trois sortes : chapeau, bonnet ou turban…

            La pièce principale du vêtement est une sorte de blouse très ample, sans manches, descendant jusqu’à la ceinture ou jusqu’aux genoux, suivant les ressources de chacun ; elle est blanche, bleue ou jaune… Le pantalon, jusqu’au Niger, a l’apparence d’une jupe de zouave raccourcie jusqu’au-dessus du genou… La chaussure se compose uniformément d’un cothurne fait d’un morceau de peau de bœuf découpé d’après la forme du pied et de lanières qui le retiennent au cou de pied et au talon…

            Si les vêtements, surtout pour les femmes, sont d’une simplicité exemplaire, en revanche les bagues, les bracelets, les morceaux d’ambre, les verroteries de toute sorte font une large compensation à la légèreté du costume. »

 

            L’Empire de Samory

 

            A l’occasion de la défense du fort de Niagassola contre les sofas de Samory,  au cours de l’hiver 1884-1885, le capitaine Péroz avait déjà eu l’occasion de se faire une opinion sur son armée, et  de recueillir des informations sur le nouvel empire, car son origine historique ne datait que des années 1870. Sa mission lui donna la possibilité de confirmer certaines de ses impressions, mais surtout de découvrir toutes les facettes de l’organisation politique et militaire des Etats de l’Almamy.

            Il en relata tout d’abord l’histoire, une création qui devait beaucoup aux qualités exceptionnelles de Samory, de chef et de combattant. Déjà la légende de ses conquêtes, de ses faits d’armes, alimentait les chroniques orales de tout le Soudan. Le rôle qu’on attribuait à sa mère Sokhona parait cette saga de toutes les vertus humaines.

 

            De magnifiques cultures

            Arrivé à proximité du chef lieu de Bissandougou, Péroz fut très favorablement impressionné par l’état des cultures de l’Almamy :

            « Le 13 février nous couchons à Sana : et enfin, le lendemain, à peine en marche, nous entrons dans les cultures particulières de l’almamy-émir. Elles s’étendent sans discontinuité jusqu’à 15 kilomètres au-delà de Bissandougou, couvrant une superficie de 200 kilomètres carrés, entièrement cultivés. Une population de plusieurs dizaines de mille habitants est employée à ces cultures, et elle les entretient d’une façon vraiment remarquable. De distance en distance, à côté de bouquets de bois respectés à dessein, on a construit d’innombrables greniers. A l’ombre des arbres, des cases proprettes et de vastes gourbis sont aménagés pour abriter l’almamy lorsqu’il vient visiter ses propriétés.

            A dix heures, nous arrivons dans un de ces refuges qui nous a été assigné comme dernier campement, avant de faire notre entrée solennelle à Bissandougou.

            Les cases et les vérandas ont des proportions gigantesques et sont construites avec un soin extrême ; le sol est partout recouvert d’un fin cailloutis très doux sous le pied et qui le préserve de tout contact avec la terre. Ce campement est abrité du soleil par l’épais feuillage de hauts ficus, qui y entretiennent une fraîcheur délicieuse. Tout autour et à perte de vue, s’étend un immense champ cultivé avec un soin presque inconnu en France, à l’exception de celui apporté communément au jardinage proprement dit. Pas un brin d’herbe ne pointe entre les pousses de riz, mil, maïs, patates, kous, ognons, niambis, diabrés, haricots,, coton, indigo ou autres plantes ; chaque espèce particulière est séparée des autres par de larges chemins bien entretenus et, dans chaque carré, le terrain est préparé d’une façon différente, appropriée à l’espèce plantée. (p,354) »

 

            Une très brillante réception

            A Kankan, le capitaine avait été accueilli en fanfare par le fils préféré de l’Almamy, Karamoko.  Nous évoquerons plus loin le personnage et le rôle que la France voulut lui faire jouer auprès de son père et de sa cour, à l’occasion du voyage qui fut organisé à son intention à Paris, mais surtout pour donner à son père le témoignage de notre puissance.

 

            Sa réception de Bissandougou fut éclatante. Elle était à l’image de la puissance et de la richesse de Samory.

            « A peine sommes-nous installés qu’une dizaine de cavaliers arrivent à fond de train sur nous. Ils sont vêtus de rouge et précédés du chef des griots de l’almamy, armé d’un splendide arc d’apparat orné de bandes d’argent ciselé et en peau de fauve. Il est coiffé d’un bonnet de fourrure en forme de mitre, terminé par derrière par une longue bavette qui descend jusqu’à sa ceinture ; son vêtement de cuir souple, curieusement ouvragé de mille mosaïques aux couleurs vives, son pantalon en drap pourpre rayé de bandes de peau de panthères lui font un costume aussi bizarre que lui seyant bien ; ses mains, ses bras et ses jambes sont littéralement couverts de bijoux qui bruissent avec un cliquetis argentin à chacun de ses gestes dont il scande ses paroles.

            En passant devant nous, il saute à terre sans arrêter son cheval, et, après s’être prosterné, le front touchant le sol, il se relève et nous parle au nom de son maître dont il est le héraut, tandis que ses cavaliers, qui ont arrêté leurs chevaux dans leur galop furieux, gardent derrière lui une immobilité de statue. » (p,354)

            Nous invitons le lecteur curieux à se reporter au texte lui-même qui décrit avec beaucoup de couleur et de précision la cour de l’almamy, les logements, l’entourage, Samory lui-même, son armée et ses nombreuses femmes.

 

            Un royaume puissant

 

                        Le capitaine découvrait donc  un royaume riche, puissant, et bien organisé, sur le plan politique, judiciaire, et militaire. Par comparaison, la cour d’Ahmadou décrite par Mage faisait triste figure.

            Péroz fut légitimement impressionné à la fois par l’accueil fastueux dont il bénéficia, et surtout par tous les signes qui lui étaient donnés d’une organisation politique et militaire qui fonctionnait bien, et qui n’avait rien à voir avec ce que les blancs connaissaient ailleurs.

 

            Péroz fut un des rares blancs à fréquenter longuement la cour de Samory et le personnage lui-même, et il fut un des rares officiers aussi à préconiser une recherche d’entente avec l’almamy. Péroz ne cachait toutefois pas que le pouvoir de l’almamy s’exerçait souvent par la terreur, et qu’une certaine cruauté ne lui répugnait pas toujours, même quand il s’agissait de très proches. Accusant son fils Karamoko de trahison, il le fit enfermer et mourir de faim.

 

            Le capitaine avait enfin glané des informations sur la situation de l’Islam dans les Etats de Samory. La religion qu’il tentait d’implanter dans des territoires encore attachés à l’animisme était relativement modérée, accommodante avec les anciennes croyances.

            «  L’almamy-émir est chef des croyants et interprète le Coran, dont les préceptes ne paraissent pas préoccuper outre mesure ses sujets. Il est aidé dans cette tache par un jeune marabout, élève des Trarzas, très doux et fort tolérant, dont il a fait son guide spirituel ; grâce à ce conseiller, aussi intelligent qu’aimable, la tolérance est à l’ordre du jour dans l’empire… La seule obligation à laquelle l’almamy contraint strictement les principaux de ses sujets est l’envoi régulier de leur fils à l’école. (414)

           

            Enfin pourquoi ne pas noter une certaine condescendance dans certaines observations, car le capitaine Péroz, comme tous ses pairs de l’infanterie de marine, était convaincu que la civilisation occidentale était supérieure aux civilisations noires de son époque ?

Toutefois, ses carnets d’exploration ou de campagnes ne contiennent aucun mépris de sa part, aucun racisme, se bornent donc à une sorte de description technique, comme savaient le faire les bons officiers.

            Le lecteur doit savoir aussi que tous les récits de campagne de Péroz, au Soudan, au Tonkin, et dans le territoire Niger-Tchad, portent la marque d’une grande objectivité, d’un grand respect de l’autre, lorsque dans son comportement, il ne heurtait ni son humanisme, ni sa morale.

Jean Pierre Renaud     Tous droits réservés

 

 

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1 février 2024 4 01 /02 /février /2024 16:39
Les esclaves     

       Tout au long de son parcours, il rencontra des caravanes de captifs, à la fois porteurs de marchandises ou simples marchandises, eux-mêmes, destinés à la vente, selon des tarifs qui étaient connus sur tous les marchés du Soudan. Sur les marchés, un captif valait 20 000 cauries (la monnaie locale), soit 60 francs de l’époque.

       Au-delà de Kita, en entrant dans le Kaarta :

       « Tout en cheminant, j’avais fait la connaissance de la bande de Diulas qui nous servaient de guides ; la décrire ici ne sera pas inutile : c’étaient des Sarracolets ou Soninkés du Kaarta.

       L’un d’eux était parti de Guémoukoura, son pays, depuis cinq ans. Il en était sorti pauvre, il y revenait avec une certaine fortune. Cependant ses vêtements étaient des plus simples, assez misérables mêmes. Mais il ramenait cinq captifs, une femme et un enfant.

       Il s’était d’abord rendu avec du sel au pays de Bouré, où il l’avait échangé contre de l’or. De là, passant par Timbo, il était allé en Sierra Leone, où il avait travaillé longtemps à la culture d’arachides ; alors possesseur d’une petite fortune, il s’était mis en marche, achetant d’abord une esclave dont il avait fait sa femme et qui lui ayant donné un enfant, s’était élevée au rang de femme libre. Un fort captif tenait l’enfant ; puis trois autres jeunes filles éclopées par la longue route qu’elles venaient de faire, atteintes par les vers de Guinée, les jambes enflées, suivaient, s’aidant d’un bâton…

       Si l’on ajoute à ces épreuves le mauvais régime, l’abstinence forcée et la rareté de l’eau pendant les trois jours de route que nous fîmes entre Kita et le Bakhoy, on comprendra la souffrance de ces troupeaux d’êtres humains qu’on mène au marché sur toute la terre d’Afrique, au nom des usages de la barbarie ou de l’islamisme.

       En dehors de cette bande, nous avions le spectacle hideux de captifs enchaînés par deux. Le maître de ceux-ci était un Toucouleur des bords du Sénégal, d’un village du marigot de Douai, grand hâbleur, s’il en fut jamais ; porteur d’un immense turban, d’un grand sabre à fourreau de cuivre, il était chargé par Abibou, chef de Dinginray (Fouta Djalon), de porter à son frère Ahmadou deux colis renfermant des burnous, de la soie, et différents cadeaux. Les porteurs étaient les esclaves enchaînés deux par deux… (p,38) »

  Le voyageur décrivait ensuite en détail la condition concrète de ces esclaves.

  A Ségou, Mage notait :

  « Un spectacle hideux est celui du bazar des esclaves. C’est une grande hutte entourée de barrières. Une centaine d’esclaves des deux sexes de tout âge, depuis des vieillards jusqu’à des enfants non sevrés, s’y trouvaient, les uns aux fers, les autres libres, et une douzaine de marchands ou de courtiers de commerce étaient là pour vendre ou pour acheter. Dès qu’un amateur, rôdant autour de ce bétail humain, avait désigné celui ou celle qu’il voulait acheter, pauvre être, souvent plongé dans le plus profond sommeil, le maître de l’esclave le faisait lever : si c’était un jeune enfant, on le mesurait alors pour savoir son âge, on visitait ses dents, on tâtait les épaules. Ce sont les seuls esclaves que j’aie jamais vu vendre ; quant aux vieux (car, en général, les hommes faits sont rares sur les marchés, ayant presque tous été tués au moment où on les fait prisonniers), on n’en veut pas, ils se vendent à vil prix, car on dit qu’il est impossible d’en venir à bout et de les empêcher de s’échapper. » (p.66)

  A l‘époque et sur le plan international, les nations occidentales luttaient contre la traite négrière transatlantique, mais celle-ci existait toujours en Afrique, et beaucoup d’années passèrent, avant qu’elle ne disparaisse dans cette région de l’Afrique, et en partie à la fin du XIXème siècle.

  Les données de ce trafic étaient d’autant plus complexes qu’il était toujours difficile de distinguer entre le captif de case, affilié à une famille, et le captif destiné à la vente comme une autre marchandise. Le récit relevait de nombreux cas de captifs qui jouaient un rôle important dans les institutions locales, nous l’avons vu avec les griots, et cette situation confuse avait de quoi troubler un observateur occidental, alors qu’il était clair que l’esclavage, le commerce des êtres humains existait bien.

  Beaucoup des guerres intestines locales, conclues par la prise d’un village, et souvent sa destruction, étaient d’ailleurs motivées par la capture d’esclaves destinés à la vente.

  En présence de ces pratiques sociales et économiques, les puissances coloniales furent longtemps désarmées, car leur disparition immédiate aurait complètement déstabilisé les sociétés africaines.

  La cour d’Ahmadou

  Arrivé sur le Niger, il fut déçu par les proportions du fleuve, et il y fit l’apprentissage des relations avec Ahmadou, sa cour, et le pouvoir des Toucouleurs en général.

  « Je devais apprendre à compter avec la force d’inertie, les lenteurs, la mauvaise foi, la ruse des noirs. Je devais passer vingt sept mois sur les bords de ce fleuve que j’avais tant désiré atteindre. » (p.60)

  Il racontait sa rencontre avec Ahmadou :

  « De là, en montant les marches, nous franchissons une porte et nous entrons dans la cour du tata ou de l’enceinte fortifiée. C’est au milieu qu’est située la maison d’Ahmadou, qui ne se révèle par rien. Une petite muraille basse que dominent des toits en paille, des gourbis devant une porte basse en terre, voilà tout.

  Le défaut de propreté et de soin contraste du reste avec la fortification. Un rang de meurtrières est placé à quatre mètres cinquante d’élévation. Elles sont très régulièrement faites à l’instar de nos forts… Dès que le silence fut établi, Ahmadou s’informa en peuhl de ma santé et me souhaita la bienvenue. Puis il s’informa de ce qui se passait à Saint Louis. Je répondis laconiquement, me plaignant de n’avoir pu effectuer ma route par le Bélédougou. Je m’enquis à mon tour d’El Hadj et demandai s’il était toujours à Hamdallahi. On me dit qu’il allait bien, qu’il était toujours en cet endroit. Je demandai si je pourrais le voir. A cette question, Ahmadou répondit : quand nous aurons causé…

   A première vue, j’avais donné à Ahmadou dix neuf ou vingt ans ; en réalité, il en avait trente ; assis, il paraissait petit ; il est plutôt grand, et il est bien fait. Sa figure est très douce, son regard calme ; il a l’air intelligent. Il bégaya un peu en parlant, mais il parle bas et très doucement…. Il était coiffé d’un bonnet bleu de cette étoffe de coton désignée sous le nom de roum (rouennerie ou étoffe de Strasbourg) ; un boubou très flottant de même étoffe était posé par-dessus un turkey de coton blanc très fin. Sa guiba ou poche de devant de son boubou était très vaste.

  Il tenait à la main un chapelet dont il défilait les grains en marmottant pendant les intervalles de la conversation. Devant lui, sur une peau de chèvre étaient posés un livre arabe ainsi que ses sandales et son sabre. (p.73)

                                Mage notait par ailleurs qu’Ahmadou avait huit cent femmes.

                               Mage fut hébergé dans la maison d’un notable, Samba N’Diaye. Cette demeure disposait d’une terrasse et d’une chose indispensable :

            «  Une seconde porte basse ouverte dans la chambre donne accès sur une cour dans le coin de laquelle est assez bien établi, comme dans presque toutes les maisons de ce pays barbare, une chose indispensable dont manquent plus de la moitié des habitations rurales de la France. Par malheur, c’est dans cette cour même qu’on fera notre cuisine particulière. » (p.76)

Donc un pays pas si barbare que cela ! On retrouve le même type d’observation, au Soudan, dans des récits de Péroz des années 1885, et sur le Niger, dans ceux de Toutée des années 1890.

            Mage releva le plan de Ségou et de ses environs, et prit plusieurs vues de Ségou, du haut de sa terrasse, ainsi que plusieurs croquis de bâtiments de la cité, la maison du griot Soukoutou et la maison commune des Somonos, les piroguiers du Niger.       

            Mage notait le rôle important, et tout à fait particulier, que jouait Samba N’Diaye auprès du sultan, une sorte d’ingénieur, qui parlait d’ailleurs français, cas tout à fait exceptionnel alors. Il avait séjourné une vingtaine d’années à Saint Louis. Ahmadou avait donc la possibilité d’être parfaitement informé sur le monde des blancs.

            Ahmadou n’était pas disposé à relâcher Mage et à lui fournir les chevaux qui lui permettraient de revenir à Saint Louis.

            Il faisait donc connaissance avec le langage diplomatique des cours Toucouleurs :

             « Je devais longuement, péniblement apprendre ce que signifient, dans la langue diplomatique des cours africaines, les mots : bientôt, de suite, patience. » (p.81)

            Plus de vingt années après, Gallieni allait faire le même apprentissage à Nango auprès du même Ahmadou.

       Mœurs et religions

       Si le récit de l’officier notait en passant l’existence de la polygamie, il ne s’attardait pas beaucoup sur les mœurs du pays, et sur les religions pratiquées. Quasiment rien sur les fétiches et les sorciers Bambaras, ou sur la dimension religieuse d’un Islam africain, alors conquérant.

       Ses questions et ses jugements portaient beaucoup plus sur l’islamisme, que sur l’Islam, et notamment l’islamisme guerrier et cruel de  ses représentants contemporains, El Hadj Omar et Ahmadou,  dans leur  affrontement permanent avec les Bambaras.

       Et à cet égard, le jugement de Mage était sans nuances et sans appel : la France devait combattre l’islamisme, dont il avait constaté les effets déplorables et meurtriers au cours des guerres de conquête ou de répression menées par El Hadj Omar et par son fils Ahmadou.

       Dans la conclusion de son récit, il écrivait :

       « Tous les maux de l’Afrique proviennent de l’islamisme. Ni dans nos colonies actuelles, et dans celles qu’on fondera plus tard, ni même quand il se présente sous les dehors les plus séduisants, comme cela arrive quelquefois au Sénégal, jamais, dans aucune circonstance on ne doit l’encourager.

       Le combattre ouvertement serait peut-être un mal, l’encourager en est un plus grand ;  c’est un crime pour complicité. » (p.112)

       Ce jugement à l’emporte pièce est intéressant en tant que tel parce qu’il témoigne à la fois des hésitations qui ont toujours caractérisé la politique coloniale quant à l’attitude à adopter face à l’Islam en Afrique occidentale, ou ailleurs, et du contexte historique dans lequel ce témoignage était porté.

       Car, à l’évidence Mage n’avait pas une grande connaissance de cette religion, mais il en jugeait les effets humains, politiques et économiques dans les régions traversées, et craignait tout autant la menace qu’elle représentait pour l’influence que nous entendions exercer dans ce pays.

       Est-ce que nous ferions un peu d’anachronisme, en effectuant un rapprochement avec le sens que donne aujourd’hui l’opinion publique à l’islamisme contemporain ? Rien n’est moins sûr.

       Car l’officier avait pu constater de visu les dégâts causés par les guerres cruelles qui étaient alors menées au nom du Prophète, non seulement en passant dans des villages incendiés ou ruinés, mais en participant à quelques combats d’Ahmadou contre les Bambaras de Sansanding, notamment.

       La bataille de Toghou

       Son témoignage sur les horreurs de la bataille de Toghou est saisissant :

       « Il y avait bien là quatre mille chevaux et six mille fantassins au moins. Ahmadou donna ses ordres pour la formation des colonnes d’attaque… Cinq colonnes s’étaient formées, composées des hommes à pied et d’une grande partie des cavaliers qui avaient mis pied à terre.

       A la droite étaient les Talibés Irlabés, au pavillon noir, commandés par Turno Abdul ; puis venaient les Sofas, au pavillon rouge, conduits par Fali. La colonne du milieu, au pavillon rouge et blanc , formée des Toucouleurs du Toro était commandée par Turno Alassane ; à la suite marchaient sans pavillon les Toubourous ; à la gauche, Turno Abdoul Kadi, l’un des soldats les plus braves de l’armée, conduisait les talibés du Gannar…Dès que je vis les colonnes d’attaque pénétrer dans le village, je revins au galop vers Ahmadou pour lui annoncer la victoire, puis je partis à la recherche de mes hommes qui, aux aussi, emportés par l’ardeur guerrière et par l’amour propre, s’étaient portés au premier rang… On avait fait des prisonniers qui semblaient hébétés et fous de terreur. Les uns disaient que Mari (le chef) était dans le village, d’autres qu’il avait fui. On prit une de ses griotes qui, lors de la conquête de Ségou par El Hadj, avait déjà été prisonnière, puis s’était enfuie. Elle courait certes un grand péril ; mais elle était couverte d’or et elle se mit à chanter les louanges d’Ahmadou qui lui fit grâce. En revanche deux chefs de villages, faits prisonniers les armes à la main, dans leur propre maison, furent exécutés de suite…. Le lendemain, le jour paraissait à peine que toute l’armée se transportait dans les broussailles pour en finir. On y trouva les Bambaras sans défense et on en fit une horrible boucherie. Une bande de quatre vingt dix sept, espérant peut-être la clémence des vainqueurs, posa les armes et sortit d’une broussaille en criant (toubira) pardon. Ils furent aussitôt conduits à Ahmadou entre des rangs pressés de Sofas.

       On les interrogea longuement, puis tous furent livrés au bourreau, et Ahmadou, supposant que ce spectacle pouvait m’intéresser, envoya un Talibé pour me prévenir afin que je puisse y assister… Il est impossible de décrire le spectacle que présentait Toghou. Dans les maisons, dans les rues, les cadavres étaient étendus dans toutes les positions. Au réduit où l’on s’était si longtemps défendu, chaque case était transformée en charnier infect…

       Certes, c’est rester en dessous du chiffre réel que d’évaluer à deux mille cinq cents le nombre des Bambaras qui avaient péri là… Le retour fut ralenti par l’âpreté des vainqueurs à se charger des dépouilles de l’ennemi… Environ trois mille cinq cents femmes ou enfants étaient là, attachés par le col, lourdement chargés, marchant sous les coups des Sofas… et la masse passait, et ne donnaient à la victime qu’un geste de dédain accompagné de cette exclamation qui devait être sa seule épitaphe : « Keffir ! »’

       Tels sont, en Afrique, les résultats de l’islamisme. » (p.94)

       Indiquons au lecteur que la même appellation était réservée aux blancs qualifiés de kéffirs.

       Les passages cités sont intéressants à un double titre,  à la fois celui du témoignage sur la cruauté des guerres, mais curieusement aussi sur la participation de Mage et de son escorte à la bataille de Toghou. Le lecteur peut légitimement se poser des questions sur le rôle d’un officier français à l’occasion d’une mission diplomatique : négociation ou soutien militaire d’un représentant de la France dans une guerre intestine ?

       Comment interpréter cette situation ? Il est possible que l’officier ait voulu aller jusqu’au bout de sa mission, et céder à la tentation d’un officier, se rendre compte, de visu, du fonctionnement et du commandement de l’armée d’Ahmadou. Au cours de la période de conquête coloniale de l’Afrique de l’Ouest, il ne fut d’ailleurs pas rare que des officiers, résidents auprès d’un souverain local, lui aient apporté leur concours militaire, je pense notamment aux cas des officiers,  résidents français auprès du roi Tiéba.

  Conclusion

  Indiquons tout d’abord que la carrière du chirurgien de marine Quintin fut également courte, comme celle de Mage, mais pour des raisons différentes : de retour du Sénégal, il prit un congé pour terminer ses études de médecine. Il quitta la marine en 1870 pour s’installer comme médecin privé.

  Cette mission fut incontestablement un exploit à tous points de vue, alors qu’on estimait alors à Saint Louis que des blancs ne pouvaient pas séjourner longtemps sur le continent, en vivant à la mode indigène, ce qui fut largement le cas de Mage et de Quintin. Les deux officiers avaient la chance de comprendre des éléments de la langue  ouolof et poular, cette dernière étant celle de Ségou.

  Quintin s’illustra d’ailleurs en publiant une étude sur les races africaines et un dictionnaire de poular, celui de Faidherbe, augmenté de sa propre contribution.

  Mage mettait à la disposition des blancs une véritable encyclopédie d’observations et de connaissances sur l’Afrique de l’Ouest qu’il avait traversée et fréquentée, assortie de nombreuses cartes qui n’existaient pas encore.

  Son voyage avait permis d’établir un diagnostic sur la situation politique et militaire de l’empire d’El Hadj Omar, empire en peine crise, déchiré par les guerres d’extermination qu’il menait contre les Bambaras ? Islam, mais plutôt islamisme guerrier, contre animisme et fétichisme du bassin du Niger.

  Les rapports de Mage, notamment son diagnostic sur la fragilité de l’empire Toucouleur, jouèrent vraisemblablement un rôle dans le choix des politiques coloniales qui furent celles de la France avec Gallieni et ses successeurs dans les années 1880. Mage revint avec un traité enfin signé par Ahmadou, traité fondé essentiellement sur la liberté du commerce des deux parties sur tout le champ de leur influence territoriale. Par la suite, ce traité n’eut jamais une grande valeur. Ahmadou ne fut jamais considéré comme un partenaire utile par la France.

  Le récit de Mage avait et a toujours la valeur d’un témoignage de blanc dans les années 1864-1866 et son regard n’était pas raciste. Avant de partir pour le Niger, il avait l’expérience des mondes étrangers qu’il avait fréquentés comme officier de marine, et au Sénégal, où il avait servi pendant plusieurs années, il avait appris à connaître les hommes et les cultures des côtes du Sénégal et de son fleuve.

  Il avait pu apprécier les qualités de service des hommes qu’il choisit pour l’accompagner dans sa mission  difficile, et dont il n’eut qu’à se féliciter. Est-il besoin de préciser que la vie concrète, quotidienne, d’une telle mission, sur une durée aussi longue, et dans des conditions quelquefois périlleuses, imposait des règles de vie commune inévitable.

  Dans un article très documenté sur Mage, paru à l’occasion du centenaire de sa mort, centenaire naturellement inconnu, l’historien Saint Martin  s’interrogeait sur le racisme de l’officier : l’était-il ou non ? Et il concluait à l’évidence par la négative.

  «  Mage montre dans ses appréciations, son sens de la valeur humaine, la distinction soigneusement faite des personnalités – ce ne sont pas des matricules interchangeables ! – le respect des individus. Aucun racisme, aucun sentiment de supériorité du blanc sur le noir ; une profonde sympathie le lie à ses compagnons, qu’il considère comme des égaux dans la condition humaine, s’ils restent ses subordonnés dans la hiérarchie. (p.162)

  « Ces bons sentiments n’empêchent d’ailleurs pas la lucidité, et parfois la sévérité des jugements sur l’organisation sociale, l’esclavage, la justice sommaire et expéditive, le faible degré de développement technique. Ces remarques sont dures, certes, mais elles respectent toujours l’homme, à travers les critiques de la société où est contraint de vivre. Pour tout dire, elles ne sont pas entachées de racisme : comment Mage aurait-il pu éprouver de tels préjugés alors qu’il marquait si nettement sa gratitude à ses hôtes et son estime aux tirailleurs et laptots de son escorte. (p.170) »

  Mage faisait bien partie de l’« école » de Faidherbe, longtemps Gouverneur du Sénégal, neuf années au total, au cours de deux séjours à Saint Louis, lequel écrivait dans sa préface au livre de Mage, paru chez Hachette en 1868 :

  « Je dis notre cher Sénégal, car vous faites partie de cette petite phalange d’hommes qui a cru pendant quinze ans et qui croit plus que jamais à l’avenir de  notre établissement à la côte d’Afrique et à l’utilité de la race noire sur la surface du globe, sans qu’il soit nécessaire de la priver de ses droits imprescriptibles à la famille et à la liberté individuelle. »

  Le lecteur sceptique n’aura donc rien de mieux à faire que de lire lui-même les écrits de Mage pour former sa propre opinion.

  Cette évocation, par le regard et la plume d’un blanc, de l’Afrique occidentale des années 1864-1866, a le mérite d’exister et de nous proposer une des premières lectures, sinon la première, des mondes africains noirs de l’ouest. Elle n’est pas nécessairement représentative de la réalité de l’époque, et de la façon dont tous les blancs abordaient le nouveau continent, mais elle s’inscrit dans une chronologie précise, et elle propose aux noirs de ce continent une photographie de leur pays avant la conquête des blancs.

  Nous tenterons plus loin d’esquisser, à partir de quelques sources, le regard, le jugement,  que les noirs portaient sur les blancs, lors des premiers contacts, d’abord avec les explorateurs, puis les conquérants, mais avant cela, nous proposons au lecteur deux autres exemples de découverte de l’Afrique noire occidentale, celle de Péroz, au Soudan, en 1886, et celle de Toutée, au Dahomey, en 1896.

Jean Pierre Renaud

 

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1 février 2024 4 01 /02 /février /2024 16:31

              Première partie

Premiers regards blancs sur le monde noir

Chapitre 3

 

Mage à la découverte du fleuve Niger et de l’Empire d’El Hadj Omar : 1864-1866

Un premier témoignage «  blanc » sur les Noirs de l’Afrique occidentale inconnue par un officier explorateur

Une carte

       Les préliminaires

       Lorsqu’en 1863, le gouverneur du Sénégal, Faidherbe choisit Mage pour une mission d’exploration de l’Afrique de l’Ouest et de diplomatie auprès de l’Almamy El Hadj Omar à Ségou, sur le Niger, Mage était très jeune, il n’avait que 26 ans.

       Il fit partie de la cohorte des jeunes officiers de marine qui furent les acteurs très actifs des explorations et des nouvelles conquêtes coloniales de la Troisième République à la fin du XIXème siècle.

Rappelons pour mémoire que, jusqu’en 1893, ce fut le ministre de la Marine qui gouverna les colonies, et ses officiers y jouèrent les premiers rôles. L’esprit conquérant de la marine, la très grande liberté d’initiative que la marine de l’époque, avec de longues périodes de perte de contact complet avec le commandement et le monde dit civilisé, contribuaient à forger de forts caractères d’officiers, et donc d’explorateurs, habitués à la solitude et à ne compter que sur eux-mêmes.

       Lors de sa mission, Mage n’eut aucune nouvelle de sa famille pendant deux ans. A l’époque, aucune communication rapide n’était possible, notamment en Afrique ; à titre d’exemple, le gouverneur Faidherbe adressa une lettre à Mage le 15 août 1864, qu’il ne reçut que le 31 octobre de la même année.          

                             Mage eut un destin tragique puisqu’il mourut  le 18 décembre 1869 dans le naufrage du navire qu’il commandait, la Gorgone, au large de Brest. Il n’avait que 32 ans.

                             Quand il fut désigné pour cette mission d’exploration, il avait déjà fait le tour du monde, passant des côtes du Brésil à celles de la Polynésie et de la Nouvelle Calédonie, et acquis aussi une expérience de guerre navale en mer Baltique, pendant la guerre de Crimée.

                             En 1854, il fut affecté à la Station navale des Côtes Occidentales d’Afrique.

                             « Le rôle de cette station est multiple : elle réprime la traite clandestine, qui survit des Rivières du Sud au Gabon, et ravitaille et soutient les petites garnisons de Casamance, de la Côte d’Or et de Libreville… Chaque officier de bord peut aussi, selon les circonstances, être commandant de bord, officier de troupe, arbitre de différents commerciaux ou diplomate auprès d’un chef indigène…                             

         De 1856 à 1858, Mage, à bord des avisos le Dialmath et l’Akba assure tous ces services, s’initie à toutes ces tâches. En 1857, il participe à sa première négociation africaine : son nom figure parmi les signataires du traité imposé par Vallon aux chefs du Rio Cassini, et assurant la souveraineté de la France sur cet estuaire (25 mai 1857). Le Rio Cassini sera plus tard cédé au Portugal. » (Saint .Martin).

                             Mage connaîtra à peu près tous les bâtiments de la flottille de la station, composée principalement d’avisos. L’état de ces avisos était déplorable. En juillet 1859, il prit le commandement intérimaire du Podor que le commandant de la station locale décrivait ainsi :

       « Le Podor, 64 hommes, 2 canons, 70 CV.

       Etat de délabrement complet : son pont est à changer, ses murailles à consolider, sa carène à réparer, sa chaudière à mettre à terre pour la restaurer. » (SM).

       Faidherbe mettait à rude épreuve équipages et avisos en multipliant les opérations amphibies auxquelles Mage participa au moins à deux reprises, dans le Sine et à Guémou.

 

  Ce fut toutefois à l’occasion d’une première mission d’exploration dans le Tagant, au sud de la Mauritanie, vers Chinguetti et Tichit, que Mage découvrit, pour la première fois, sa vocation d’explorateur. Dans certains cercles coloniaux de France, on rêvait encore d’une liaison par rail entre l’Algérie et l’Afrique occidentale, et cette mission s’inscrivait dans cette perspective imaginaire, illusoire.

                    Sa mission en pays maure ne fut pas un succès :

                            « Couvert de vermine, il arriva enfin à Matam le 22 janvier 1860, ayant parcouru en 43 jours plus de 800 kilomètres dans un pays alors totalement inconnu des Français, et qui devait encore attendre une quarantaine d’années avant d’en voir passer d’autres. » (SM)

       Mage confirmait qu’une liaison avec l’Algérie serait très difficile, sinon impossible. Sa fréquentation des maures ne lui laissa pas une bonne impression. Son récit relevait, entre autres,  que les maures entretenaient des relations dominatrices avec les noirs.

                        N’auraient-t-elles pas été « coloniales » avant l’heure ?

En 1860, il remonta à cheval la rive gauche du Sénégal jusqu’aux chutes de Gouïna. Ses quinze jours d’excursion équestre lui permirent de reconnaître les premières étapes de son voyage de 1863.

 Description résumée du déroulement de la mission

La France du Deuxième Empire de Napoléon III avait renoué avec les traditions de l’Ancien Régime, en se lançant dans de nouvelles conquêtes coloniales, en Algérie, en Cochinchine, et au Sénégal, avec Faidherbe.

La mission du gouverneur Faidherbe

.       Le gouverneur    du Sénégal poursuivait alors son objectif de pacification du Sénégal et de création de postes militaires tout le long du fleuve Sénégal, jusqu’à Médine, dans la proximité du futur Kayes, à la frontière du Haut Sénégal, aujourd’hui Mali.

       Faidherbe avait confié une mission très ambitieuse à Mage : « Votre mission consiste à explorer la ligne qui joint nos établissements du Haut Sénégal avec le Haut Niger, et spécialement avec Bamakou. »

        Faidherbe avait désigné Mage en qualité d’ambassadeur de la France auprès d’El Hadj Omar, en le chargeant de négocier un  traité d’alliance et de commerce avec ce dernier. L’objectif principal du gouverneur semblait bien être le développement du commerce.

       Mage était naturellement porteur d’une lettre officielle qui l’accréditait comme ambassadeur auprès du souverain noir.          

Il est intéressant de noter que la mission d’exploration confiée à Mage s’inscrit dans l’évolution historique de ce type de missions, une transition entre l’exploration des amateurs, tels que Mungo Park ou Caillé, et celle des professionnels, des officiers formés à l’observation scientifique et aux comptes rendus rigoureux. Une transition d’autant plus rapide que la conquête coloniale succéda à l’exploration géographique.

Faidherbe avait combattu El Hadj Omar dans le bas Sénégal et l’avait rejeté vers le Haut Sénégal et le Niger, où il s’était récemment installé dans sa nouvelle capitale de Ségou. El Hadj Omar avait déclaré la guerre aux Keffirs, les infidèles, mais nous reviendrons plus loin sur la signification de ce type de guerre, car il avait fort à faire, sur le Niger, avec les adversaires redoutables qu’étaient les royaumes bambaras du bassin du Niger. Mage arriva d’ailleurs à Ségou, résidence d’Ahmadou, alors que son père luttait contre les Bambaras. L’incertitude qui plana sur son sort, mort ou vivant, et sur l’issue de la nouvelle campagne de guerre qu’il avait entreprise contre Sansanding, et le royaume  du Macina fut vraisemblablement une des causes des atermoiements de son fils Ahmadou dans sa négociation avec Mage.

Faidherbe allait jusqu’à recommander à Mage de descendre le Niger, s’il en avait la possibilité, et en visionnaire, entrevoyait déjà la navigation de canonnières françaises sur ce même fleuve.

+ Saint Louis le 12 octobre 1863, et y fut de retour le 18 juin 1866, après des aventures qui durèrent trente mois, dont vingt sept passés en quasi semi-captivité à Ségou, après avoir affronté de très grandes difficultés et avoir été l’otage des multiples atermoiements d’Ahmadou, le fils d’El Hadj Omar, nouvel empereur du royaume de Ségou.

     En 1847, Anne Raffenel, prédécesseur de Mage, n’avait pas réussi à atteindre le Niger. Il avait exploré la Falémé et le Bambouk, et  connu la même expérience de captivité, mais cette fois chez les Bambaras, les ennemis irréductibles des Toucouleurs. Il publia également le récit de ses aventures, et s’attacha à donner une des premières descriptions des armées Bambaras.

       Le voyage de Mage avait au moins permis de lever une sorte de secret qui pesait sur le sort de son père, encore vivant ou mort, à la suite de combats avec ses opposants Bambaras, car il était effectivement mort.

 En modeste équipage, le 1er décembre 1863, il quitta Médine, terminus de la navigation saisonnière sur le fleuve Sénégal, et  le « monde blanc », « face à face avec l’inconnu », car il s’agissait bien de cela.

Il fit rapidement connaissance avec l’exubérance de la faune sauvage des premiers contreforts du Haut Sénégal, singes, caïmans, hippopotames, antilopes et lions.

Pour atteindre le fleuve Niger, qu’il toucha à Yamina, le 22 février 1864, il passa tout d’abord par Bafoulabé, au confluent des vallées du Bakhoy et du Bafing, un des premiers européens à y parvenir, puis par Koundian, Kita, et le Kaarta.  Le 2 février 1864, il n’avait déjà plus de café et de sucre, et écrivait alors : « Si seulement j’avais un morceau de pain ! »

       Il prit rapidement la mesure des affrontements passés et persistants entre les Toucouleurs d’Ahmadou et les Bambaras, entre les royaumes et confédérations de villages conquis par l’Islam, et ceux, notamment Bambaras, animistes et fétichistes qui lui résistaient.

     Il sollicita l’autorisation de pénétrer dans les Etats d’El Hadj Omar, car Mage se rendit rapidement compte qu’on reconnaissait son autorité dans une grande partie du Haut Sénégal, mais au fur et à mesure de son séjour, il en découvrit aussi les limites et la fragilité.

                                   Dans son équipage modeste, Mage réussit à rejoindre assez rapidement le Niger, alors qu’il n’y avait pas de piste, ou seulement des pistes tracées par des caravanes d’esclaves ou de produits locaux convoyés par des Dioulas, sel, noix de kola, or, peaux, tissus, mil, ou bétail...

       Avec le chirurgien de marine Quintin

       Mage était accompagné d’un jeune chirurgien de Marine, Quintin, une précaution très utile, pour ne pas dire vitale, compte tenu des épidémies et maladies qui régnaient dans ces contrées. Ils furent donc deux blancs à partager une aventure assez exceptionnelle.

       Lors de ce voyage, Quintin fit des prodiges en matière de soins des indigènes, notamment à Ségou.

       Leur escorte, réduite à dix noirs, tous choisis par Mage, pour les avoir eus à son service de marin, disposait de trois chevaux, de deux mules et de quatorze ânes pour transporter matériel, bagages, et cadeaux, car ils savaient qu’il leur faudrait distribuer beaucoup de cadeaux pour faciliter les relations de la mission avec les autorités locales, chefs de villages, de confédérations, ou rois.  Ils emmenaient également avec eux, cinq bœufs, destinés à assurer une partie de leur subsistance.

       Mage emportait enfin un canot Berton démontable, et une charrette, deux matériels que les natifs du  Haut Sénégal découvraient pour la première fois.

       Une photographie complète du Haut Sénégal des années 1864-1866

       Une première remarque : deux sources ont été exploitées, le récit paru dans la Revue le Tour du Monde, sorte de résumé du récit beaucoup plus complet, notamment sur le plan de l’histoire africaine, publié dans le livre de plus de six cents pages, paru chez Hachette en 1868.

       Une deuxième remarque d’ordre méthodologique : les descriptions de géographie physique, les relevés topographiques, sont propres au voyageur qui en est l’auteur, et ne risquent guère de souffrir d’un quelconque préjugé « blanc », alors qu’il peut en être autrement dans la description des mœurs, et surtout des croyances. Mais nous verrons, sans céder à la tentation anachronique, que le préjugé « blanc » ne parait pas imprégner la plupart des observations.

       Quant à l’histoire racontée des peuples rencontrés, il est évident qu’il s’agissait d’un recueil des « traditions » contées dans les villages traversés, souvent par des griots spécialisés dans sa transmission orale.

       Il nous faut donc à présent nous en rapporter au récit du voyageur, et tenter de relever parmi les très nombreuses observations faites, celles qui nous paraissent les plus intéressantes dans le contexte historique de l’époque.

Que voit-il ? Que fait-il ? Quel accueil les noirs lui réservent-ils ? Que dit-il ?

       Un géographe et topographe minutieux       

       Le récit constitue un véritable précis de géographie physique, humaine, économique et politique du Haut Sénégal de l’époque.

       Chaque jour, il relevait les positions géographiques de sa route (« la loi que je m’étais fixée de ne jamais passer trois jours sans remettre au net le lever que je faisais chaque jour »), l’altitude des villages traversés, établissait la carte de son itinéraire, traçait les contours du relief, faisait des croquis de personnages ou de villages, décrivait enfin les paysages, souvent d’ailleurs dans des termes élogieux.

       A Ouakha, il traverse une forêt de rôniers magnifiques et une plaine de toute beauté. (p.55)

       Géographe, topographe, ethnologue, mais aussi diplomate, toujours soucieux de solliciter une autorisation d’entrée et de passage dans les différents royaumes africains, mais aussi pour y établir son campement, lors de ses haltes dans chaque village.

       Pour entrer dans chacun de ces Etats ou des confédérations de villages, il fallait traverser une frontière, palabrer pour obtenir une autorisation, s’acquitter d’un cadeau pour entretenir une relation de confiance avec chacune des autorités locales.

       Dès son entrée dans les Etats d’El Hadj Omar, Mage fit connaissance avec la réalité de ses pouvoirs, chaque chef de village s’assurant que le voyageur blanc serait bien accueilli par le souverain.

                            L’hospitalité noire

                                                 Le récit témoigne de la remarquable hospitalité que lui ont manifestée la quasi-totalité des chefs noirs rencontrés, chacun rivalisant avec l’autre pour lui offrir généreusement, qui, lait, boisson, Oh ! Combien précieuse alors ! Pour la santé des blancs, bœuf, mouton, poulets, œufs, lait, et semoules diverses pour les deux blancs et leur escorte.

                            Il faut citer à ce sujet le passage de la mission à Firia, le 11 janvier 1864 :

                            « Le guide nous déclara que nous étions à Firia, et les ruines d’un grand village vinrent à l’appui de cette assertion. Mais qu’était devenu ce village ? La montagne était haute de cent mètres au moins ; nous ne pouvions penser à la franchir ce même jour… La nuit ne tarda pas à venir, et vers onze heures du soir, nous fûmes réveillés par un décor féerique : la montagne devant nous était illuminée. La nuit était noire, une centaine de torches éclairait les escarpements ; quelques ombres humaines mises en relief par la lumière animaient ce tableau. Je ne me lassais pas de l’admirer : c’était le village de Firia, bâti sur le haut de la montagne qui venait nous apporter à souper : trente calebasses de mets du pays pour les hommes, et, pour nous deux poules, des œufs, et un panier de mil pour les chevaux. »

                            Hospitalité étroitement liée à un échange quasi-diplomatique de cadeaux de courtoisie entre blancs et noirs, comme la coutume semblait aussi exister entre les noirs eux-mêmes. La mission avait bien pris soin d’emporter avec elle une grande quantité de cadeaux de toute sorte, notamment des tissus et des articles de Paris.

                            Le voyageur notait la coutume du « souper habituel qui est presque une obligation envers le voyageur », souper quelquefois exceptionnel : le chef du village de Tiefougoula lui offrit un superbe bœuf pour son souper, à Tamboula, le chef marabout lui donna également un boeuf. Ce dernier avait été en Sierra Léone et  « connaissait les blancs qu’il aimait. » A Ouakha, le chef lui offrit un cabri et un abondant repas de couscous pour ses hommes.

       Une curiosité noire débordante          

       Les explorateurs découvraient également, mais avec beaucoup plus de réserve, la curiosité débordante des villageois lorsqu’ils plantaient leur campement, à l’exemple de Banamba, village de Soninkés.

         « Deux notables vinrent me souhaiter la bienvenue et tentèrent en vain d’éloigner la foule qui m’entourait de cercles concentriques et multipliés. Peu après, le chef revint en personne de son excursion et n’eut pas plus de succès. La foule s’éloignait à sa voix, puis revenait bientôt. Je pris alors un moyen héroïque, je les aspergeai d’eau. Mes hommes allaient en chercher aux puits du village, qui avaient neuf brasses de profondeur, et je la leur jetais à la figure. Les noirs craignent l’eau autant que les chats ; par ce moyen, j’obtins un peu de tranquillité. Dans une ville d’Europe, un étranger qui agirait ainsi serait écharpé. Là-bas, personne ne songea à s’en formaliser, et j’y gagnai peut-être en considération…

  Toujours est-il que le chef ne lui en tint pas rigueur, puisqu’il lui offrit « un mouton gras avec une calebasse de riz pour mon souper, du bois pour le faire cuire et deux grandes calebasses de mil pour les animaux. »

       En 1847, Raffenel, cité plus haut, avait éprouvé le même type de désagrément :

  « Je n’eus pas, il est vrai, les mêmes louanges à donner à ses administrés. Les uns, avec tous les signes d’un profond étonnement, m’examinaient en détail : mes mains, mon visage, mes cheveux surtout, excitaient leurs réflexions qui se traduisaient par des rires et des lazzis ; les autres plus hardis, touchaient ma barbe et mes cheveux et faisaient aussitôt part de leurs impressions à leurs voisins ; d’autres encore, plus hardis, délégués sans doute par des observateurs plus subtils, allèrent jusqu’à mouiller leurs doigts et à les passer sur ma peau pour bien s’assurer qu’ils n’étaient pas dupes d’un artifice .(p.99-R)

       Au long de son parcours, Raffenel ne reçut pas toujours l’accueil hospitalier réservé à Mage, mais il rencontra surtout des difficultés chez les peuplades maures.

       Mage décrivait les traits géographiques des régions traversées, la beauté de certains paysages, des régions souvent prospères économiquement, lorsque les luttes mortelles entre Toucouleurs et Bambaras ne les avaient pas ruinées. Il notait souvent que beaucoup de leurs cultures variées, mil ou riz, n’avaient pas à rougir de la comparaison avec celles de notre pays.

       Notre voyageur, puisqu’il dénommait de cette façon ses semblables, les explorateurs, s’attardait sur la description des mœurs et des croyances.

                                                       Il est naturellement frappé par l’importance des mots, du langage, de la palabre dans tous les sens du terme, palabre diplomatique, mais aussi palabre de sociabilité à l’occasion des salutations qui durent,  et qui durent beaucoup pour un occidental. L’usage des belles paroles : lorsqu’un noir saluait un autre noir,  il s’enquérait longuement de la santé de tous les membres de la famille, et la famille était nombreuse.

                                                                                 Partout, il rencontrait des chefs de village dont l’autorité était plus ou moins étendue, dans une myriade de villages, et faisait connaissance avec les griots, à la fois bouffons, musiciens, conseillers des chefs et des princes, et souvent d’extraction captive. Comme nous l’avons déjà noté, ces griots jouaient aussi un rôle important dans la « tradition », la transmission de l’histoire locale.

                                                                                       Les griots

                                                           A l’occasion de son trop long séjour à Ségou, il fit connaissance avec plusieurs griots de la cour d’Ahmadou, «  Dialy Mahmady, griot de la cour, poète lauréat dans toute l’acception du mot ; capable de chanter pour n’importe qui, et de faire de la musique sur une grande guitare mandingue pendant toute une journée, pour obtenir un cadeau…. Un autre de mes visiteurs fut Soukoutou, griot également, mais griot esclave, et néanmoins le plus grand seigneur de Ségou. Non seulement sa maison, située près de celle d’Ahmadou, étonne par le style de sa construction, mais dans son habillement, dans ses manières, il y a un cachet de propreté et même de luxe et de douceur qui surprend de la part d’un noir qui n’a jamais vu de blancs… C’était un de mes plus gros acheteurs, et il payait à terme, très régulièrement pour Ségou. » (p.86)

                                                           Pour pouvoir subsister, Mage avait emporté avec lui des marchandises qu’il vendait pour assurer sa subsistance.

       Il décrivait les marchés, en particulier ceux de Ségou, où il séjourna de longs mois, beaucoup trop à son goût, condamné à attendre l’autorisation de quitter le Niger, au bon plaisir d’Ahmadou, et le rôle des marchands dioulas, les organisateurs de caravanes de sel, de noix de kola, de tissus, mais aussi de captifs.

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1 février 2024 4 01 /02 /février /2024 09:46

Introduction

Afrique Occidentale Française : regards croisés entre blancs et noirs (1890-1920)

 

Chapitre 2

 

La problématique des premiers contacts et échanges entre blancs et noirs en Afrique occidentale à la fin du 19ème siècle

 

 

            Une mosaïque de peuples et de cultures

 

            Afin de tenter d’échapper à toute interprétation anachronique, déformée et déformante, le lecteur doit se placer face à l’Afrique noire du 19ème siècle et prendre le temps de lire les nombreux récits des voyageurs de l’époque. Ce  furent d’abord les « missionnaires » des sociétés de géographie, et ensuite le plus souvent des officiers envoyés par leurs gouvernements respectifs, mais leur regard, leurs observations, et quelquefois leurs appréciations, étaient loin d’être dépréciatives ou péjoratives sur beaucoup des civilisations africaines fréquentées     .

            Ces récits ne s’inscrivaient absolument pas dans la thématique exaspérée, à fleur de peau, et non illégitime, des Césaire ou des Fanon, et les lecteurs les mieux avertis savent pertinemment qu’il est difficile de mettre sur le même plan, tant leur passé et leur culture sont différents, les peuples noirs des Etats-Unis, des Caraïbes, et de l’Afrique noire.

Et en Afrique noire, quoi de commun entre les cultures touareg, mossi, peul, mandingue, wolof, fang, ou baoulé… ? Entre celles du désert et du Sahel, du bassin du Niger et des forêts tropicales, de l’hinterland et des côtes ?

            Une fois la première phase de contact achevée, l’engrenage de la conquête coloniale se mit en branle, et beaucoup de choses changèrent entre représentants de cultures très différentes, lorsque les Blancs mirent en place leur système colonial.

            Hors des clichés caricaturaux

            Pour bien introduire ce difficile sujet, en dehors des clichés caricaturaux, il n’est rien de mieux que de faire appel, en tout premier lieu, à un grand historien colonial, Henri Brunschwig, pourfendeur averti des mythes de l’histoire coloniale, à un officier, le capitaine Toutée, explorateur et négociateur entre Dahomey et Niger, dans les années 1894-1895, et futur général, et à un africaniste réputé, Maurice Delafosse, fut-il de nos jours contesté par certains chercheurs à la mode..

 

            Une première approche, celle d’Henri Brunschwig

 

             Dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française » (1983), Brunschwig consacre le chapitre V à la « Typologie des Noirs ».

            Il écrivait :

            « L’image du Noir dans les sociétés occidentales a fait l’objet de nombreux travaux. Nous n’avons pas à y revenir ici. Retenons seulement qu’elle a toujours été présente ; non seulement par les contacts soudanais entre Nubiens et Egyptiens, ou sahéliens entre nomades arabes et agriculteurs noirs, mais encore dans l’Occident gréco-romain et chrétien. Le noir était familier même à ceux qui ne l’avaient jamais vu, mais qui savaient que Balthazar était l’un des rois mages et qui  retrouvaient son effigie aux portails des cathédrales, dans les illustrations des calendriers, dans les musées et dans la littérature. Celle-ci, selon les temps et les lieux, fit du Noir le bon sauvage épanoui au sein d’une nature généreuse, le primitif plus ou moins cannibale, l’esclave, innocente victime, le grand enfant à prendre en tutelle ou le représentant d’une race irrémédiablement inférieur.

             Pour bien comprendre comment se sont établis les contacts au cours de l’expansion impérialiste, il faudrait cependant connaître aussi l’image du blanc dans les sociétés noires. Recherche difficile, mais non impossible… les universitaires africains ne s’y sont guère intéressés jusqu’à présent…

            Deux évidences s’imposent tout de suite. D’abord que, dans l’Afrique atlantique, la plupart des Noirs n’ont connu l’existence des Blancs que tardivement. A l’exception des nomades qui, des Etats soudanais plus ou moins islamisés, prolongeaient jusqu’à la côte leurs colportages, leurs échanges de bétail ou de sel contre les grains, le kola, le poisson fumé, ils ignoraient le Blanc et surtout le Blanc occidental. (p.89,90)

            Et à propos des mythes :

            «  Le plus persistant de ces mythes est celui de l’infériorité des Noirs. Curieusement, ce mythe, sous des aspects divers, est également cultivé par les uns et les autres. Les Blancs, se référant soit  au non moins mythique Cham, soit à des théories biologiques périmées, considèrent le Noir comme incapable de s’assumer et adoptent vis-à-vis de lui des attitudes paternalistes plus ou moins conscients. Le Noir se veut irresponsable, éternelle victime tour à tour exploité par l’Arabe d’Orient et par l’Européen d’Occident, injustement brimé et frustré de son identité. Celle-ci cependant saute aux yeux. Il a comme tous les humains, parcouru les périodes d’une longue histoire. Il a peuplé et conquis un continent, fondé des empires, subi des revers, créé des religions, des arts et des techniques. Comme tous les humains, il a révélé de remarquables facultés d’adaptation aux milieux et aux circonstances. Et comme tous les humains, il est en dernière analyse, responsable de son destin tissé de phases successives de domestication d’une nature hostile, de rivalités internes, d’assimilation d’éléments étrangers sous des formes diverses dont la dernière fut la colonisation. (p.215) »

 

            Une esquisse

Comment mieux poser les termes de la problématique que nous tentons de décrire et d’analyser, en indiquant au lecteur que nous avons l’ambition d’esquisser, seulement esquisser, à la fois le portrait que les Blancs se faisaient des Noirs, et inversement des Blancs par les Noirs, à l’époque des premiers contacts ?

 Notons, en ce qui concerne le regard des Blancs, qu’il reflétait leur observation souvent superficielle, et quelquefois, plus approfondie, quand ils avaient la chance de connaître les dialectes locaux qui leur permettaient de s’entretenir sans interprète avec les Noirs rencontrés.

            Mage, Quintin, et Péroz, évoqués plus loin, furent de ceux-là

            Une deuxième approche, celle du capitaine Toutée, officier colonial de terrain.

            Dans les années 1894 -1895, le capitaine reçut la mission officielle du ministre des Colonies d’aller délimiter les frontières entre la nouvelle colonie du Dahomey et la Nigeria anglaise, confiée en concession à la Royal Niger Company, mais au moins autant de jeter un jalon de possession coloniale sur le fleuve Niger.

            En 1897, le capitaine publia un livre fort bien documenté sur sa mission, intitulé « Dahomé, Niger, Touareg ». L’ouvrage  rapportait  une grande quantité d’observations de toute nature, géographiques, humaines, économiques et politiques, que l’officier avait pu faire à l’occasion de ce voyage, qui fut pacifique.

            Son regard sur le monde noir qu’il découvrait ne fut pas du tout négatif, et nous citerons quelques unes de  ses observations plus loin.

            Le capitaine remarquait judicieusement et honnêtement que le Noir de l’hinterland n’avait rien à voir avec celui de la côte, déjà corrompu par la fréquentation des maisons de commerce de la côte.

            « A partir de ce moment, il ne sait plus ce qu’il doit respecter, ni ce qu’il doit craindre, ni ce qu’il doit désirer, il est grisé ; il ne lui reste plus qu’à boire un litre d’eau de vie à son lever - et il le peut facilement - pour être gris au propre comme au figuré… Sans doute, il est d’honorables exceptions qui résistent à cette aberration, mais le corps social des riverains de la côte, pris dans son ensemble, est affligé du mal dont je viens de parler, et comme sur 100 voyageurs, il y en a 99 qui n’ont pas pénétré à plus de 25 kilomètres dans l’intérieur, la déplorable impression qu’ils ont rapportée s’est appliquée dans l’esprit public européen à l’ensemble des populations noires. J’ai vu à mon retour des personnes stupéfaites d’apprendre que j’avais été en rapport avec des indigènes aussi éloignés que possible des anthropophages, des ivrognes, des hallucinés et des mange-tout-cru, dont leur imagination faussée par des récits toujours les mêmes, peuple le centre de l’Afrique.

            Les gens vus chez eux sont des gens fort sensés, vus de chez nous, sur l’étroite bande de terre où nous broyons leurs pauvres idées dans l’engrenage de notre appareil civilisé, ils ont perdu le sens : j’ai constaté comme tout le monde ce phénomène psychologique et accidentel - il fallait le reconnaître et le noter au passage. » (p.48,49)

 

            Une troisième approche, celle de Maurice Delafosse, éminent africaniste.

 

            Cette dernière a d’autant plus de valeur que la vie et les œuvres de Delafosse ont toujours témoigné de l’humanité des Noirs.

            Notre choix est motivé par les réflexions qu’il faisait sur la mode des exhibitions ethniques que certains chercheurs, habiles découvreurs d’images, ont qualifié de zoos humains, en notant au passage que d’autres chercheurs attribuent aux Blancs l’origine des ethnies africaines, chose que les Noirs sérieux ne prennent pas au sérieux.

            En 1922, dans son livre « Broussard ou les états d’âme d’un colonial suivis de ses propos et opinions », Delafosse donne son point de vue sur les fameuses exhibitions qui ont retrouvé un certain succès de nos jours, dans une certaine littérature coloniale animée par un groupe de chercheurs qui se sont emparés, quelquefois à des fins lucratives, d’images choc, propres à flatter le goût du monde moderne pour les images, quelles qu’elles soient.

 

            Les exhibitions

            Le récit Delafosse fait parler Broussard (un administrateur colonial):

            «  - Oui, répéta-t-il, songeur : voici venus les beaux jours – je l’espère du moins - et, comme d’habitude à pareille époque, nous allons voir surgir un peu partout dans les faubourgs de Paris des exhibitions dites coloniales : villages nègres, douars marocains, campements de Peaux Rouges. Le public de votre bonne ville aime ce genre de spectacle, moins que le cinéma assurément, mais suffisamment cependant pour que les organisateurs de ces sortes d’entreprises se sentent encouragées à ne pas changer de métier.

            Pourtant, l’utilité de ces exhibitions est discutable. En réalité, les gens qui les visitent n’en rapportent le plus souvent, en dehors du plaisir qu’ils ont éprouvé, que des impressions très fausses. Bien que les sujets exhibés ne soient pas recrutés aux Batignolles, quoi qu‘en disent quelques esprits forts, et qu’ils aient été effectivement amenés de pays lointains, il s’en faut de beaucoup, la plupart du temps, qu’ils répondent à l’étiquette ethnique dont les affuble leur barnum. Je me souviens de soi-disant Touaregs qui n’étaient autres que des Arabes, ouvriers de Constantine ou khammès de Batna, et qui, ne sachant un traître mot de la langue tamacheq, répondaient en arabe, avec l’obstination d’un soldat exécutant une consigne, à toutes les questions que je leur posais sur leur origine : « Nous sommes Touareg, nous ne comprenons pas l’arabe. »

 

            Exhibitions vraies ou truquées

 

            J’ai connu un ancien capitaine au long cours qui, sur le tard, s’était fait une spécialité d’exhibitions d’exotiques. C’était à la fois un homme d’affaires avisé et un fort honnête homme, et il entendait ne pas tromper son public. Non content de l’expérience qu’il avait acquise personnellement au cours de ses nombreux voyages dans les régions tropicales, il s’entourait d’une documentation très sérieuse sur les costumes, les chants, les danses, les industries et les moeurs des peuples dont il avait l’intention d’exposer des échantillons dans les diverses capitales de l’Europe. C’est ainsi qu’au moment où la guerre du Transvaal avait mis l’Afrique du Sud à la mode, il entreprit d’organiser une vaste exhibition de Zoulou et qu’il se fit tout d’abord renseigner minutieusement, et à bonne source, sur les Zoulou et leurs principales caractéristiques. Puis il envoya recruter au Sénégal deux centaines de ces braves gens qui, à Dakar et à Rufisque, exercent toutes les professions qu’on a besoin de leur faire exercer – Ouolofs, Lébou, Sérères, etc - et, après les avoir munis de boucliers de cuir à houppettes blanches et de graciles sagaies importées du Cap, il leur apprit patiemment à exécuter des pas de guerre zoulou et à psalmodier des chants zoulou communiqués par un missionnaire. Et c’est ainsi que le bon public put admirer des guerriers zoulou dont la patrie était le Sénégal et qui, en dehors des heures de représentation, parlaient le ouolof… ou le français.

            Mis au courant de tout le barnum lui-même, je ne pus m’empêcher de lui faire observer qu’il aurait peut-être eu avantage, au lieu de se donner tant de peine, à faire recruter de véritables Zoulou…

            Son interlocuteur lui donnait un certain nombre d’arguments défavorables à cette proposition, notamment le coût des transports, et…

            «  Enfin, et surtout, aucun nègre ne vaut le Sénégalais comme sujet d’exhibition, surtout à Paris : les autres ont la nostalgie, ils sont tristes, ils ont l’air dépaysé et humilié, et le public – le public parisien surtout – n’aime pas cela ; il lui faut des nègres qui lui ressemblent, des nègres gais, gouailleurs, frondeurs même, et le Sénégalais réalise parfaitement ce desideratum…

            Et puisque le public s’amuse, lui aussi, qu’il en a pour son argent et, qu’en définitive, il voulait du zoulou et qu’on lui en a montré, tout n’est-il pas mieux ?

            Je dus avouer à l’ex-capitaine au long cours qu’il avait parfaitement raison, mais je ne pus m’empêcher de penser que l’instruction ethnographique du public laissait quelque peu à désirer.

            - Je vous le concède, dis-je à Broussard, mais concédez-moi, vous aussi, que toutes les exhibitions d’exotiques ne sont pas aussi truquées. Celles qu’organisent les services publics des colonies à l’occasion des grandes expositions ont en général un indéniable cachet de vérité…

            - C’est juste, me répondit Broussard. Toutefois, quel que soit le degré de véracité et d’utilité pratique de toutes ces exhibitions, je ne puis m’empêcher de considérer la plupart d’entre elles comme mauvaises en elles-mêmes, tant pour les sujets exhibés que pour le public qui les regarde.

            Que l’on reconstitue une ville ou un village de l’une de nos possessions d’outre-mer… rien de mieux.

            Mais que l’on enferme entre des grilles quelques vingtaines de Noirs, d’Asiatiques ou de Peaux Rouges, comme je l’ai vu faire maintes fois, et que la foule se presse autour de ces grilles, comme elle le fait autour de l’enclos des otaries, pour assister aux ébats des et aux repas des malheureux exotiques dans le même esprit qu’elle assiste aux ébats des kangourous et aux repas des fauves, c’est là une chose que je ne puis supporter et que je trouve parfaitement immorale ; j’oserais dire que c’est un véritable attentat à la dignité humaine…

 

            Delafosse, indigène exhibé       

 

            Là-dessus, fis-je à mon tour, je pense comme vous, et ces sortes d’exhibitions me rappellent un fait qui m’est arrivé à moi-même, en 1907, alors que je faisais une reconnaissance au pays des Ouobé, dans la Côte d’Ivoire, en compagnie du regretté capitaine Caveng.

            « Nous étions arrivés à Sémien, assez gros village aujourd’hui pourvu d’un poste, mais où nul Européen n’avait pénétré avant nous en dehors du lieutenant Cornet. Celui-ci était venu visiter Sémien en 1901, mais, depuis, six ans avaient passé, et les Ouobé n’avaient plus vu aucun Blanc. Leur curiosité n’était donc pas satisfaite, et, lorsque le bruit se fut répandu que deux Blancs à la fois étaient présents à Sémien, tous les villages voisins se vidèrent de leurs habitants, accourus pour contempler le phénomène.

            Le phénomène, c’était Caveng et moi-même. Attablés pour un frugal déjeuner dans la hutte qu’on nous avait assignée, hutte étroite et basse où nous ne pouvions nous tenir debout et dans laquelle l’air et la lumière ne pénétraient que par une unique ouverture au ras du sol, haute de soixante centimètres environ, nous crûmes que nous allions périr étouffés : l’entrée minuscule, en effet, était entièrement obstruée par un nombre infini de têtes noires, serrées les unes contre les autres et dardant sur nous des yeux qui ne devaient pas voir grand-chose, vu l’obscurité, mais qui n’en avaient que plus soif de voir. Nous avions beau chasser les curieux ; ils étaient immédiatement remplacés par d’autres. Nous dûmes faire appel au chef de village, un grand vieillard astucieux qui se nommait Dié. Ses efforts furent vains : la foule voulait nous voir. De guerre lasse, Dié nous conseilla de sortir et de faire à pas lents le tour du village, de façon à ce que tout le monde put nous contempler librement :

            « Après cela, ajouta le chef, je pourrai exiger qu’on vous laisse tranquille, puisque tous vous auront vus. »

            Il n’y avait pas d’autre chose à faire et nous nous exécutâmes. Toute ma vie, je me souviendrai de cette chose grotesque : Caveng et moi, bras dessus, bras dessous, circulant entre deux haies compactes d’anthropophages, nous donnant en spectacle à ces gens qui voulaient voir des sauvages. Car, c’était nous qui étions les sauvages, là-bas, offerts en spectacle à la curiosité d’ailleurs sympathique de la foule, qui détaillait avec intérêt la couleur de notre peau, la forme de notre nez, la coupe de nos vêtements, le son bizarre de notre voix, l’impression, qui pouvait se lire sur notre visage.

            Nous étions les exotiques exhibés en public, avec cette différence toutefois qu’aucune enceinte grillagée n’était là pour nous assimiler à des fauves et surtout qu’on n’était pas aller nous chercher : si la situation nous semblait gênante, nous n’avions qu’à nous en prendre à nous-mêmes ; si nous étions là, c’est que nous l’avions bien voulu, et nous savions ce que nous faisions et pourquoi nous le faisions.

            La plupart des malheureux exotiques qu’on exhibe en France, conclut Broussard, n’en pourraient pas dire autant. » (p.240 à 245)

            Une citation longue mais dont le contenu est tout à fait intéressant, parce qu’à cette époque elle relativise l’échange des regards entre Blancs et Noirs, lors de leurs premiers contacts. Il convient toutefois de relativiser aussi la portée de ces exhibitions qui concernèrent aussi, à un moment donné, les Lapons, les Irlandais, et même les Bretons.

            A la fin du 19ème siècle, il était difficile de savoir qui du Blanc ou du Noir, était le vrai sauvage, et nous verrons dans quelques cas concrets, que les premiers Blancs qui entrèrent en contact avec les Noirs de l’hinterland furent souvent accueillis avec une curiosité débordante.

                   Premiers regards blancs sur les noirs

Dans les trois chapitres qui suivent, nous proposons au lecteur de nous accompagner dans les trois voyages que firent, entre 1866 et 1896, trois officiers :

            - le premier, Mage, officier de marine, de Saint Louis à Ségou dans les années 18864-1866, à l’est du bassin du Niger,

            - le deuxième, Péroz, officier des troupes coloniales, de Saint Louis à Bissandougou, dans les années 1886-1887, à l’ouest du bassin du Niger,

            - le troisième, Toutée, également officier des troupes coloniales, de Cotonou à Gaya, sur le fleuve Niger, dans les années 1894-1896, entre Dahomey et Nigeria.

         Ce sont trois échantillons des premiers regards « blancs » sur le monde noir de l’Afrique occidentale. Aux historiens professionnels, africains ou européens de  dire s’il s’agit d’un mauvais choix, et pourquoi, du regard qu’ils portent sur le monde noir de l’époque, en faisant valoir d’autres récits, d’autres officiers ou explorateurs de la même époque, ou d’autres témoignages recueillis par la tradition africaine, orale.

            Il convient de préciser que toute comparaison qui serait faite par rapport à un autre champ géographique perdrait beaucoup de sens, car l’Afrique est un continent très vaste, avec des peuples et des cultures différentes, ce que beaucoup de personnes ont tendance à oublier, quand ils nous parlent de l’Afrique.

            Toutes choses ne sont pas égales par ailleurs !    

            Au cours de cette première découverte et conquête qui s’acheva en gros en 1914, dans cette région de l’Afrique, toute interprétation reposait sur la qualité du témoignage, du truchement que les blancs ou les noirs avaient à leur disposition pour connaître et comprendre le monde d’en face.

            Comme nous l’avons dit plus haut, Mage et Quintin pouvaient s’entretenir, sans interprète, avec des interlocuteurs parlant ouolof ou poular, et Péroz avait la possibilité de parler en tête à tête avec Samory, dans la langue mandingue.

            Nous reviendrons plus loin sur l’enjeu capital que constituait le truchement, car la partie n’était pas égale entre les deux parties, truchement entre langues étrangères, mais aussi entre cultures souvent aux antipodes. Nous consacrerons un chapitre à la tentative infructueuse de truchement culturel et politique, que fut la venue en France du prince Karamoko, un des fils de Samory.

                                           Jean Pierre Renaud         Tous droits réservés

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31 janvier 2024 3 31 /01 /janvier /2024 16:12

Afrique Occidentale Française : Regards croisés des blancs et des noirs (1890-1920)

INTRODUCTION

Chapitre 1

L’Afrique noire, cette inconnue !

 

 

            En 1880, véritable point de départ des conquêtes coloniales de la Troisième République, on ne sait pas beaucoup de choses sur l’Afrique noire, presque rien.

 

            L’ignorance de l’Afrique

            Un continent immense du nord au sud (plus de 7 500 kilomètres), avec au centre, centre ouest, la grande tache désertique du Sahara que des explorateurs intrépides commencent à pénétrer, et de l’est à l’ouest (5 000 kilomètres environ) ; de grands fleuves, parmi les plus grands du monde, longs de plusieurs milliers de kilomètres, le Niger, le Nil, le Zambèze, le Congo, dont on ignorait les cours et les sources; une myriade de peuples dont on commençait seulement à connaître l’existence par le truchement des trafiquants noirs et blancs des comptoirs des côtes du golfe de Guinée ou du Mozambique, des marins en quête de nouveaux ports, et des missionnaires toujours à la recherche de nouvelles âmes à convertir

.

            Et en Afrique noire de l’ouest, encore un grand blanc sur la carte !

 

            Une première phase de découverte, les explorations du début du 19ème siècle

            Quelques explorations ont eu lieu à cette époque, mais l’Afrique continuait à alimenter les imaginaires les plus fous, à la suite des récits antiques qui évoquaient le fabuleux royaume du prêtre Jean. On croyait encore par exemple que la cité mythique et mystérieuse de Tombouctou était une ville riche et prospère.

            En 1805, l’explorateur anglais Mungo Park atteignait le fleuve Niger, mais mourait avant de pouvoir découvrir Tombouctou.

            En 1826, l’anglais Laing, parti de Tripoli, arrivait à Tombouctou. En 1828, le Français René Caillé, parti du golfe de Guinée, et déguisé en pauvre musulman, parvenait, après des aventures incroyables, à Tombouctou. Sa désillusion fut d’ailleurs à la mesure de ses faux espoirs.

            Les Anglais se lançaient également à la découverte du royaume de Sokoto, au nord de la Nigéria, entre le fleuve Niger et lac Tchad.

 

            Dans la deuxième moitié du siècle, les explorations passèrent à la vitesse supérieure, en s’inscrivant alors dans le grand mouvement d’exploration, de découverte, et de connaissance, de toutes les terres inconnues de la planète. Car l’Afrique n’était pas le seul continent à susciter la curiosité des explorateurs.

            Et ces explorations débouchèrent rapidement sur une entreprise générale de conquête coloniale de tout le continent noir par les grandes puissances occidentales de l’époque, que certains dénommèrent la course au clocher, et d’autres le scramble.

            Toutes ces initiatives furent prises à l’instigation des sociétés de géographie, des missions protestantes, anglicanes, ou catholiques, des marines nationales, et bien sûr des aventuriers en quête de bonnes affaires, avec l’implication de plus en plus forte des gouvernements d’Europe.

            En 1853, l’allemand Barth, parti de Tripoli, atteignait également Tombouctou, après avoir effectué une grande boucle à travers le Tchad et le Niger.

            Au nord et à l’est, dans les années 1865-1867, les allemands Rohlfs et Nachtigal, partant de Tripoli, traversèrent l’Afrique de la Méditerranée à l’Atlantique, en passant par le Tchad, jusqu’à Lagos, en Nigeria.

            A l’est, les anglais Burton, Speke, et Baker (1857-1865) partirent à la recherche des sources du Nil, un sujet qui alimentait de plus en plus les débats des spécialistes. Baker eut la particularité de se faire accompagner par son épouse, courageuse et intrépide, alors qu’une exploration était loin d’être, même pour un homme, une sinécure.

            A l’est encore et au sud, le célèbre pasteur et explorateur Livingstone sillonna de 1849 à 1873 l’Afrique du sud et du centre, et dans les années 1858-1864, il fut le premier explorateur à traverser toute l’Afrique du canal de Mozambique à la côte atlantique de l’Angola.

            Ces explorateurs étaient très souvent des officiers, et quelquefois des missionnaires, des médecins, ou des scientifiques. Ces hommes étaient exceptionnels, et il fallait avoir le feu sacré de la gloire ou de la découverte scientifique, pour affronter, souvent seuls, et en petit équipage, avec très peu de moyens, un monde totalement inconnu,  les maladies mortelles, et souvent la mort, alors qu’ils étaient coupés de toute relation avec le monde blanc qu’ils venaient de quitter, et n’avaient aucun espoir de recevoir un quelconque secours de la part d’autres européens. 

 

            La France en Afrique occidentale                      une carte

 

            A la même époque, on commençait à voir des explorateurs français tenter de pénétrer dans l’hinterland du Sénégal et de la côte de Guinée.

            En 1856, le chirurgien de marine Requin rendit visite au roi du Dahomey, Ghezo, à Abomey, où il fut horrifié par les sacrifices humains qui s’y pratiquaient encore.

            Dans les années 1864 -1866, l’officier de marine Mage fut chargé par le gouverneur du Sénégal, Faidherbe, d’entrer en contact avec Hadj El Omar, le sultan de Ségou.

            Faidherbe avait chassé ce dernier des rives du Sénégal, notamment à la bataille de Médine, en 1854, et il fut incontestablement le premier gouverneur à vouloir ouvrir, c'est-à-dire conquérir par la force des armes, l’hinterland de la côte du Sénégal,  et atteindre le fleuve Niger, son véritable objectif.

Faidherbe a sans doute été un des premiers, sinon le premier, à entrevoir la navigation de canonnières françaises sur le Niger, devenue une réalité dans les années 1885, avec Gallieni.

            Faidherbe inaugura la méthode de pénétration militaire et civile des troupes coloniales françaises,  en contrôlant la navigation du fleuve Sénégal et en l’appuyant par la mise en œuvre des fameuses « colonnes » militaires, sortes de forteresses ambulantes, qui connurent leur heure de gloire en Afrique et en Asie. Par le moyen combiné de la marine et des colonnes, il chassa du fleuve et de la côte sénégalaise les tribus maures récalcitrantes, et permit aux troupes coloniales d’établir, en limite du Haut Sénégal, le nouveau poste de Kayes, dans la proximité de Médine, future base de départ de la conquête française du bassin du Niger.

             Alors que les Français Ravenel (1846) et Pascal (1859), n’avaient pas réussi à atteindre le Niger, Mage réussit à atteindre le fleuve et arriva à Ségou, mais il fut retenu en semi-captivité par le fils d’Hadj El Omar, Ahmadou, pendant plus de deux ans.

            Le lecteur sera sans doute intéressé par les moyens dont disposait Mage pour se rendre à Ségou, dix laptots de marine, une charrette, douze ânes et un canot. Il n’y avait pas là de quoi faire une grande impression sur ses hôtes africains ! Notez qu’il n’y avait dans cette Afrique de l’ouest d’alors ni charrette, ni piste carrossable.

            Et on aurait tort d’imaginer que dans cette première phase d’exploration, la France fit seulement appel à la stratégie des fameuses « colonnes » qui sillonnèrent bientôt l’Afrique, avec leurs centaines ou milliers de soldats, européens et surtout tirailleurs, leurs fusils à tir rapide et leurs canons.

            Au fur et à mesure de la conquête de l’Afrique de l’ouest, l’effectif de ces colonnes prit des proportions gigantesques, notamment celles qui combattirent les sofas de Samory, dans les années 1890, plusieurs milliers de soldats, tirailleurs, accompagnés de leurs épouses, et porteurs. Elles s’étiraient sur plusieurs kilomètres et ressemblaient sans doute beaucoup aux armées de l’Antiquité.

                        En 1880, Gallieni, auquel le gouverneur Brière de l’Isle avait confié le même genre de mission d’information et de négociation, que celle de Mage, auprès du même sultan Ahmadou, connut la même mésaventure. Il fut consigné pendant presque une année à Nango.

            L’historien Michel notait à juste titre, qu’en 1877, lorsque Gallieni fut affecté, pour la première fois, à Saint Louis du Sénégal, il ignorait tout de l’Afrique, comme tous ses condisciples de Saint Cyr.

            Cette première mission de Gallieni disposait de moyens militaires réduits, mais elle se situait déjà à mi-chemin entre l’exploration et la conquête militaire. Gallieni n’eut de cesse ensuite, au fur et à mesure de la pénétration française vers le Niger, par le Haut Sénégal, de lancer des missions de reconnaissance et d’exploration vers le haut Niger et vers le Fouta Djalon.

 

            C’est dans cette ligne d’exploration et de conquête, qu’en 1886, le capitaine Péroz, fut envoyé en mission auprès de l’almamy Samory pour le convaincre de signer un traité de protectorat avec la France. A cette date, les Français ne savaient pas grand-chose sur l’histoire de cet empire, ses contours géographiques, et son organisation militaire et civile. Péroz revint de sa mission avec une mine d’informations sur l’Empire de Samory.

            Il avait rejoint la capitale de cet empire, Bissandougou avec des moyens modestes de représentation militaire et diplomatique : un lieutenant adjoint, Plat, un médecin de marine, Fras, un interprète, un cuisinier, et une petite escorte militaire composée de cinq spahis à cheval et de huit tirailleurs. Cinq chevaux, cinq mulets, et quarante huit ânes constituaient les moyens de transport du personnel et du matériel.

            Le lecteur aura noté la présence d’un médecin de marine, et celle-ci était capitale à cette époque. Chaque fois que cela était possible, il n’y avait pas de mission ou de colonne sans la présence des médecins de marine, tant les maladies et les épidémies étaient fréquentes, et les taux de mortalité des européens élevés, et très élevés.

            La composition de la mission du capitaine Binger était encore plus légère, mais il ne s’agissait pas d’une mission « diplomatique ».

            Dans les années 1887-1889, Binger traversa toute l’Afrique de l’ouest, de Saint Louis à Grand Bassam, en Côte d’Ivoire, en passant par Bamako. Quand il quitta Médine, qu’il n’était possible d’atteindre qu’en empruntant les chalands du fleuve Sénégal, à neuf cents kilomètres environ de Saint Louis, Binger était le seul blanc de la mission. Il avait dix âniers non armés, un cuisinier, un palefrenier, et un interprète : ces trois derniers seulement étaient armés. La composition de sa mission ne changea guère, au fur et à mesure de ses aventures,  et lorsqu’il atteint enfin le nord de la Côte d’Ivoire, il fit son entrée à Kong, monté sur un bœuf porteur.

            Binger avait rencontré l’almamy Samory, alors qu’il faisait le siège du tata de Sikasso, la forteresse de son ennemi, le roi Tiéba, siège qui se conclut par un échec.

            Binger parcourut 4 000 kilomètres en 21 mois.

            Il n’est pas superflu de s’arrêter quelques instants sur deux éléments capitaux des explorations et des opérations de cette époque,  les maladies et le temps.

            Les maladies - Dysenteries, hématuries bilieuses, paludisme et fièvre jaune étaient celles que les Européens devaient affronter. Dans les années 1880, la mortalité des européens était d’environ 50%.La fièvre jaune sévissait souvent au Sénégal. Entre 1880 et 1886, deux gouverneurs, de Lanneau et Servatius, y sont morts au bout de quelques mois de séjour.  

            Le temps -  il en fallait beaucoup aux explorateurs pour accomplir leur mission : en pirogue, à cheval, sur un mulet, un âne, ou un boeuf, mais le plus souvent à pied ; les étapes n’étaient jamais longues et le parcours souvent interrompu par des imprévus ou des haltes imposées par certains chefs africains.

            Dans les années 1890-1892, le capitaine Monteil parcourut l’Afrique de Saint Louis à Tripoli. Il était accompagné par un deuxième blanc, l’adjudant Badaire. Son escorte fut également réduite : il quitta Ségou, sur le fleuve Niger, avec deux interprètes, trois porteurs, un cuisinier, deux domestiques, dix hommes d’escorte armés, accompagnés de dix ânes et de dix bœufs.

     Sans tirer un coup de feu, il parcourut 7 000 kilomètres avant de rejoindre le Fezzan et Tripoli, après être passé par le Sokoto, à l’est du Niger, et le Bornou, près du lac Tchad.

            Monteil mit deux années complètes pour accomplir ce périple et dut attendre quatre mois pour pouvoir se joindre à une caravane qui traversait le désert.

            Nous serions tentés de dire que le temps ne comptait pas, et que seul le résultat de l’exploration comptait.

            Les exemples ci-dessus donnent déjà une idée des distances et des obstacles que les explorateurs et les chefs de mission devaient franchir, avant d’atteindre leurs objectifs.

            La situation évolua au fur et à mesure des progrès réalisés par la conquête militaire, compte tenu des voies de communication créées, des moyens de transport utilisés, et des technologies de transmission de la parole par voie optique et télégraphique disponibles.

            En 1852, Faidherbe mit deux mois pour rejoindre Saint Louis à partir de Bordeaux, alors que trente ans plus tard, il ne fallait plus que dix jours pour effectuer le même voyage.

            Plus de 1 400 kilomètres séparaient Saint Louis de Bamako, et le premier trajet de 900 kilomètres de Saint Louis à Kayes s’effectuait par chaland, quand la saison des pluies le permettait, puis à pied, jusqu’à Bamako,  à raison d’un déplacement quotidien de 15 à 20 kilomètres, sur le fleuve ou dans la brousse ; un délai de 70 à 90 jours était donc nécessaire pour y arriver. Pour atteindre Tombouctou, plus de 900 kilomètres plus loin, il fallait encore 45 jours à pied ou en pirogue, mais surtout en pirogue.

 

            Une France coloniale raciste ?

            Une partie de l’élite culturelle et politique française adhérait à la thèse de certains anthropologues, d’après laquelle il aurait existé sur la planète une race supérieure, la race blanche, et des races inférieures, dont la race noire. Sans vouloir déplacer le débat, pourquoi ne pas mentionner tout d’abord que ce type de préjugé racial n’était pas propre aux blancs, et que les Chinois le partageaient largement à la même époque, estimant que les blancs étaient des barbares.

            Mais revenons au territoire français, et plus particulièrement à l’élite politique, celle qui occupait la Chambre des Députés en 1885, car le débat qui anima la Chambre, le 30 mars 1885, après ce qu’on appelé la retraite de Lang Son, et qui opposa deux de ses grands leaders politiques, Jules Ferry, Président du Conseil sortant, et Clemenceau, parait assez bien représenter les opinions des parlementaires d’alors.

            Un petit mot sur Lang Son, ce qui devint l’affaire de la retraite de Lang Son, ne fut pas une défaite des troupes coloniales, mais fut interprétée de cette façon, en raison d’un grand cafouillage dans les communications militaires et politiques entre Hanoï et Paris, et au moins autant, le résultat de la méthode de gouvernement de Jules Ferry qui négociait en secret avec la Chine, sans en informer son propre gouvernement et la Chambre des Députés.

            A l’issue de ce débat, une première motion, pour ou contre le vote des 200 millions de francs supplémentaires (de l’ordre de 800 millions d’euros) demandés par Jules Ferry pour la conquête du Tonkin, recueillit 306 voix, contre, et 149,  pour, d’où la démission de Ferry.

            Une deuxième motion du parti radical présentée par Clemenceau, demandant la mise en accusation de Ferry, fut rejetée par 287 voix contre 152.

            Indiquons au lecteur que c’était une majorité républicaine de gauche qui soutenait la politique de conquête de Jules Ferry, alors que la droite avait les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges, et que Clemenceau animait le courant radical de la gauche, opposé à la politique des conquêtes coloniales.

 

            Le discours raciste de Jules Ferry

            Au cours de ces séances mémorables, Jules Ferry développa un discours incontestablement colonialiste, comme nous le qualifierions nous de nos jours, mais le mot n’existait pas encore, incontestablement raciste aussi, mais avec la bonne conscience  d’une partie des élites politiques, économiques ou religieuses de l’époque.

            Ferry plaçait sa politique au niveau d’une grande nation, et justifiait sa politique, en plaidant d’abord pour la création de débouchés au profit de l’industrie nationale, mais en faisant valoir ensuite un deuxième argument :

            « Il y a un second point que je dois aborder… c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question… Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »

 

            La réponse humaniste de Clemenceau 

            En réponse, Clemenceau déclarait :

            « On vient de nous dire pourquoi ! En effet, c’est la première fois, après l’expérience d’une politique coloniale qui a duré quatre ans, que l’auteur responsable de cette politique se présente à la tribune et esquisse à grands traits les lignes maîtresses de cette politique…. Le pays n’a pas été consulté. On lui a systématiquement caché la vérité…

            Il nous a dit : la puissance économique suit la puissance politique…

            Clemenceau rappelait alors le propos de Jules Ferry sur la mission civilisatrice de la France :

            «  Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un  devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M.Ferry ; et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure les Hindous ! Avec cette grande civilisation qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui parait avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens… (rires et applaudissements sur plusieurs bancs), ils font bonne figure, et que, si l’on veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opérations infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur supériorité…

            Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations inférieures, il y a la lutte pour la vie… La conquête que vous préconisez, c’est  l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer ; en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit : c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence l’hypocrisie ! (Très bien ! Très bien ! A l’extrême gauche ! »

 

            Une citation un peu longue sans doute, mais qui en valait la peine, car elle montre bien que le racisme des races supérieures était mis en cause par un homme politique aussi brillant que Clemenceau, et son analyse partagée par un député sur trois, proportion non négligeable dans l’ambiance coloniale forcenée des débuts de la Troisième République.

            Compte tenu des différents facteurs qui intervenaient dans un vote de la Chambre, il serait imprudent d’en tirer la conséquence que deux députés sur trois étaient racistes, et encore moins que deux Français sur trois l’étaient également. Seul un travail approfondi et statistique d’analyse des contenus de la presse nationale et locale, qui faisait alors jeu égal avec cette dernière, pourrait nous éclairer à ce sujet.

            Comme l’écrivait Henri Brunschwig dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française », il existait une typologie assez classique des noirs qui ne les classait pas dans les catégories de races considérées comme supérieures. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

 

            Le blanc, cet inconnu des noirs

            Et pour bien marquer les limites des échanges qui existaient entre blancs et noirs, la plupart des récits de l’époque relèvent à maintes reprises que lors de leur passage dans telle ou telle région, ou dans tel ou tel village, c’était la première fois que les noirs voyaient des blancs : en 1880, Gallieni à Badoumbé :

             « Ils voyaient des blancs pour la première fois ».

 

            Dans les années 1887-1889, Binger, en route vers Bobo Dioulasso, chez les Tiefos :

            « Personne n’a vu de blanc dans ce pays »

 

            Enfin, en 1891, enfin, Péroz, en chemin vers Sikasso, siège de l’empire du roi Tiéba, sur la rive droite du Niger, notait que beaucoup des villages où il passait n’avaient jamais vu de blanc.

             Les premiers contacts étaient donc rares et ils suscitèrent, comme nous le verrons, une très grande curiosité de la part des noirs.

 

Mungo Park, un des premiers regards blancs sur les noirs

 

« Voyage dans l’intérieur de l’Afrique »

(1795-1796)

 

            A la fin du dix-huitième siècle, Mungo Park fut un des premiers explorateurs blancs de l’Afrique Occidentale à écrire et à publier le récit des explorations qui le conduisirent jusqu’au fleuve Niger.

            Nous proposons aux lecteurs un court extrait des observations que faisait Mungo Park sur la curiosité que son passage chez les Maures du Kaarta, provoquait, mais en faisant remarquer que de très nombreux récits d’explorateurs ou d’officiers soulignent au contraire, selon les lieux et les époques une tradition généralisée d’hospitalité :

 

            « Lorsque je fus dans ma cabane, les Maures s’assemblèrent en foule pour me contempler. Leur curiosité était extrêmement incommode. Il fallait me déchausser pour leur montrer mes pieds. J’étais même obligé d’ôter ma veste et mon gilet, afin de leur faire voir comment je m’habillais er me déshabillais. Ils ne pouvaient des masser d’admirer l’invention des boutons ; et depuis midi jusqu’au soir je ne fis autre chose qu’ôter de remettre mes habits, les boutonner et les déboutonner, car ceux qui avaient déjà vu ces merveilles, insistaient pour que leurs amis jouissent du même plaisir…

Pendant la nuit, les Maures tinrent continuellement des sentinelles à ma porte. Ils entraient même de temps en temps dans ma cabane …

            Le 1er mars, la multitude revint dans ma cabane, et je fus tout aussi tracassé, tout aussi insulté que la veille. Les enfants se rassemblèrent pour battre le cochon, et les hommes et les femmes pour tourmenter le chrétien… » (page 1, La Découverte)-

 

Jean Pierre Renaud

Tous droits réservés

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30 janvier 2024 2 30 /01 /janvier /2024 14:35

Information des lecteurs

Dans les mois à venir, je publierai un texte non « anachronique » sur la colonisation française en Afrique Noire sous le titre, un texte de témoignage :

« Regards croisés des blancs et des noirs sur l’Afrique Occidentale- (1890-1920) »

« Une problématique coloniale insoluble »

Résumé du Sommaire

Introduction

1ère partie Premiers regards blancs sur les mondes noirs

2ème partie Premiers regards noirs sur les blancs

3ème partie Ruptures technologiques et ruptures coloniales

4ème partie Une problématique coloniale insoluble avec mes conclusions

Jean Pierre Renaud Tous droits réservés

 

 

 

 

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28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 12:51

Janvier 2024

La crise agricole

La Méthode Macron

 

J’ai publié en 1997 un livre intitulé « La Méthode Chirac », issu des observations que j’avais faites tout au long de mon service à la Préfecture de Paris.

Indiquons tout de suite que le contexte historique et politique n’avait rien à voir avec le contexte actuel, saturé d’un réseau de communicants dans la capitale exerçant leur influence dans un tissu parisien institutionnel anarchique… alors que sous le règne de Chirac, on savait qui faisait la pluie et le beau temps…

 De nos jours nous avons un Président de la République qui joue avec le feu, met en œuvre, continument, une méthode politique de gouvernement qui sape les fondements de la République.

On sape les partis politiques en pratiquant la débauche et en misant donc sur le très petit côté de la politique.

Dernier exemple la Méthode Attal, clone talentueux de Macron, qui multiplie des interventions sur le terrain – modèle Macron avec son Grand Débat – sans avoir pris l’initiative d’organiser une réunion au sommet entre le gouvernement et les organisations syndicales représentatives, avec en tête la FNSEA.

A quoi servent donc les syndicats ? les partis politiques ? les assemblées ?

A quoi servent les élus au suffrage universel face au tirage au sort de la Française des Jeux des Marcheurs ?

Voir l’écologie citoyenne ou le suicide assisté …

La Méthode du « Je passe à côté », du fort en thème talentueux qui joue perso et non collectif, dans une France où l’individualisme règne à plein,     avec un Président qui discourt sur le « faire nation » …

Quelle rigolade ! On prend les Français pour des cons ?

Comment ne pas constater que sur la loi immigration, même le Conseil Constitutionnel a considéré qu’il avait le pouvoir de délégitimer l’Assemblée Nationale ?

La crise agricole et civique actuelle va être un bon test de la méthode Attal Macron !

Sauf si Macron rentre des Indes avec un « avatar » magique offert par le Dieu Vishnou ! On ne sait jamais !

            Jean Pierre Renaud,   ancien haut fonctionnaire

 

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