Chapitre 10
Les Blancs-Noirs
Chevilles ouvrières de la colonisation ou de la résistance ?
Lorsque les colonisateurs français voulurent installer leur pouvoir et implanter leur administration en Afrique occidentale, ils eurent besoin de s’appuyer sur des interlocuteurs africains qui parlaient peu ou prou la langue française et comprenaient les langues ou dialectes, souvent nombreux, qui existaient dans les régions administrées.
Un truchement nécessaire, mais précaire
Entre 1880 et 1920, toute colonisation serait mort-née, sans le concours et le truchement d’africains plus ou moins lettrés, ceux que l’on baptisa, au fur et à mesure du temps, c'est-à-dire de l’évolution des contacts, de la scolarisation, de différentes appellations, les blancs-noirs, les noirs civilisés, les nègres blancs, les acculturés, ou les évolués, au rythme assez lent de l’effort de scolarisation des jeunes noirs, et de la possibilité qui leur était donnée d’occuper des emplois dans le secteur public ou privé.
De même que toute conquête militaire de l’Afrique occidentale n’aurait pas été possible sans le concours des tirailleurs africains.
Dans la première phase de la colonisation, l’administration coloniale reposait donc sur les épaules des commandants, bons ou mauvais, et de leurs collaborateurs africains immédiats, de bonne ou de mauvaise qualité, avec un rôle clé donné à leurs interprètes. Car peu d’administrateurs connaissaient une langue locale.
Le truchement de langage était donc absolument nécessaire, et souvent difficile à réaliser, mais il emportait inévitablement, comme conséquence, une grande part de truchement social et culturel, encore plus difficile à mettre en œuvre pour toutes les raisons que nous avons précédemment évoquées.
Dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française », Henri Brunschwig notait que jusqu’au XIXème siècle :
« L’ensemble des populations de l’Afrique française ne connaissait pas d’humanité autre que noire… ces sociétés noires repliées sur elles-mêmes, n’étaient pas systématiquement hostiles à l’étranger. » (HB/90)
Et avant la conquête… « Les rapports indirects ont toujours précédé les contacts entre blancs et noirs. Les lettrés des côtes ont frayé, puis contrôlé les pistes que, par la suite, les « commandants » blancs empruntèrent. En brousse ou en forêt, où il n’y avait pas, comme dans les villes du littoral ou dans les gros postes, de résidents blancs, ces rapports indirects ont persisté longtemps. Il en fut ainsi des relations commerçant blanc- colporteur et noir- paysans indigènes, ou officier blanc- milicien noir- villageois indigènes, ou commandant français- interprète noir - chef indigène.
Les contacts sans intermédiaires ne se sont généralisés que tardivement, après 1920, quand il y eut partout des Noirs qui avaient appris le français dans les écoles publiques ou dans celles des missions. » (HB/214)
Au cours de la période examinée, les interprètes étaient donc une denrée rare, et il fallait nécessairement passer par leur truchement pour tenter de se faire comprendre, et la chose était d’autant plus difficile qu’un gouffre culturel séparait alors le monde des blancs de celui des noirs, fait à la fois d’ignorance, d’incompréhension, et quelquefois de mépris.
Après la guerre de 1914-1918, le retour des tirailleurs dans leurs villages d’Afrique, donna naissance à une nouvelle catégorie d’interprètes, laquelle changea complètement la donne, en attribuant à ces blancs-noirs un réel pouvoir.
Dans les chapitres qui précèdent nous n’avons fait qu’esquisser les regards que les deux mondes se portaient mutuellement, l’un sur l’autre, précisément à l’aide des quelques truchements qui pouvaient exister.
Le rôle capital et ambigu des « répond-bouche »
Le rôle de ces blancs-noirs, interprètes, commis secrétaires, plantons, ou gardes de cercle, était capital, mais avant tout, celui des interprètes, les « répond-bouche ».
Ainsi qu’on le disait souvent, « le commandant passe, l’interprète reste ».
Rôle central dans la rencontre entre deux mondes, mais rôle tout autant ambigu, comme le soulignait l’historien Brunschwig. Car, ils avaient un grand pouvoir à la fois sur leur commandant, et sur les noirs de leur cercle, qui étaient dans l’obligation de passer par leur intermédiaire pour exprimer demandes ou doléances auprès des autorités françaises.
Nous verrons ce qu’il en était plus loin, à travers quelques exemples.
Rôle ambigu étant donné la position clé qu’occupaient les interprètes dans le système colonial, et de la faculté que cela leur donnait pour influencer leur commandant de cercle, dans le sens qui leur convenait, avec naturellement une tentation permanente de corruption.
L’administration coloniale n’était évidemment pas dupe, et elle s’efforça rapidement de donner un cadre à cette fonction et de fixer les conditions d’accès à ce corps. Chacune des colonies mit successivement en place ce type de corps. Ce fut le cas au Soudan en novembre 1895, où il y avait 29 interprètes officiels en 1906.
Les interprètes furent alors recrutés au niveau des certificats primaires indigènes qui existaient déjà.
Une telle mesure apportait quelques garanties, mais elle n’empêcha pas le développement de cas de corruption, sanctionnés ou amnistiés par l’administration.
Un grand pouvoir
Je serais tenté de dire que l’interprète avait autant de pouvoir, sinon plus, que le commandant qu’il était censé servir, car lui seul connaissait la langue de ses frères, leurs codes religieux, politiques, et sociaux, et surtout leur entrelacement.
Et les vrais « rois de la brousse » n’étaient en définitive, à cette époque, peut-être pas ceux que l’on désignait ainsi.
Dans « Oui mon commandant », Hampâté Bâ notait :
« A l’époque, aucun commandant de cercle ou de subdivision ne pouvait espérer mener une enquête valable à l’insu de son interprète et de son commis. » (MC/262)
Et comme nous l’avons déjà vu, le même auteur a consacré un livre à la mémoire d’un interprète célèbre, « L’étrange destin de Wangrin ». Le récit de sa vie et de ses aventures nous donne la représentation du rôle capital, et dans le cas d’espèce, haut en couleurs, d’un interprète au cours de la première phase de colonisation, la période que nous étudions.
« Un étrier d’or »
D’entrée de jeu, citons une phrase tout à fait éclairante sur les nouvelles fonctions du personnage, à Diagaramba :
« C’est ainsi que Wangrin mit pour la première fois le pied dans l’étrier d’or que constituaient les fonctions d’interprète.
Wangrin n’était pas seulement un interprète des palabres, mais il servait de secrétaire au commandant. Il distribuait le courrier, préparait les dossiers de chaque affaire et reclassait méthodiquement les archives. » (W/51)
Après avoir, en qualité d’interprète compétent et efficace, assis son réseau de relations africaines, Wangrin se convertit aux affaires, plus ou moins frauduleuses, y réussit pleinement en bâtissant une réelle fortune qui en fit un grand noir civilisé, propriétaire d’une des premières voitures de Bamako, sa torpédo, et d’avoir au service de son commerce un couple de blancs-blancs, dont la fameuse Dame Blanche-blanche qui fut, d’après l’histoire contée par notre auteur, et que nous avons déjà évoquée, l’une des causes de sa perte.
L’auteur racontait qu’il avait réussi à supplanter son prédécesseur, un ancien sergent de l’infanterie coloniale, Racoutié, très fier de ses fonctions.
« Je suis Racoutié, ancien sergent de fantimori (infanterie de marine), classe 1885, matricule 6666.
Je suis présentement l’interprète du commandant. Je suis son œil, son oreille et sa bouche. Chaque jour, je suis le premier et le dernier auxiliaire qu’il voit. Je pénètre dans son bureau à volonté. Je lui parle sans intermédiaire.
Griots, cordonniers, forgerons, captifs de case ici présents, je vous donne à partager cent mille cauris. Chantez mes louanges. Je vous dirai un jour celui que vous devrez insulter pour mon plaisir.
Je suis Racoutié qui s’assied sur un banc en beau bois de caïlcédrat devant la porte du commandant blanc. Qui parmi vous ignore que le commandant a droit de vie et de mort sur nous tous. Que ceux qui l’ignorent sachent que ma bouche, aujourd’hui, Dieu merci, se trouve être la plus proche de l’oreille du commandant. » (W/45)
Tout au long du récit des aventures de Wangrin, on le voit prendre une place de plus importante dans l’administration coloniale, jusqu’à faire participer, en 1914, un administrateur colonial à un vaste trafic de bœufs réquisitionnés vers la Gold Coast.
A Bandiagara
Dans le roman « Amkoullel », le même auteur donnait un autre exemple des pouvoirs d’un interprète, celui de Bandiagara, auquel sa mère, Kadidja, avait demandé un service :
« Kadidja, informée du prochain transfert de son mari (à Bougouni), alla trouver l’interprète Bâbilen Touré. Elle lui demanda d’intervenir en sa faveur auprès du commandant afin qu’il l’autorise à accompagner son époux (de Bandiagara à Bougouni). Que ne pouvait alors un interprète colonial, pourvu que le solliciteur sache étayer sa requête par la « chose nocturne », le cadeau discret que l’on échange à la nuit tombée, à l’abri des regards ! Mais Kadidja disposait de suffisamment de fortune pour acheter tous ceux dont le concours lui était nécessaire, et elle n’hésitait jamais à y mettre le prix. Bâbilen lui conseilla de demander audience au commandant et de se rendre à son bureau avec une tête et un visage composés pour la circonstance.
Charles de Brétèche avait déjà, et cela bien avant l’éclatement de la révolte de Louta, entendu parler de cette femme peule peu ordinaire ; il ne mit donc aucune difficulté à la recevoir. Il faut dire que Bâbilen avait comme on dit, « utilisé sa bonne bouche » en faveur de Kadidja. »(A/134)
A la fin de cet entretien, elle reçut cette permission. Le lecteur doit savoir que son mari avait été condamné à rejoindre Bougouni, pour avoir été accusé d’avoir fomenté cette révolte de Louta.
Aux commandants, les apparences du pouvoir !
A la lecture de tous ces souvenirs sur la vie, les fonctions, et les aventures des interprètes cités, on comprend bien qu’à la différence des commandants, ils étaient complètement immergés dans la vie de leur pays, alors que les commandants n’étaient que de « passage » et n’apercevaient que les apparences, l’écume des sociétés qu’ils administraient. De plus, certains, tel Wangrin, disposaient d’un réseau d’influence et d’espionnage parallèle à celui du commandant.
Wangrin réussit à prendre la place de Racoutié, en s’appuyant sur le réseau local d’influence qui existait à Diagaramba, et notamment sur celle d’Abougui Mansou.
« Celui-ci lui avait donné à entendre que tous les notables de Diagaramba, marabouts en tête, étaient pour Wangrin et qu’ils n’hésiteraient point à faire une marche de démonstration si, dans cette affaire, la balance de la justice penchait en faveur de Racoutié. »
De plus, Wangrin avait l’appui du waldé dont il faisait partie, le plus turbulent de ceux qui existaient dans le pays.
« L’alkati savait que, dans le pays de Diagaramba, mieux valait avoir Satan et sa horde contre soi plutôt que la langue d’Abougui Mansou. En effet la langue de cet homme était plus meurtrière qu’une pertuisane. » (W/49)
Les premiers blancs-noirs au service des commandants de cercle veillaient soigneusement à ne pas se couper du milieu des notables locaux.
Lorsque affecté à Ouagadougou, Hampâté Bâ se fut présenté au gouverneur, il fit des visites aux personnages importants de la ville, un marabout célèbre et réputé, un chérif, deux éminents coranistes, deux commerçants bien informés sur tout ce qui se passait dans le pays, et enfin, un berger.
« Aucun fonctionnaire africain résidant à Ouagadougou ne pouvait alors se passer de ces sept personnages, sortes de manitous africains de la Haute Volta, et y vivre en paix. Ce tribut de politesse dûment payé, je pouvais commencer à m’installer. » (MC/94)
Les interprètes au service de quel « maître » ?
Dans le livre déjà cité, l’historien Brunschwig formulait un certain nombre de bonnes questions sur le rôle des interprètes :
« A considérer certaines carrières d’interprètes, en essayant de pénétrer dans leur intimité, on se pose la question de savoir qui, au juste, ils servaient : la résistance africaine, active ou passive, la colonisation française, ou simplement eux-mêmes, à l’instar de Wangrin et consorts.
La réponse n’est pas aisée, parce que les trois termes ne s’excluent pas…
Et l’historien de relever :
« Il faut rappeler l’extrême fragilité de la présence française en brousse et le nombre insuffisant, la compétence et la qualité – souvent médiocres – des administrateurs, ainsi que leurs fréquentes mutations. » (HB/116)
Et plus loin encore quant à la grande ambiguïté de leur rôle :
« Cette ambiguïté rend perplexe si l’on cherche, en conclusion, à définir le rôle de l’interprète dans la colonisation. Il varie évidemment, selon l’époque, selon les lieux, et selon la personnalité de l’administrateur.
Ce qu’on retiendra, c’est d’abord son importance fondamentale au cours de la période d’établissement et d’organisation du régime colonial : 1880-1920. A ce moment, il est indispensable aux Français. Après, l’instruction se développant, son rôle diminue et son influence décroît rapidement.
Il faut noter que ce rôle est joué sur la scène locale du cercle ou du poste, où l’interprète évolue entre l’administrateur et le chef ou la population coutumiers. Sa marge de manœuvre est donc plus ou moins large selon les qualités ou défauts de ces derniers.
En troisième lieu, le cas des interprètes s’apparente à celui plus général du collaborateur, sans tenter ici une analyse approfondie. Nous constatons qu’ils ont été des ferments actifs de désagrégation des sociétés coutumières. Mais, surtout, à partir des créations rapides de « cadres locaux indigènes », après 1910, ces gens qui étaient auparavant des individus isolés, tendent à former une nouvelle classe sociale, entre celles des colons blancs et celle des paysans ou chefs coutumiers noirs. Et, c’est de cette classe des collaborateurs que les écrivains africains qualifient de nègres blancs, que surgiront beaucoup des leaders de la résistance et de l’indépendance africaine. » (HB/123)
Jean Pierre Renaud Tous droits réservés
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